La Chaîne
La Chaîne affiche

(The Defiant Ones)

1958

Réalisé par : Stanley Kramer

Avec : Tony Curtis, Sidney Poitier, Theodore Bikel

Film fourni par L’Atelier D’Images

À la fin des années 1950, les États-Unis amorcent un tournant essentiel de leur Histoire. Alors que le spectre du mal ségrégationniste opprime encore des millions d’hommes, de femmes, et d’enfants à la peau noire, une prise de conscience progressive des effroyables inégalités qui règnent, et une affirmation de la lutte pour la tolérance s’emparent d’une partie du pays. Face à ceux qui érigent l’oppression en normalité, des êtres assoiffés de justice se révoltent. En 1955, la jeune afro-américaine Rosa Parks refuse de céder sa place à un passager blanc dans un bus de Montgomery, bravant ainsi les lois obscurantistes de l’Alabama. Dans la continuité de cet acte médiatisé, Martin Luther King Jr. fait de la non-violence un outil de résistance contre le racisme endémique de sa patrie. Témoin des évolutions de son temps, et lui aussi habité par un désir d’équité absolue entre les hommes, le cinéaste Stanley Kramer transforme le septième art en fenêtre sur un pays qui se déchire et se reconstruit. Au fil des œuvres auxquelles il participe, le réalisateur et producteur dénonce l’intolérance, et mène la fronde salutaire sur grand écran. 

En 1958, son film La Chaîne délivre même un véritable coup de pied dans la fourmilière obscure du ségrégationnisme encore en vigueur, notamment dans le Sud profond des USA. À travers la mise en image d’un scénario d’une simplicité et d’une limpidité fascinante, Stanley Kramer prend une position claire contre les dogmes haineux de son ère. Tony Curtis et Sidney Poitier incarnent John “Joker” Jackson et Noah Cullen, deux prisonniers enchaînés l’un à l’autre, qui à la suite d’un accident parviennent à s’échapper du fourgon qui les conduit au pénitencier. Liés par leurs entraves, les deux hommes doivent coopérer et arpenter les terres du Sud alors que le racisme larvé de Joker s’oppose à l’insoumission de Noah. Lancés à leurs trousses, les forces de l’ordre talonnent les deux évadés.

La flamme d’une révolte nécessaire est ainsi solidement attachée à La Chaîne, qui dénote du paysage cinématographique de l’époque dès son élaboration. Outre la volonté formelle de confronter l’Amérique à ses démons, le long métrage fait évoluer les mœurs en offrant un des deux rôles principaux à un afro-américain, voué à devenir un symbole de la lutte pour les droits civiques : Sidney Poitier. L’envie de progrès que porte La Chaîne se transpose jusque dans son affiche, qui fait figurer le nom de l’acteur, encore au début de sa carrière, en tout aussi grand que celui de Tony Curtis, beaucoup plus célèbre. Les deux comédiens se verront d’ailleurs nommés cette année pour l’Oscar du meilleur acteur, preuve de l’équilibre parfait qui émane du film. Mais même si Stanley Kramer a porté une multitude de combats au fil de ses œuvres, il réfute ouvertement le titre d’auteur. Il ne se considère que comme un artisan du cinéma, qui témoigne naturellement de son époque troublée en posant un simple regard sur le monde. Pour le cinéaste, la mise en lumière de problématiques de société amène à une forme de critique de façon presque organique. Souligner les inégalités subtilement suffit à conduire à une prise de conscience, ce qu’accomplit brillamment La Chaîne.

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Stanley Kramer reste néanmoins le pourvoyeur d’une vision, et celle qu’il offre dans ce film se veut initialement profondément désenchantée. La Chaîne est une confrontation froide et violente entre une Amérique blanche inconsciente de ses privilèges, et une population noire lasse des vexations. L’opposition de ces deux peuples qui ne devaient n’en former qu’un est le moteur du film, et au-delà de ses symboliques appuyées, le long métrage photographie l’essence d’un système fondé sur la haine de l’autre. Stanley Kramer ouvre d’ailleurs son long métrage sur une joute verbale entre Joker et Noah dans le fourgon de police, qui conduit à une esclandre, avant de finir en accident de la route. L’insulte de trop mène les USA dans un ravin aussi bien concret que métaphorique. La Chaîne a besoin de poser un triste constat réaliste sur les relations entre les ethnies américaines en guise de point de départ, avant de tendre vers une éventuelle résolution. Détourner le regard du mal si profondément ancré serait un reniement tragique de la volonté profonde du film, les solutions ne peuvent être amenées sans se heurter au préalable à une haine aveugle qu’il convient de dénoncer.

