Asako I&II
Asako I&II affiche

(寝ても覚めても)

2018

Réalisé par: Ryusuke Hamaguchi

Avec: Erika Karata, Masahiro Higashide, Rio Yamashita

Film vu par nos propres moyens

Avec son magistral Drive My Car, le cinéaste Ryusuke Hamaguchi s’est désormais fait un nom sur la scène internationale. Ce succès aussi bien critique que public, au point de voir le long métrage s’inviter dans la course à l’Oscar suprême en 2022, donne une nouvelle stature au metteur en scène. Cet homme humble et discret, aussi sensible que peuvent l’être ses films, se voit désormais propulsé au rang de véritable fer-de-lance du cinéma japonais. Pourtant, au moment où a lieu son explosion médiatique, Ryusuke Hamaguchi n’est pas un jeune premier: articulée entre télévision et cinéma, sa carrière est déjà vieille de plus de 20 ans. Ainsi, trois ans avant Drive My Car, une autre de ses œuvres avait déjà attiré l’œil des cinéphiles les plus aventureux, le regard posé vers le pays du soleil levant: Asako I&II. Sans jouir d’une commercialisation soutenue en occident, cette proposition reste un chaînon essentiel de la carrière de l’auteur, qui signe là un long métrage dans lequel il insuffle nombre d’axes de lecture, mais avant tout une subtilité permanente, qui définissent son cinéma.

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À l’instar de Drive My Car, Asako I&II prend l’allure d’une histoire d’apparence simple, dans laquelle se cache une profondeur étourdissante, toutefois ponctuée d’une très légère touche fantastique pour accentuer sa réflexion sur l’être humain et ses sentiments conflictuels. Asako (Erika Karata) est une jeune femme de la banlieue d’Osaka, de nature timide et réservée. Les élans de son cœur se réveillent le jour où elle fait la connaissance de Baku (Masahiro Higashide), un garçon intrépide et aventureux. L’idylle n’est toutefois que de courte durée, alors que Baku disparaît du jour au lendemain, sans laisser de trace. Deux ans plus tard, Asako a changé de vie, et travaille désormais dans un café de Tokyo, toujours profondément marquée par cette rupture forcée. Le destin se joue d’elle lorsqu’elle rencontre et tombe amoureuse de Ryohei (Masahiro Higashide également), le sosie exact de Baku. Une romance se noue alors entre eux, mais le passé de l’héroïne la hante constamment.

Pour délimiter les contours d’un personnage naturellement fuyant, Asako I&II fait le choix de nous faire éprouver ses choix majoritairement à travers le regard des autres. Passé la phase d’introduction, celle de l’amour entre Asako et Baku qui préfigure le générique de début, Ryusuke Hamaguchi déplace son point de vue principal, pour confondre le regard du spectateur sur la jeune fille avec celui de Ryohei. De part sa nature taiseuse, et sa gestuelle discrète, Asako devient insaisissable, et le long métrage ne cherche d’ailleurs même pas à expliquer totalement chacune de ses contradictions. Le film exerce plutôt une sorte de fascination, teintée de compassion, pour une jeune femme qui se construit et cherche un équilibre intérieur précaire. Pour pleinement apprécier Asako I&II, il faut accepter de tomber amoureux de cette héroïne, avec tout ce que cela comprend: un attachement fort, mais aussi parfois une forme d’énervement volontaire face à ses erreurs, terriblement humaines.

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En proposant une histoire au long cours, qui s’étalera finalement sur presque une décennie entière au moyen de larges ellipses, Asako I&II cherche également à nous faire vire la construction intérieur d’une fille qui devient femme. Son âme vagabonde et enjouée des premiers instants cède rapidement la place à une forme de désenchantement, alors que les accidents de la vie frappent Asako. La volonté de Ryusuke Hamaguchi semble être de nous proposer deux visions de l’amour, une passionnée mais dénuée de toute raison, l’autre plus mature et concrète. La dure transition est synonyme de résignation et apparaît indispensable pour tutoyer un idéal moins fantasmé mais plus sincère. Selon la logique du film, l’amour véritable n’est pas dans la fascination aveugle, mais plutôt dans une succession de bienfaits mutuels que se prodiguent les deux amants, une accumulation de petits gestes et de reconnaissance qui construisent un cocon solide.

