Le Dernier Piano
Le Dernier Piano affiche

(Broken Keys)

2022

Réalisé par: Jimmy Keyrouz

Avec: Tarek Yaacoub, Rola Baksmati, Mounir Maasri

Film fourni par Sandrine Hivert pour Blaq Out

En 2014, le Moyen-Orient est une fois de plus à feu et à sang. Sous les assauts répétés de Daesh, l’Irak et la Syrie se morcellent, et cèdent sous le poids de la barbarie obscurantiste. Dans un cri de douleur continu que le bruit des balles ne saurait couvrir, des milliers de vie s’éteignent sur l’autel du fanatisme absolu. Pour les territoires occupés, un quotidien sinistre s’instaure alors que le moindre écart de conduite peut mener à la mort. Outre une vaste opération de réécriture de l’Histoire et d’endoctrinement des plus jeunes, les fous assoiffés de sang musèlent durement le monde de la culture: l’art est un mode d’expression mais aussi un outil de résistance pour les civils, et les nouveaux tyrans entendent bien les en déposséder. À New York, de l’autre côté du globe, un jeune étudiant en cinéma s’émeut du sort des opprimés: Jimmy Keyrouz trouve dans la détresse un axe fondateur de son cinéma, et offrir une voix aux persécutés devient pour lui une mission indispensable. À l’évidence, ses racines libanaises exacerbent sa sensibilité aux images apocalyptiques qui s’étalent dans les journaux télévisés: les deux pays en ruines ne sont qu’à quelques kilomètres de là où il a grandi, de véritables voisins. En 2016, le réalisateur propose un premier essai, Nocturne in black, narrant le tragique destin d’un musicien pris dans le chaos de la guerre. Le plébiscite est total pour le jeune metteur en scène, son œuvre se voit nommée aux BAFTA et glane même l’Oscars étudiant du meilleurs court-métrage. Mais le hurlement de rage de Jimmy Keyrouz face à l’injustice ne s’arrête pas là. En 2019, le cinéaste s’essaye au long métrage avec Le Dernier Piano, en reprenant nombre d’éléments installés dans Nocturne in black: son acteur principal est le même, et une fois de plus, quatrième et septième arts fusionnent à l’écran.

Sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2020, Le Dernier Piano relate le périple de Karim (Tarek Yaacoub), un pianiste du Moyen-Orient vivant sous le joug de Daesh. Privé de son art par les barbares, le musicien ambitionne de quitter la cave qu’il est contraint d’habiter pour gagner un pays étranger, loin de la guerre. Karim entreprend dès lors de réparer et de vendre son instrument pour payer son voyage, bravant l’interdiction de ses bourreaux. Afin d’y parvenir, l’homme solitaire arpente des terres désolées jonchées de bâtiments éventrés, en quête de matériaux. Durant son odyssée, il prend néanmoins conscience de la nécessité de résister à l’oppression pour sauvegarder le futur. Si la trame du Dernier Piano est fictive, Jimmy Keyrouz ponctue son film de multiples scénettes glaçantes, inspirées de faits réels.

Le Dernier Piano illu 1

En écho au désarroi invariable qui frappe chacun de ses personnages, Le Dernier Piano impose des visuels tétanisant de rugosités, au gré de villes sinistrées par la guerre. La saturation de gris propre au béton brut oppresse le spectateur et prive les décors de toute fioriture: la beauté ne s’épanouit plus en ces lieux et les quelques appartements que traverse Karim sont recouverts d’une pellicule de poussière, comme les funestes résidus d’un conflit omniprésent. Le Moyen-Orient exposé est absent de tout ornement, il n’est plus que le squelette décharné de pays qui se meurent sous les obus. Le petit magasin où travaille Karim entretient les illusions, alors que son propriétaire met un point d’honneur à en refaire la peinture, mais cette maigre bouffée d’oxygène que le spectateur ne sait que provisoire ne fait qu’accentuer l’asphyxie profonde qui colle au film. En reléguant les protagonistes à l’abri précaire d’une cave, Jimmy Keyrouz place la vie en sous-sol, cachée du chaos de la surface où la désolation est un dogme imparable. Alors que le héros erre dans les rues, les immeubles éventrés sèchement, comme frappés par une cruelle lame divine qui les scinde en deux, confinent à une imagerie apocalyptique. Combien de vies se sont éteintes sous les gravats ? Combien de corps ensevelis reste-t-il à exhumer des effroyables monticules de débris ? Autant de questions constantes que nous oppose Le Dernier Piano.

Ces interrogations, Jimmy Keyrouz s’y est lui-même confronté. Par souci d’authenticité, et après un parcours du combattant administratif pour acquérir les autorisations nécessaires, le metteur en scène et toute l’équipe du film font route vers l’Irak pour les prises de vues extérieures. Du propre aveu du réalisateur, l’expérience tutoie le traumatisme: si en 2019, la situation est très légèrement plus calme au Moyen-Orient, l’odeur de mort qui plane sur des décombres à peine déblayés reste omniprésente. En résulte une force d’évocation que nul décor de studio n’aurait pu émuler. En optant pour un tournage au Liban pour les séquences intérieures, Jimmy Keyrouz pense obtenir plus de confort. Il ignore alors qu’en pleine élaboration du long métrage, la crise économique et la révolution allaient s’emparer de son pays natal. Le chemin du Dernier Piano est semé d’embûches, son accomplissement tient du miracle pour un si jeune cinéaste.

