Une séparation
Une séparation affiche

(جدایی نادر از سیمین)

2011

Réalisé par: Asghar Farhadi

Avec: Payman Maadi, Leila Hatami, Sare Bayat

Film vu par nos propres moyens

Malgré l’oppression forte du régime en place, le cinéma iranien s’exprime, s’affirme, et s’impose sur grand écran. Dans un contexte politique où règne la censure, et où le tournage d’un film se fait souvent dans une relative clandestinité, le septième art du pays redouble d’ingéniosité pour s’inscrire régulièrement dans une dénonciation forte du pouvoir. Le Diable n’existe pas, Taxi Téhéran, La loi de Téhéran… autant de longs métrages mémorables qui ont su séduire la critique en bravant les interdits, au point d’être chacun récompensé dans les nombreux festivals qu’ils ont traversés. Bien qu’il soit la tête de pont de cette génération talentueuse, Asghar Farhadi jouit lui d’un statut à part auprès des autorités. Sa renommée est telle qu’il est compliqué pour les décisionnaires de son pays de véritablement entraver sa démarche artistique, et le réalisateur est par ailleurs régulièrement choisi pour représenter l’Iran aux Oscars. Pourtant, cette confiance est un trompe-l’oeil: tout comme ses pairs émérites, Asghar Farhadi a pour moteur la mise en lumière des injustices de ses terres, et même si ses messages se délivrent implicitement, une forte mise en accusation des lois et institutions ponctue son œuvre. Le metteur en scène, de nature pourtant discrète, l’illustre encore ce mois ci en signant la pétition pour la libération des cinéastes Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof, honteusement incarcérés: dans un pays où un simple mot peut conduire à la prison, s’adjoindre à la lutte pour la liberté n’est pas anodin.

À plus forte raison, les projets filmiques de l’artiste ont eux aussi connu leur lot de déboires. Considéré comme le plus  grand long métrage d’Asghar Farhadi, Une séparation, sorti en 2011, a connu une élaboration compliquée: à cause d’un discours tenu par le réalisateur en soutien à des confrères emprisonnés, le tournage est interrompu durant 10 jours par les autorités. Tout aussi criant de vérité, et sans doute car le film porte de nombreuses critiques envers la société iranienne, sa victoire à l’Oscar du meilleur film étranger n’est mentionné qu’une fois à la télévision locale. Une séparation est un plébiscite mondial, également récompensé de l’Ours d’Or, mais le pouvoir iranien l’accepte mal.

Son histoire se centre sur Nader (Payman Maadi) et Simin (Leila Hatami), un couple en pleine séparation. Alors que leur vie s’étale devant les tribunaux, et que l’homme refuse le divorce à son épouse, l’éloignement est lui d’ores et déjà effectif, et la vie tente de trouver un équilibre nouveau. Lorsque Nader fait appel à une femme de ménage, Razieh (Sare Bayat), pour prendre soin de son père malade d’Alzeihemer, une succession d’incidents fait basculer le quotidien dans l’effroi. À la suite d’un malentendu, une dispute éclate entre Nader et Razieh, et la jeune femme enceinte perd l’enfant qu’elle portait. Une bagarre juridique s’engage dès lors, dans laquelle tous les tabous sont mis à nus.

Une séparation illu 1

Alors que Une séparation s’apparente à plus d’un titre à une descente aux enfers morale, Asghar Farhadi opte pour une réalisation sobre et dépouillée, proche d’une réalité qu’il souhaite dépeindre. Une profonde réflexion autour de la culpabilité s’amorce grâce à son film, mais le cinéaste ne souhaite pas tronquer l’image de la société, et son âpreté, par une surabondance d’effets. Ainsi, Une séparation est dépourvu de toute musique et son cadrage est significatif, mais dans une retenue bienvenue. L’essentiel du message propre au long métrage s’exprime dans des installations parfois théâtrales, un art que Asghar Farhadi affectionne particulièrement, et le dialogue avant tout. Les acteurs sont le principal support de la réflexion du film, ceux par qui tout commence, alors que Nader et Simin sont initialement montrés dans un tribunal, et ceux par qui tout fini, alors que le metteur en scène réitère ce plan à la fin de son œuvre. 

Les deux époux ne sont cependant plus les mêmes au terme du long métrage. Alors que pendant une majorité du temps, leur séparation est dénoncée comme factice et que rien ne laisse présager qu’elle ira à son terme, les périples mettent à mal leur unité et les condamnent définitivement. Leur divorce n’est pas acté par des sentiments vacillants, mais par un faisceau d’événements extérieurs au couple qui l’ont mis à mort. Une séparation dénonce par ailleurs une législation oppressante, alors qu’un divorce ne peut être obtenu sans l’aval du mari. Simin est même profondément inscrite dans une démarche de liberté, alors que le premier désaccord avec Nader porte sur un déménagement à l’étranger, pour le bien de leur enfant. L’homme privilégié s’y refuse, la femme victime des diktats d’une société qui l’opprime veut offrir un meilleur avenir à sa fille.

