Une espèce de garce
Une espèce de garce affiche

(That Kind of Woman)

1959

Réalisé par: Sidney Lumet

Avec: Sophia Loren, Tab Hunter, Jack Warden

Film vu par nos propres moyens

En 1959, Sidney Lumet est toujours partagé entre deux univers, un pied dans le monde de la télévision, l’autre déjà dans celui du cinéma. Sa position dans la famille du 7ème art reste toutefois incertaine: si 12 hommes en colère et son succès critique ont imposé le nom du réalisateur, l’échec relatif des feux du théâtre invite au doute. Sidney Lumet serait-il l’homme d’un seul film ? Bien sûr que non, la réponse paraît aujourd’hui évidente, et son long métrage suivant, Une espèce de garce, apporte son lot d’éléments nouveaux dans la palette du cinéaste. Une nouvelle pellicule qui marque par ailleurs la réunion de Sidney Lumet avec Jack Warden, le merveilleusement exécrable trublion de 12 hommes en colère, à nouveau dans un rôle secondaire clé, mais aussi la rencontre avec Walter Bernstein au scénario qui sera par la suite au même poste sur Point limite, futur chef d’oeuvre du réalisateur. La “famille Lumet” se consolide et s’agrandit.

Une espèce de garce est avant tout un privilège, malgré ses faiblesses: celui de voir l’un des plus grand directeur d’acteur mettre en scène la divine Sophia Loren. Elle y incarne Kay, une jeune beauté italo-américaine, qui en l’année 1944, alors que le pays subit les tumultes de la guerre, vit soutenue par un riche prétendant, qui en fait sa potiche. Dans le train censé la conduire de Miami à New York, elle fait la rencontre de Red (Tab Hunter), un soldat vivant quelques jours de permission. Entre Red et Kay se noue une romance, mais l’avenir incertain du combattant et le caractère cupide de la belle assombrissent le paysage. Les sentiments sont-ils raisonnables alors que le futur est incertain pour ce futur combattant ? Doit-on risquer de perdre le confort financier par amour ? Le caractère de tentatrice de Kay est il apprivoisable ?

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En ouvrant et en fermant son film sur un décor identique, celui d’un wagon de train, et en y ancrant le contexte de la Seconde Guerre mondiale à travers différentes affiches et figurants, Sidney Lumet fait de son œuvre une parenthèse aussi enchantée que désabusée. La locomotive de l’Histoire est lancée et rien ne l’arrête, sauf l’amour, l’espace de quelques jours à peine. Dans ces séquences de train, le réalisateur propose par ailleurs énormément de mouvements horizontaux de la caméra, comme s’il suivait une frise chronologique que Kay et Red arpentent à rebours pour stopper le temps.

À travers ce duo, Sidney Lumet propose la vision d’une même génération de jeunes hommes et femmes qui ignorent tout l’un de l’autre. La question de l’âge est tournée en dérision le temps d’une ligne de dialogue, mais l’élément est posé: Kay et Red sont tous deux fraîchement dans la vingtaine, et pourtant ne se connaissent pas. Il n’y a finalement que dans l’intimité d’un wagon de train, à la faveur de la magie du cinéma, que la rencontre peut se produire entre deux êtres que l’Histoire sépare, deux survivants à leur manière. Même si il incarne le fier soldat dans toute sa splendeur, Tab Hunter se voit toutefois désacralisé. Une espèce de garce tourne même en dérision, avec énormément de cynisme, sa plastique, au détour d’une réplique de Kelly, son camarade qu’incarne Jack Warden. Dans un monologue très lumetien, presque ininterrompu à l’image, ce soldat ivre prétend haïr le “Type héroïque » que symbolise Red, celui prêt à tous les actes de bravoure. Un moment clé pour faire peser le poids dramatique de l’Histoire.

L’inconvénient principal qui plane sur tout le long métrage, de façon irrémédiable, c’est le manque de cohérence dans la romance qui réunit Kay et Red, alors que c’est là la promesse initiale du film. Leurs motivations paraissent obscures au spectateur car trop versatiles, et Sidney Lumet joue sur un faux rythme qui ne convient pas à son œuvre. Parfois la retenue est exacerbée, à tel point que Red est uniquement spectateur des événements, à d’autres instants Sidney Lumet utilise un symbolisme désuet et surfait, comme lorsque les deux héros s’enlacent sur un carrousel. L’équilibre n’est pas le bon.

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Pour bien comprendre le couple phare du film, il faut finalement l’évaluer en fonction de l’autre tandem amoureux en place, celui qui convoque Kelly et Jane (Barbara Nichols), une autre femme entretenue par un puissant. Ici Une espèce de garce nous propose une représentation moins idyllique des choses: Kelly est un homme du peuple et roublard, Jane est, elle, d’une naïveté démesurée. Et pourtant, ils s’aiment tout autant. D’un côté le couple de cinéma, de l’autre celui de la vraie vie, qui sert d’échelle de mesure à la splendeur du premier. Perpétuellement, Kelly invite d’ailleurs Kay à “redescendre sur terre”.

C’est dans les interactions entre comédiens que le film se révèle le plus efficace. Outre la complicité évidente de Sidney Lumet et Jack Warden, le cinéaste confirme la réputation qui est déjà la sienne: il est un formidable directeur d’acteur. Tout est question de distance dans Une espèce de garce: celle qui sépare Kay et Red, que le jeune homme casse régulièrement, ou celle séparant l’objectif de la caméra et Sophia Loren. Sidney Lumet est exigeant avec son actrice, toujours sur le fil de l’émotion, larmes aux yeux, et il en épouse tantôt la silhouette, tantôt le visage, comme une égérie.


Grâce au rôle offert à Sophia Loren, le film gagne ses lettres de noblesse, et en fait une œuvre significative dans la filmographie de Sidney Lumet, même si hautement imparfaite. Faisons fi du titre français, gratuitement injurieux, pour s’attarder sur le nom original. That Kind of Woman pourrait parfaitement se nommer What Kind of Woman ? tant le long métrage s’échine à en révéler mille facettes opposées d’une seule personne. Reste tout de même en mémoire cette scène où Sophia Loren est seule face au reflet d’une vitrine. Le monde illusoire des apparences lui échappe et elle s’ancre côté rue. Après l’échec des feux du théâtre, Sidney Lumet réussit au moins à proposer un rôle féminin riche et complexe.

Le poids de l’Histoire apporte une gravité bienvenue dans une romance bien trop commune hors de celà. Sidney Lumet continue d’évoluer et Sophia Loren brille.

Nicolas Marquis

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