Le Dernier Piano illu 2

Bien que la terre soit désolée, c’est pourtant à l’échelle de l’humain que Le Dernier Piano restitue le plus intensément le chaos ambiant. Le film entretient une forme de flou volontaire quant au jeu des puissants qui se joue autour d’hommes et de femmes simples. Il est parfois difficile de savoir si les explosions qui parsèment le récit sont le fruit des soldats de Daesh, ou de la réponse du régime de Bachar El-Assad. Jimmy Keyrouz n’en a que faire, son regard se pose constamment sur l’être prisonnier d’une situation où la survie est un combat de chaque seconde. Le Dernier Piano n’entend par ailleurs pas donner de leçons: il n’existe pas de bonne voie toute tracée vers l’épanouissement personnel, et les divisions règnent entre les protagonistes. La résistance de Karim n’a rien d’héroïque initialement, alors que son but affirmé est une fuite légitime vers un autre pays. Il est tout aussi facile de comprendre cet homme qui veut réparer son piano, que celui qui tente de le détruire des craintes des représailles de Daesh. En réalité, Karim apparaît même à contre sens de la marche du peuple, loin de suivre le mouvement de fuite omniprésent. Lors d’une séquence où le héros tente de gagner une ville dans l’espoir d’y trouver des pièces indispensable à son projet, il marche contre le flot de sinistrés qui quittent la zone de guerre, avant d’errer dans le désert. Karim est seul dans sa quête, dans un premier temps.

Son parcours en devient presque initiatique. Lui qui a refusé un temps de voir la réalité en face, finit par s’y retrouver confronté, et ce n’est qu’après une destruction affirmée de sa psyché qu’il peut appréhender le monde environnant. D’abord décrit comme un lâche, Karim trouve le chemin de la témérité, au fil des rencontres qu’il fait sur le terrain. Lorsque sa trajectoire croise celle d’une combattante kurde, luttant contre l’oppression l’arme à la main, le héros est confronté à la nécessité de s’opposer à la barbarie. Le Dernier Piano a pleinement conscience que les femmes sont les premières victimes de l’obscurantisme, et en faisant de l’une d’entre elles un parangon de justice, il souligne leur courage, celui de vivre, tout simplement. C’est uniquement au terme de cette rencontre fondatrice que Karim comprend les enjeux qui l’entourent. Jimmy Keyrouz souligne cette prise de conscience du sort de la gente féminine en habillant Tarek Yaacoub d’une burqa, pour passer inaperçu au milieu de la foule: Karim a désormais les yeux ouverts, il est le témoin de la détresse de tous. Néanmoins, la résistance ne s’exprime pas que par les armes: la cousine du personnage principal mène quant à elle une autre forme de révolte, celle des livres. Pour assurer son futur, elle se tourne vers l’enseignement. Le savoir est une arme dans le message que délivre Le Dernier Piano.

Le Dernier Piano illu 3

Il n’est dès lors plus hasardeux de voir les fous de Daesh s’attaquer frontalement à l’éducation. Parmi les premières mesures entreprises par les tyrans, l’occupation des écoles et le détournement de l’enseignement sont clairement exposés. Les livres sont des instruments dangereux pour les fanatiques, à l’instar du piano de Karim, et dans une séquence où de jeunes élèves sont invités par les barbares à mettre le feu aux ouvrages, Le Dernier Piano convoque la triste image de dizaines de régimes totalitaires bourreaux de l’Histoire. Jimmy Keyrouz tient par ailleurs à faire une grande place aux enfants dans son film. Le long métrage ne forme pas un fil continue vers la réparation du piano, mais s’écarte régulièrement de Karim pour se poser quelques secondes sur les plus jeunes personnages, corrompus par des adultes qui les incitent à prendre les armes. La valeur d’une jeune vie n’en est pas moins chérie par le film: la sauvegarde du futur passe par la protection des générations à venir, et le but ultime du Dernier Piano n’est pas dans le présent, mais dans l’espoir d’un meilleur lendemain.

Le piano au centre de l’œuvre est par ailleurs lui aussi marqué par un rapport filial: c’est la mère de Karim qui en était la première détentrice, et son seul espoir de fuite est donc intimement lié au leg des anciens. Toutefois, plus le long métrage évolue, plus le héros prend conscience que cet héritage matériel est assorti d’un impondérable idéologique. Si ses aînés lui ont offert ce cadeau, alors lui aussi doit l’employer pour sauver les plus démunis. La résistance par l’art devient une obligation, jouer pour exister et pour perpétuer la vie est la clé de la résolution. Chaque note frappée sur le clavier est aussi mortelle qu’une balle tirée en plein cœur des bourreaux. La rébellion ne s’opère pas que par la lutte armée, mais aussi par l’assouvissement d’un idéal, celui de la liberté et de la libre expression. Dans les premières secondes du Dernier Piano, Jimmy Keyrouz laisse déjà courir cette idée, alors que les habitants de la sinistre cave se réveillent à mesure que Karim joue de l’instrument. Dans sa conclusion, le film y répond, et le morceau qu’entonne le protagoniste est une ode à la vie. Chaque incursion de musique diégétique possède une signification forte, que Le Dernier Piano assume pleinement.

La résistance par l’art et la prise de conscience des tourments d’une terre en pleine guerre sont au centre du Dernier Piano. L’émotion sincère est une constante du formidable travail de Jimmy Keyrouz.

Le Dernier Piano est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus:

  • Une interview de Jimmy Keyrouz
  • Une interview croisé du réalisateur et de Gabriel Yared, responsable de la musique du film

Nicolas Marquis

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