Men
Men affiche

2022

Réalisé par: Alex Garland

Avec: Jessie Buckley, Rory Kinnear, Paapa Essiedu

Film vu par nos propres moyens

Il n’aura suffit que de deux longs métrages et une série au cinéaste Alex Garland pour fédérer autour de lui une horde de fans fidèles, dévoués à son style singulier. Apôtre d’une science-fiction fine et propice à une exploration profonde de thèmes de sociétés très actuels, le réalisateur interroge constamment son public, sans pour autant livrer de réponse explicite aux dilemmes qui émaillent ses œuvres. Ex_Machina, Annihilation et Devs sont unis par cet esprit commun: aux problèmes insolubles de l’humanité, il n’existe aucune solution de facilité, tout juste un chemin tortueux que chaque spectateur doit trouver par lui-même. Pourtant, pour comprendre ce qui compose l’âme profonde d’Alex Garland et l’essence même de son art, un regard vers le passé semble indispensable, car au moment de franchir le pas vers la mise en scène, l’homme n’a rien d’un inconnu dans le milieu du cinéma, il est même un scénariste star de la scène anglaise. S’il finit par devenir réalisateur sur le plateau de Dredd en 2012, suppléant presque totalement Pete Travis selon l’un des plus gros secrets de polichinelle récent du 7ème art, Alex Garland est déjà une plume reconnue à l’époque et ce depuis son tout premier script. En effet, si l’auteur avait déjà vu un de ses romans, La Plage, adapté au cinéma, c’est en 2002 qu’il signait de son nom le scénario de 28 jours plus tard, le succès de Danny Boyle. Dès lors, voir aujourd’hui le cinéaste renouer avec la grammaire du film horrifique inscrit au cœur de l’Angleterre, avec Men, n’a rien d’une surprise, mais prend plutôt des airs de retour aux sources âpres et violents.

Toutefois, l’artiste a mûri et a affiné son regard. Si 28 jours plus tard ne manquait pas de profondeur, Men fait montre d’une subtilité toute autre, et remplace les enjeux mondiaux par une histoire intime, fermement attachée à son héroïne Harper (Jessie Buckley). Une femme brisée, qui après avoir assistée, impuissante, au décès tragique de son mari, potentiellement un suicide suite à une violente dispute, gagne la campagne pour se ressourcer dans un village typique anglais. Sur place, le repos n’est cependant que de courte durée: le hameau, peuplé presque exclusivement d’hommes (tous joués par Rory Kinnear), lui réserve un accueil étrange, jugeant le moindre de ses faits et gestes dans des élans de machisme à peine voilés. Lorsqu’en prime, Harper est victime des intrusions d’un mystérieux personnage dans la villa qu’elle loue, le long métrage devient paranoïaque, et la tension étouffante.

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Alex Garland instaure un cadre avant d’y développer une histoire, et joue de décalage profond pour faire naviguer le spectateur dans un huis clos paradoxalement à ciel ouvert. Tout aussi larges soient les cadres dans lesquels évolue Harper, sa petitesse face à la forêt environnante ne cesse de nous renvoyer à l’extrême solitude de ce personnage, isolée de tout ce qui la rattache à la modernité et à sa vie quotidienne. Le cinéaste tranche d’ailleurs radicalement entre cette représentation du village, ou même de l’immensément vaste demeure, et celui du Londres observé dans les flashbacks, où la promiscuité est totale. Le réalisateur accentue ce moteur de sa narration par la sphère sonore, alors que le film est muet de tous dialogues durant des dizaines de minutes, livrant Harper à ses propres démons. La reconnexion à l’essentiel voulue par l’héroïne n’accouche finalement que d’un cloisonnement plus fort. La bourgade qui s’affiche à l’écran en devient une parenthèse hors de la société et du temps, dans laquelle Harper se noie.

Déstabilisé, le spectateur ne trouve absolument aucun réconfort dans les dialogues du film, tous marqués par une forme d’incongruité totalement volontaire de la part de Alex Garland. La fantastique Jessie Buckley est le seul support de l’émotion, face au véritable mur de glace des hommes qui s’opposent à elle, tous d’une froideur exacerbée à l’extrême, à l’exception du propriétaire de la location. Pourtant, à travers ces tirades, une notion d’agression très marquée se ressent, une cruauté viscérale propres à chaque protagoniste masculin. À chaque nouvel intervenant, un nouveau degré de la toxicité masculine explose avec une violence inouïe. Personne ne comprend Harper, tous cherchent à la réduire à un rôle de femme générique et à lui renier toute forme de personnalité propre ou de dilemmes moraux. Celui qui la traque sur son lieu de villégiature n’est finalement que l’expression brute de ce que les autres ont de plus larvés au fond d’eux, une forme de négation significative de ce qui compose la psyché d’une femme, et de ses émois.