Une séparation illu 2

En s’attardant régulièrement sur cette petite fille, Termeh (Sarina Farhadi, la propre fille du réalisateur), Une séparation en fait le personnage de l’identification pour le spectateur. Le public est également désemparé face aux tourments des adultes, ne les vit que de l’extérieur, souvent dans une pièce adjacente. L’envie de préserver l’enfant anime Nader et Simin, mais incessamment, le spectre des conflits juridiques des aînés rejaillit sur le quotidien de l’adolescente, véritable victime collatérale du drame. La haine des anciens contamine la nouvelle génération, et semble se transmettre comme un héritage mortifère. Le long métrage est une épreuve de prise de conscience pour Termeh, celle qu’elle n’est rien dans une société iranienne qui entrave la femme, et celle que les meilleurs intention peuvent conduire au pire dans un système injuste. La rigidité de son modèle paternel invite même à un certain effroi préalable à la compréhension: en forçant sa fille à récupérer le pourboire qu’elle a offert à un pompiste, Nader, certe de façon maladroite, lui inculque la résistance dans une société qui ne lui laisse aucune chance. Pour accentuer cette identification, c’est le jugement de Termeh qui prend souvent l’ascendant. Son père peut bien être condamné pour l’altercation avec Razieh, peut bien perdre sa femme, le regard de sa fille est son seul repère de vertue, et c’est d’ailleur la parole de Termeh qui est au coeur de la fin du film.

Aussi attaché à l’être soit Une séparation, il n’en reste pas moins décidé à dénoncer intensément les carcans d’une société où l’individualité n’a pas de place pour s’épanouir. D’un côté, les lois des hommes ne semblent jamais garantir la justice, à plus forte raison lorsque l’arrangement financier peut suffir à interrompre n’importe quelle procédure, et lorsque l’équité n’existe pas réellement. D’un autre côté, et de façon beaucoup plus palpable, un ensemble de dogmes à peine tûs éprouve les personnages, et surtout les femmes. La société iranienne à ses propres règles, non écrites, mais qui dicte une conduite à suivre sous peine d’être banni. Nader condamne davantage son couple en affirmant une fierté déraisonnée et en se réfugiant dans un paternalisme toxique, qu’en s’opposant à Radieh. La place de la religion semble elle aussi défaillante, et Une séparation met en accusation sa trop grande mainmise sur la vie courante. Le Coran supplante la législation, et personne ne remet réellement en cause un homme qui jure sur celui-ci. 

Une séparation illu 3

C’est toutefois la fracture entre deux Iran, l’un extrêmement précaire, l’autre dans un relatif confort, qui marque la plus vive saillie d’Une séparation. Si Nader et Simin peuvent se séparer, c’est aussi parce qu’ils en ont les moyens. À l’inverse, Razieh et son époux vivent dans une pauvreté crasse, et sont condamnés à rester ensemble. Le mari colérique, dépressif et violent garde son emprise, alors que c’est sa femme qui subvient à la totalité des dépense du foyer. Pourtant, Asghar Farhadi ne condamne pas cet époux, il se prend même d’une grande compassion pour lui et pour sa douleur, étalant des scènes où il se violente lui-même physiquement. Loin de marquer une franche limite morale et un idéal à atteindre, Une séparation s’attache à décrire une zone de flou, où personne n’a parfaitement raison ou tord, un véritable dilemme. Néanmoins, la réponse institutionnalisée est loin d’être impartiale: alors que le divorce de Nader et Simin se juge dans une grande salle de délibération rutilante, l’investigation sur l’accident de Razieh est lui mis en scène dans l’exiguïté d’un tout petit bureau, et souvent rapidement expédié.

Une séparation est aussi durablement marquée par une différence de traitement affirmée entre les personnages masculins et féminins. Tandis que les hommes sont constamment dans la colère et l’empoignade, les femmes semblent unies par un lien tacite, une douleur sous-jacente. Simin prend le parti de son mari, mais ne condamne pourtant pas Razieh. Dans une poignée de scène, leurs échanges se font même calmes et posés, dans une recherche de solution au-delà de la fierté. En leur confiant par moment des secrets communs, le film en fait des complices malgré elles. À l’évidence, être une femme en Iran est une épreuve, et que l’on soit pieuse comme Razieh, ou dans une aspiration de liberté comme Simin, un même envie de révolte gronde avant de se voir lourdement réprimée. Comme un témoin de ce mal, le personnage le plus diminué physiquement, celui qui incarne la souffrance, le père de Nader, ne reconnaît plus personne d’autre que Simin, et dans une scène bouleversante il refuse même de lui lâcher la main. Les opprimés sont rassemblés par le mal-être, ils luttent pour exister.

Une séparation place la vérité de l’âme au-delà des lois. Sans jamais devenir manichéen, Asghar Farhadi se pose en témoin d’une société faite de contradictions et d’inégalités.

Une séparation est disponible en Blu-ray, chez Memento, avec en bonus:
– La bande-annonce
– L’entretien avec Asghar Farhadi , entretien avec Leila Hatami
– La filmographie du Réalisateur
– La revue de presse

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire