Les Nuits de Mashhad
Les Nuits de Mashhad affiche

(عنکبوت مقدس)

2022

Réalisé par : Ali Abbasi

Avec : Zar Amir Ebrahimi, Mehdi Bajestani, Arash Ashtiani

Film vu par nos propres moyens

Entre 2000 et 2001, la ville iranienne de Mashhad fait face à la terreur. Dans les ruelles sombres de cette cité où la religion occupe une place centrale, le Tueur-Araignée répand le sang, et met à mort des prostituées, avant de rejeter leur cadavre dans la campagne environnante. Pensant être animé d’une sainte mission d’épuration sociétale, le psychopathe Saeed Hanaei fait seize victimes, pendant que la presse fait écho de ses sévices. La police de Mashhad et les autorités religieuses semblent néanmoins peu enclines à faire régner la justice, et durant de longs mois, l’enquête piétine malgré un coût humain toujours plus effroyable. Dans un pays où les femmes sont souvent reléguées au rang de citoyennes de seconde zone, peu de gens s’émeuvent du sort de ces travailleuses du sexe, parias de la société. Pourtant, la journaliste Roya Karimi Majdb s’évertue à mettre en lumière leur sinistre destin. Se rendant à Mashhad pour mener sa propre enquête, la reporter plonge dans l’épouvante, et traque l’assassin durant plusieurs mois, forçant les pouvoirs publics à considérer l’affaire, avant de s’entretenir personnellement avec le Tueur-Araignée après son arrestation. De son périple dans la ville sainte, Roya Karimi Majdb tire un documentaire élaboré avec son confrère Maziar Bahari, And Along Came A Spider.

Fictionnalisant ce tragique faits divers, et le parcours de cette journaliste, le cinéaste irano-danois Ali Abbasi offre un thriller aussi virtuose qu’éprouvant avec Les Nuits de Mashhad. Loin de n’être qu’une simple restitution des faits, le film s’accorde quelques libertés avec la réalité pour étendre son propos, et porter une fronde implicite contre tout un système patriarcal obscur. Ainsi, Roya Karimi Majdb, renommée Rahimi dans le long métrage et interprétée par Zar Amir Ebrahimi, n’est plus un simple témoin des événements, mais se métamorphose en véritable enquêtrice sous couverture, dans le monde de la prostitution, se confrontant au Tueur-Araignée avant même son arrestation. Le réalisateur s’écarte de la vérité pour mieux confronter hommes et femmes, dans un pays où règnent les inégalités et l’indifférence des institutions. De quoi déclencher la colère du pouvoir iranien. Les Nuits de Mashhad est salué à travers le monde pour son interprétation, au point de voir Zar Amir Ebrahimi récompensée au Festival de Cannes, mais aussi pour sa maîtrise technique et la puissance de son message. Il est néanmoins conspué en Iran. Injustement jugé immoral et obscène par les autorités, le long métrage est même accusé de blasphème, tandis qu’Ali Abbasi et Zar Amir Ebrahimi reçoivent des dizaines de menaces de mort. Dans un Iran aujourd’hui en pleine révolte, Les Nuits de Mashhad a opposé aux puissants un miroir au reflet habilement atroce. Le metteur en scène ne cache d’ailleurs pas son ambition. En interview, il confie que son œuvre n’est ni le portrait d’un tueur en série, ni celui d’une journaliste courageuse, mais bien une mise en accusation de tout un système aux mains maculées de sang.

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Dès lors, faire d’une femme l’incarnation d’une justice absente des institutions ne peut plus être perçue comme une volonté scénaristique innocente, mais devient un acte rebelle. Les Nuits de Mashhad transforme Rahimi en libératrice de la parole avant même d’être une investigatrice consciencieuse, et la présente à l’écoute d’une population d’ordinaire muselée. L’héroïne téméraire plonge dans un monde froid et dans la noirceur insondable des rues sinistres de la ville sainte, pour mieux rencontrer les exclus de la société iranienne. Les avancées notables de l’enquête ne sont d’ailleurs jamais le fruit de preuves matérielles, mais toujours de témoignages de laissés-pour-compte que récoltent Rahimi. Presque tous ses interlocuteurs sont des femmes, qui confient ne pas être en mesure de collaborer avec la police, délimitant ainsi une frontière claire et omniprésente entre des êtres qui sont privés de justice, et une organisation étatique patriarcale, toujours incarnée par des hommes à la morale défaillante. La police est à ce titre pointée du doigt, sous les traits de l’enquêteur chargé de l’affaire. Plus soucieux de satisfaire sa hiérarchie que du sort des victimes, il se révèle être un prédateur masculin dans les scènes qui le confronte à la protagoniste, assimilant presque son personnage à celui du Tueur-Araignée. Face à l’indifférence des forces de l’ordre, Rahimi est appelée à prendre fait et cause pour ceux qui vivent l’horreur. S’écartant notablement de la réalité, Ali Abbasi offre une séquence où son héroïne se fait passer pour une prostituée, afin de se confronter au tueur. En menant son enquête, la protagoniste est amenée à ne faire qu’un avec les victimes, à en épouser l’apparence et à vivre leurs tourments. La facilité avec laquelle elle remonte la piste offre une nouvelle preuve de l’inaction de la police face aux agissements du tueur, et son désintérêt criant.

