Descendant : Les héritiers d’Africatown
Descendant : Les héritiers d'Africatown affiche

(Descendant)

2022

Réalisé par : Margaret Brown

Avec : Kamau Sadiki, Emmett Lewis, Vernetta Henson

Film vu par nos propres moyens

Le 2 mars 1807, le congrès américain vote enfin l’interdiction de l’importation d’esclaves. Dans les champs de coton du sud des États-Unis, la violence inhumaine, le travail forcé et l’oppression continue de frapper la population noire, mais un premier pas vers la fin de l’asservissement est inscrit dans les textes de loi. Pourtant, sur des terres où l’injustice continue de régner, un affreux commerce illégal se met en place. Des dizaines de bateaux continuent de traverser l’Atlantique, et perpétuent la traite négrière pendant près de soixante ans, malgré la nouvelle législation. Les maîtres blancs ivres de pouvoir n’entendent pas renoncer à leurs privilèges, et à la manne financière que leur prodigue l’odieux marchandage des êtres. En 1860, alors que la guerre de sécession est sur le point de débuter, Timothy Meaher, un riche armateur et propriétaire terrestre de l’Alabama, pari la somme de 1000 dollars qu’il est en mesure d’affréter un navire pour un ultime voyage vers l’Afrique, dans le but de ramener clandestinement des esclaves. Il ordonne au capitaine William Foster de prendre le commandement de la goélette la Clotilda, pour effectuer l’abominable voyage, malheureusement avec succès. De retour aux États-Unis, les captifs sont débarqués aux environs de la ville de Mobile, et le bateau est incendié pour effacer toutes traces du forfait. Selon les historiens, la Clotilda est la dernière embarcation américaine à avoir accompli ce périple dans ce sinistre but.

Regroupés dans la ville aujourd’hui baptisée Africatown, les descendants des derniers esclaves importés ne possèdent que des bribes de l’histoire de leur aïeux. Durant 100 ans, jusqu’à l’affirmation de la lutte pour les droits civiques dans les années 1960, raconter le récit de la Clotilda est implicitement interdit, et quiconque envisage de la transcrire par écrit risque de se voir lynché, dans le sud ségrégationniste des États-Unis. Pourtant, par le biais de la transmission orale du savoir, le destin des survivants est régulièrement évoqué, et leur mémoire n’est pas oubliée. L’espoir de l’existence de l’épave du navire dans les fleuves qui bordent Mobile se lègue de génération en génération, et des milliers d’hommes et de femmes attendent sa découverte qui prouverait indubitablement leurs racines africaines mais aussi l’horreur qu’ont vécu leurs ancêtres.

En 2018, la documentariste Margaret Brown retourne dans son Alabama natal pour s’atteler à la réalisation de Descendant : Les héritiers d’Africatown. Son long métrage prend la forme de multiples portraits des habitants de la ville, privés de leur héritage et en quête d’identité. En laissant vagabonder sa caméra, la cinéaste côtoie aussi bien les anciens que les plus jeunes, retraçant ainsi l’histoire d’une cité sur plus d’un siècle. Mais au cours du tournage, un événement bouleverse la vie des locaux. Après des années de recherche, les restes de la Clotilda sont enfin retrouvés, tout près de Mobile. Ce qui n’était qu’une hypothèse souvent réfutée par les élites blanches devient une réalité. Face à cette preuve, les citoyens d’Africatown se heurtent à de nouvelles questions, et s’interrogent sur comment entretenir la mémoire des anciens esclaves, mais aussi sur quelle forme de justice ils peuvent obtenir alors que les responsables de l’abomination sont tous morts depuis des décennies.

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Si évoquer les destins des martyrs de la Clotilda a longtemps été proscrit, Descendant : Les héritiers d’Africatown prouve que la mémoire s’est perpétuée malgré les interdits. La fierté des racines s’est transmise à travers les générations, comme pour sauvegarder le souvenir des esclaves et revendiquer une part de l’Histoire longtemps restée taboue. Face à l’intimidation, les âmes courageuses se sont affirmées, refusant l’oubli. La jeunesse actuelle d’Africatown n’a pas connu les rescapés du navire, pourtant elle continue d’arborer fièrement des tenues typiquement africaines, consciente du poids de l’héritage qu’elle doit continuer de porter. Les récits transmis le plus souvent oralement ont été le vecteur d’un savoir qui n’a jamais cessé d’être entretenu, jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, avant même la découverte de l’épave, aucun des citadins ne doute de la véracité de la parole des plus anciens, au point qu’une jeune intervenante évoque ne pas réellement se soucier que l’on retrouve la Clotilda, certaine de ses origines. De père en fils, la mémoire a perduré, et prêt de la tombe de Cudjo, l’un des rares esclave à avoir accepté qu’on raconte son histoire par écrit, un homme d’Africatown affirme qu’il n’est pas peur des “fantômes” mais plutôt qu’il est “guidé par les esprits”. 

Comme pour tisser un lien continu à travers les époques, Descendant : Les héritiers d’Africatown fait du récit de Cudjo le fil rouge du documentaire. À plus d’un titre, le dernier des esclaves apparaît comme le héros d’Africatown, un mentor encore omniprésent malgré son décès et dont la pierre tombale est un lieu de recueillement sacré. Téméraire, Cudjo a eu le courage de s’opposer à la famille Meaher, et même s’il n’a pas obtenu gain de cause en réclamant des terres pour son peuple, sa bravoure est devenue légendaire. En invitant la plupart de ses intervenants à lire des passages de son récit de vie, Margaret Brown fait dialoguer passé et présent, démontrant qu’au-delà d’une culture, le courage et la résilience se sont aussi transmis. Des images réelles de Cudjo, capturées par la toute première réalisatrice afro-américaine Zora Neale Hurston, s’exposent également dans le long métrage, confrontant le spectateur avec la vision concrète d’un passé souvent trop lointain pour être perçu avec précision. Les esclaves ne sont plus de simples évocations dans les livres d’Histoire, mais l’un d’entre eux s’anime bel et bien à l’écran, forçant le public à affronter une réalité dont il ne peut pas détourner les yeux.