Asako I&II joue toutefois sur la notion d’identité, alors que son héroïne semble avoir du mal à se construire la sienne. Asako voudrait être d’une nature affirmée et forte, mais elle ne peut aller contre ce qui compose son être. Sa colocataire tokyoïte, que Asako admire par ailleurs profondément, est une actrice, capable d’enfiler n’importe quel rôle en faisant fi des reproches sur sa qualité de jeu hésitante. Le personnage principal du film idéalise cette position, voudrait pouvoir mentir aux autres et aussi à soi-même, mais n’y arrive finalement jamais. En confondant les deux amants de Asako, le film joue aussi de sa perception de l’autre: Baku et Ryohei sont de physique similaire, et par cet artifice, Ryusuke Hamaguchi nous propose l’amour comme un sentiment qui peut renaître et se reconstruire, mais qui prend une forme différente selon la psyché de son partenaire. Si il est impossible de retrouver l’exactitude d’un émois passé, il est tout à fait concevable d’arriver à une autre réponse, différente mais tout aussi épanouissante. La symétrie entre les deux personnages masculins sert le cœur du récit et sa problématique.

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L’amour n’en reste pas moins un cataclysme, au sens propre comme au figuré. Après une longue période où Asako s’interdit la romance avec Ryohei, ne voulant plus souffrir, c’est à la faveur d’un artifice de mise en scène bien particulier que l’union s’opère enfin. Un véritable tremblement de terre secoue Tokyo, plongeant la ville dans la panique. Face à la précarité évidente d’une vie qui peut être perdue en un claquement de doigt, la jeune femme s’autorise enfin l’amour, ouvrant ainsi la porte à un autre séisme, celui de son cœur. Par la suite, bien que Asako ne soit jamais démonstrative, elle met un point d’honneur à venir hebdomadairement en aide aux sinistrés, comme si elle devait quelque chose à la catastrophe. La métaphore avec la nature est en réalité filée tout au long du film: si la rencontre avec Baku est elle moins grandiloquente, ce qui traduit d’où Ryusuke Hamaguchi place la romance véritable,  le nom du personnage peut se traduire en français par “Blé”, et la fascination qu’il éprouve pour le ciel ou la mer accentue l’idée que l’amour est tout aussi organique que ce qui vient de la terre.

Le patronyme de Baku revêt toutefois une double signification en japonais, et peut aussi bien signifier un démon qui s’infiltre dans les cauchemars de ses victimes. La vision du passé comme un traumatisme qui laisse une plaie béante chez chacun est une constante de Asako I&II. La première romance est d’ailleurs ponctuée d’un symbole de mort très vif: Asako et Baku sortent indemnes d’un accident de la route, mais même face à la fatalité, ils se rient du péril qui vient de les guetter, par pure insouciance. Asako ne fait jamais réellement la paix avec un passé qui plane en permanence, prêt à se rappeler à elle et la plongeant dans une forme de décrépitude. En plaçant le début de son intrigue à Osaka, ville fortement ancrée dans la tradition nippone, avant de propulser son histoire dans un Tokyo perçut comme radicalement plus moderne, Ryusuke Hamaguchi trace une frise chronologique qui se vit aussi à travers les décors de son film. L’hypothèse d’un retour à Osaka dans le dernier tiers du récit s’accompagne d’un drame. Le passé ne s’efface jamais, il faut apprendre à vivre avec et être prêt à le voir ressurgir.

Asako I&II fait preuve d’une grande douceur et d’une subtilité de chaque instant pour théoriser l’un des sentiments humains les plus complexes. Ryusuke Hamaguchi maîtrise chaque seconde de son film pour parvenir à son but, sans jamais forcer le trait. Un cinéaste virtuose.

Asako I&II est édité en DVD chez Arte Éditions, avec en bonus:

  • Un livret d’accompagnement
  • Un entretien avec Ryusuke Hamaguchi

Nicolas Marquis

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