La Chaîne accentue l’écartèlement moral propre à ses protagonistes en plaçant son intrigue dans le Mississippi, État ou les injustices entre blancs et noirs sont particulièrement prononcées. Alors que Joker rêve de mener la fuite vers le Sud plus traditionaliste, Noah aspire lui à gagner le Nord, soulignant par le verbe la condition effroyable des afro-américains sur les terres ségrégationnistes pour justifier son choix. Les deux personnages sont porteurs d’idéaux radicalement différents, pourtant, par la force des évènements, ils sont appelés au compromis et à faire chemin commun. À l’instar des USA qui se morcellent pour trouver un nouveau but commun, les héros doivent s’appréhender et faire route vers le même horizon. Davantage que l’évocation de la ségrégation, la chaîne qui donne son nom au film est également l’occasion de convoquer le fantôme lugubre de l’esclavagisme qui à meurtri les États-Unis, mais en y plongeant cette fois un homme blanc. Le long métrage souligne ouvertement l’ironie de cette situation de la bouche d’un membre des forces de l’ordre, mais impose par là même à Joker d’ouvrir les yeux sur le sinistre passé de sa patrie. C’est parce qu’il est lui-même entravé que le personnage peut tendre vers une évolution morale nécessaire, désormais conscient d’une douleur ancestrale qu’il ignorait. Mais au plus fort du désespoir, ces deux Amériques sont vouées à s’affronter physiquement, La Chaîne permet également aux États-Unis blanc d’ouvrir les yeux sur une application injuste des lois. Joker est un petit combinard minable, qui a fauté par avarice, tandis que Noah a cédé à la colère face à une oppression économique. Bien que le personnage noir ait des circonstances atténuantes que n’a pas le blanc, sa peine est bien plus conséquente que celle de son homologue. La Chaîne impose un spectre d’injustices large, certaines lointaines d’autres contemporaines, pour s’épanouir ensuite dans une réconciliation inespérée.

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Néanmoins, davantage que les longues années de condamnation liées à de petits délits qui sont attachées au héros, c’est sous les traits du shérif Muller, joué par Theodore Bikel, que La Chaîne incarne les forces de l’ordre et de la justice. Pourtant, Stanley Kramer fait un usage surprenant de ce personnage en le confrontant aux hommes qui l’entourent. Garant d’une forme de droiture morale, voire de progressisme, et soucieux de capturer les forçats vivant, Muller s’oppose en tout point à ceux qui l’entourent, et qui constituent une horde assoiffée de sang. Le shérif doit constamment pondérer les élans guerroyants de ses administrés, véritables fous de la gâchette en pleine partie de chasse pour qui “Les hommes comme les lapins, c’est pareil”. En adjoignant à ces hommes une meute de chiens féroce, La Chaîne leur superpose l’image d’une bestialité métaphorique dans laquelle ils baignent. Le film joue également d’une particularité du système législatif américain : aux USA, la nomination au poste de shérif est le fruit d’une élection, et non d’une nomination de l’exécutif. Muller peut alors être perçu comme une incarnation de la voix du peuple, notamment lorsqu’il se confronte à un homme de loi du corps fédéral, qui lui n’est pas soumis à un référendum. Celui qui est élu doit rendre des comptes aux Américains, tandis que celui qui est nommé peut agir dans l’impunité et laisser libre cours à ses pulsions violentes. Toutefois, Stanley Kramer est très loin d’entretenir des illusions sur la totalité des habitants de son pays. Si Muller est la manifestation d’une majorité invisible, le récit dénonce et fait étalage d’une galerie de personnages civils pour qui la ségrégation est tragiquement une chose à préserver.