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Le cœur du récit semble dès lors dévolue à dénoncer une vision rétrograde de la femme, exercé par des hommes vecteurs du mal. Men fait peser sur Harper une pression venue de toute part, qui l’assaille sans cesse. Que ce soit ouvertement, à travers un enfant troublé qui l’insulte copieusement, ou insidieusement, à travers le loueur de la maison de villégiature qui lui renie son nom de femme désormais seule, tous agressent l’héroïne par touches successives qui effritent petit à petit son âme, jusqu’au point de rupture totale où le spectateur ne peut plus se fier à ce qu’il voit à l’écran. La limite à poser entre réalité et imaginaire est impossible à définir concrètement, seule subsiste la perception d’un mal endémique, transmis d’homme en homme. La récurrence de dent-de-lion, seule plante à se reproduire sans fécondation, et symbole mis en avant par Alex Garland en interview, tant à souligner cette dénonciation du sexe prétendument fort.

Dès lors, la volonté de faire jouer presque tous les personnages masculins du film par un seul et unique acteur, Rory Kinnear, apparaît significative. Si la suspension d’incrédulité peut en pâtir, l’envie de montrer la gent masculine comme un collectif néfaste en l’état, et de lui intimer l’ordre d’une profonde transformation devient saluable et vecteur de densité. Peu importe la conclusion du film, qui d’ailleurs ne transmettra pas de véritables clés de compréhension, Men se cantonne à dénoncer et renvoie chacun vers ses réponses personnelles. Indéniablement du coté de la femme, l’opprimée et la martyr du récit, le long métrage fait écho habile aux innombrables scandales successifs des dernières années, auxquels peu de réponses concrètes ont pu être amenées.

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Mais Men ne circonscrit pas sa réflexion uniquement à la société moderne, et entend démontrer que la toxicité masculine est, à l’évidence, le fruit de milliers d’années d’oppression. D’une part, la figure d’un curé, peut être le plus cruel des personnages, convoque l’imagerie du passé. Celui qui devrait être source de réconfort et de compassion, selon les préceptes idéalisés de sa religion, est un accusateur en chef, hautement malsain. D’autre part, la récurrence d’un motif bien particulier, le Sheela-Na-Gig, sculpture grotesque représentant une femme aux traits marqués, et au sexe démesuré, apporte une autre invitation de l’Histoire. Il n’existe pas de réel consensus académique autour de cette figure gravée dans la pierre, tantôt assimilée comme un symbole de fécondité, tantôt vu comme une accessoirisation, voir une diabolisation de la femme. En faisant sien le Sheela-Na-Gig, Alex Garland rappelle à tous l’oppression qu’a connu la gent féminine, à travers les siècles.

Il n’en reste pas moins que voir Men uniquement sous le prisme de la toxicité masculine, bien que son titre soit sans équivoque, serait une erreur grossière. Le long métrage apporte également une dose réflective poussée sur le traumatisme et le sentiment de culpabilité qui en découle. Où commence la réelle responsabilité de Harper dans le suicide de son mari ? Pour le spectateur, la réponse semble évidente: la jeune femme n’y est pour rien dans la mort de son compagnon, vraisemblablement dérangé. Il subsiste toutefois une forme de contrition chez l’héroïne, l’impression perpétuelle qu’elle aurait pu agir différemment, ce que chacun se plaît à lui rappeler. Impossible de valider ce sentiment pour le public, mais tout aussi impossible de ne pas comprendre ce qu’éprouve la jeune femme. Il en découle une interrogation vive en fin de film quant à la véracité de ce que nous avons vu pendant presque deux heures. Men joue la confusion, d’une part en transposant les blessures de l’ex-époux sur d’autres personnages, d’autre part en s’amusant avec la notion d’écho, sonore dans une séquence, visuel dans le montage en insufflant des flashbacks qui posent un regard neuf sur le passé. Ces morceaux de l’histoire d’Harper sont en définitive le seul élément tangible du film, la seule chose dont on est sûr, bien que Alex Garland les stylise à l’extrême, comme si une pluie de feu s’abattait sur Londres. Une fois de plus, le cinéaste n’a pas les réponses, mais ses interrogations se suffisent à elles-mêmes.

Men convoque passé et présent pour interroger notre avenir. Sous le maquillage du film d’horreur se cache une œuvre dense sur la notion de toxicité masculine, et de traumatisme, dans laquelle Jessie Buckley et Rory Kinnear se révèlent impressionnants.

Men est actuellement en salles.

Nicolas Marquis

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