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La fin des chaînes ne signe néanmoins pas le terme de l’oppression pour Africatown. Outre la ségrégation qui a meurtri la communauté, Descendant : Les héritiers d’Africatown relate cent ans de mise à mort de la population, plus insidieuse que celle de la traite négrière mais tout aussi concrète. S’ils ont perdu leur fouet, les anciens maîtres des plantations ont conservé une emprise économique oppressante sur les citadins, dictant dans l’ombre leur destin. À la tyrannie des champs a succédé celle des industries lourdes, en grande partie aux mains des Meaher, et dont les fumées ont empoisonné les habitants d’Africatown. La ville est cernée par les usines, et les enfants ont joué sans le savoir dans les déchets toxiques, pensant que les expulsions nocives de la fabrique de papier était une neige inoffensive. Après les ravages de l’esclavagisme, une explosion sans précédent du nombre de cancer a continué de massacrer les citoyens, tandis que les propriétaires des entreprises ont fui un environnement empoisonné. Avec effroi, le spectateur apprend également que la famille Meaher semblait parfaitement connaître l’emplacement de la mystérieuse épave au centre du récit, a tout fait pour orienter les recherches vers de fausses pistes, et a même tenté de se débarrasser des restes du navire, dérobant les clés du passé de la population d’Africatown dans le luxe de leurs opulentes maisons.

Pourtant, la Clotilda a surgi des limbes de l’Histoire, et s’est rappelée à tous, comme une blessure à jamais à vif que le secret ne peut pas guérir. Accueillie par autant de pleurs que d’applaudissements, la découverte est mise entre les mains de la population afro-américaine, telle une preuve désormais irréfutable du passé. Descendant : Les héritiers d’Africatown montre dès lors un écartèlement de la population, et souligne intelligemment que la désunion des habitants d’Africatown invite les prédateurs économiques d’hier à ressurgir aujourd’hui. Tous semblent conscient que le destin de ces dernières victimes de la traite négrière ne doit pas être oublié, et qu’un musée doit relater leur tragique destin, mais la forme que prend le monument divise les opinions. Face aux divergences, les décisionnaires de Mobile, d’ordinaire désintéressés du sort d’Africatown et en partie responsables de son industrialisation à outrance, se montrent enfin à l’écran, prêts à déposséder les descendants de l’histoire de leurs ancêtres pour en faire un site touristique. Si une partie des citoyens ne perçoit pas le danger, la jeune génération semble pleinement consciente du péril.

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Descendant : Les héritiers d’Africatown évoque dès lors une vérité plus large qui dépasse le simple cadre d’Africatown pour interroger toute l’Amérique sur son rapport à l’esclavagisme. Lorsqu’un des chef de l’opération de recherche de l’épave, blanc de peau, est euphorique à l’idée de montrer une représentation des forçats dans la cale du Clotilda, les fractures propres aux États-Unis ressurgissent. De la même façon, un héritier de la famille du capitaine Foster se félicite devant la caméra du “bon traitement” que réservait son ancêtres aux déracinés, comme s’il existait une façon louable de se rendre coupable de ce qui est un véritable crime contre l’humanité. Pourtant, le documentaire ne segmente pas complètement population blanche et noire, mais tente davantage, avec intelligence, de souligner les paradoxes propres à l’Alabama. Cet état du sud a été le théâtre de certaines des luttes les plus iconiques de Martin Luther King Jr., que ce soit à Montgomery ou Selma, et l’esprit de la lutte pour les droits civiques est omniprésent. Pourtant, un riche héritier blanc, conscient du crime de ses aïeux, confesse à Margaret Brown que si lui éprouve un dégoût profond pour les horreurs du passé, certains de ses semblables ont été élevés dans le fantasme que la cause sudiste fera un jour à nouveau surface, alors que de nombreux bâtiments publiques portent le noms de célèbres soldats confédérés. Le mal est dans l’éducation défaillante prodiguée dès le plus jeune âge.

La confiance est pourtant accordée au futur. Si les inégalités restent effroyables, le flambeau du combat pour la mémoire est transmis aux plus jeunes intervenants de Descendant : Les héritiers d’Africatown. Les anciens semblent souvent dépités, à l’instar de cet homme mûr qui se rend dans le musée de Montgomery pour s’inspirer de l’exemple de la ville, et qui se lamente de voir les touristes hilares se prendre en photographie devant l’édifice sans s’imprégner durablement de la douleur de la communauté afro-américaine. À l’inverse, la nouvelle génération conserve une part d’espoir. En visite à Washington, celle qui se disait désintéressée par le sort de l’épave est galvanisée à la vue des monuments, et se dit prête à poursuivre la lutte pour un avenir meilleur, à la lumière d’un passé qui ne doit jamais être oublié. Sur la tombe de Cudjo, c’est également un jeune habitant d’Africatown qui se recueille, et dans les dernières images du film, il invite ses propres enfants en bas âge à venir eux aussi à l’ombre de cette figure paternelle bienveillante qui plane sur l’ensemble du documentaire. Immortalisé dans le film, le sort des enchaînés du Clotilda ne sera plus jamais renié.

Intelligemment construit, Descendant : Les héritiers d’Africatown se révèle être un indispensable exercice de devoir de mémoire, parfaitement exécuté.

Descendant : Les héritiers d’Africatown est disponible sur Netflix.

Nicolas Marquis

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