Face à cette fatalité qui les talonne, Joker et Noah sont voués à être réunis, et leur cavalcade éperdue invite au compromis et à la recherche d’un nouveau terrain d’entente. La chaîne qui les enserre devient métaphorique, la manifestation d’un lien qui n’est fait que de métal au début du film, pour finir par être affectif. Stanley Kramer appelle les deux Amériques à un dialogue rompu d’ordinaire, et fait du vocabulaire la base de sa réflexion et d’une douleur. Assis au coin du feu, Joker confie à son comparse la vexation née des années où il était voiturier, et où il devait adresser des “merci” systématiques à une clientèle dédaigneuse. Pourtant, l’homme blanc n’a pas idée de la portée de ses propres mots, et n’en prend conscience qu’en conversant enfin avec un homme noir. Pensant que des injures comme “Negro” ou “Boy” ne sont que de simples dénominations, il réalise enfin que ses propos sont le premier vecteur de la haine que subit Noah. L’union par le dialogue se vit également visuellement, à mesure que La Chaîne réunit ses protagonistes sur le même plan de l’image. Stanley Kramer n’utilise que très peu l’opposition entre champs et contre-champs habituelle pour s’épanouir le plus souvent dans des instantanés qui utilisent les valeurs de plan pour accentuer le propos. La mise en scène parachève le rapprochement : à plusieurs reprises, que ce soit dans la séquence de la glaisière ou lors de l’infiltration dans un village, Joker voit son visage recouvert d’une boue noire qui le rend analogue à Noah. Dans une moindre mesure, mais de façon affirmée tout de même, l’homme blanc emprunte la carnation de son camarade.

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Si les deux évadés sont le socle du film, Stanley Kramer cherche à inviter le spectateur dans sa démonstration en imposant le point de vue de sa caméra comme un regard significatif sur l’Amérique, quitte à placer le public dans une position inconfortable mais qu’il doit assumer l’espace de quelques instants. Ainsi, lorsque Noah et Joker sont capturés par les habitants d’un village typique des États-Unis, ils se voient un temps menacés d’être pendus, voire lynchés. Optant initialement pour des prises de vue aériennes qui offrent une description omnisciente des lieux, le réalisateur tient à ensuite ramené sa caméra au sol. Alors qu’un homme s’oppose à la folie de la foule et tente de défendre les deux évadés, Stanley Kramer filme au milieu de la masse, faisant du spectateur un membre de la horde sanguinaire. La Chaîne place le public dans la peau de l’incarnation de l’intolérance, et fait de la gêne provoquée un outil de prise de conscience du peuple. Le monologue du personnage seul face à tous devient alors un plaidoyer qui met clairement en accusation une partie effrontée des États-Unis, démontrant la bétise dangereuse et l’impunité révoltante du racisme collectif. Toutefois, le film ne nourrit pas de faux espoirs sur cette installation utopique : l’avocat de circonstance est un ancien prisonnier, et seule une personne qui a connu une même peine peut en comprendre les tenants et aboutissants. En d’autres lieux, la haine l’aurait sûrement emportée.

D’ailleurs le bonheur éphémère de cette résolution heureuse ne constitue en rien le point final du long métrage, et Stanley Kramer effectue un retour vers la population civile dans le dernier tiers du long métrage, à travers l’incarnation d’une Amérique absente du récit jusqu’alors : celle des femmes. En proposant le personnage d’une mère célibataire, La Chaîne met en lumière une autre opprimée de la société, plongée dans une détresse presque analogue à celle des deux forçats. Néanmoins, ces ultimes minutes sonnent comme une mise en garde vers un repli sur soi naturel mais condamnable et néfaste. Sans jamais porter de jugement sur cette femme et en saisissant tout ce que son propre parcours a de nébuleux, La Chaîne souligne la dangerosité de son attitude qui tente de séparer les deux échappés. Il n’est de pire poison que la division pour ceux qui souffrent, la source d’une éventuelle évolution souhaitable des mœurs ne peut naître que dans l’union face à l’oppression. L’appât d’un rêve illusoire pousse à se détourner des valeurs de cœur fondamentales et  sème par là même les graines d’une discorde dangereuse. La lutte contre l’instinct primaire est essentielle. Parce qu’ils ont souffert ensemble d’une même peine, Joker et Noah ne peuvent plus se détourner de cette vérité, et les liens qui les entravaient au début du récit se sont mués en amitié. Les mains qui se rejoignent désormais sont libérées des chaînes.

Pur chef-d’œuvre, La Chaîne brille avant tout pour son message capital et pour sa justesse épatante. Véritable film incontournable de Stanley Kramer, sa vision est une nécessité absolue.

La Chaîne est disponible en Blu-ray et DVD chez L’Atelier D’Images, avec en bonus : 

  • Bande-annonce originale 
  • Entretien avec Sylvain Lefort, co-fondateur Revus et Corrigés
  • Analyse de séquence
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Nicolas Marquis

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