Si Rahimi est constamment montrée proche de l’humain, le tueur Saeed, autre personnage principal du film, joué par Mehdi Bajestani, est lui assimilé à la ville dans son entièreté, et à ses murs tout aussi rigides que son effroyable morale. L’assassin est surnommée l’araignée, et Mashhad est son repère aussi métaphorique que concret. Au terme d’une scène d’introduction nerveuse qui suit le parcours d’une prostituée destinée à être mise à mort, la caméra de Ali Abbasi prend de la hauteur, et offre une représentation de la cité dont les lumières évoquent clairement la toile d’un arachnide, imposant au spectateur l’image d’un piège voué à se refermer sur les plus faibles. Pourtant, le meurtrier ne capture pas ses proies pour les emprisonner, mais rejette perpétuellement leurs cadavres hors de la ville, accentuant ainsi à la fois l’idée que le fanatique s’est lancé dans une croisade d’épuration effroyable, mais aussi que les marginaux iranniens sont recrachés par la société loin des regards. Les mises à mort sont la concrétisation d’un mal plus largement ancré dans les dysfonctionnements du pays, et deviennent la manifestation d’un sinistre espace de haine laissé libre, dans lequel la violence absolue trouve un terreau fertile. L’adhésion d’une partie du peuple à la quête pourtant immorale du Tueur-Araigné, et ce même après son arrestation, en offre une illustration concrète. Galvanisés par la fureur et la soif de sang, ceux qui vivent dans l’obscurantisme imposé par une caste dirigeante prennent le parti du pire. Les Nuits de Mashhad n’offre néanmoins pas de délimitation sociétale claire à ce mal solidement installé. Durant la scène d’introduction, des hommes, fortunés comme démunis, sollicitent les travailleuses du sexe, démontrant ainsi l’hypocrisie régnant à tous les niveaux de la société iranienne. De plus, Saeed est constamment mis en scène comme une émanation néfaste des inégalités iraniennes. Bien qu’il soit maçon, jamais le film ne le montre bâtissant un édifice, mais toujours dans la destruction de murs. Ses crimes démolissent la cohésion nationale.

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Dans un microcosme où règne l’injustice, la religion d’État, pourtant censée offrir un cadre moral, exalte le fanatisme et laisse proliférer les actes abjects. En incarnant le mysticisme sous les traits d’un imam désintéressé par les meurtres, Les Nuits de Mashhad matérialise une duplicité propre au pouvoir iranien et une application hautement contestable des préceptes musulmans, normalement porteurs d’une compassion ici absente. Le religieux exerce une forme d’autorité dont il se gargarise sur les habitants de Mashhad, pourtant il fait preuve d’un silence effroyable quant au sort des victimes. Lors d’une ligne de dialogue, il se dédouane même insidieusement de toute forme d’influence. À l’évidence, l’imam est conscient de la force d’une fatwa sur les citoyens, mais fuit ses responsabilités, refusant de faire face aux conséquences de son avis religieux sur la vie de son pays. Le Tueur-Araignée est une concrétisation de ce flou moral installé, alors que la ferveur de Saeed est ouvertement montrée dans le film. Non seulement l’homme déséquilibré est un ancien combattant qui se lamente de ne pas être mort en martyr, mais ses actes sanglants sont toujours associés à des éléments propres à une perversion obscurantiste de la culture musulmane. Lors des deux premiers crimes perçus dans le film, le voile des prostituées est employé pour les étrangler, prolongeant l’idée que Les Nuits de Mashhad dénonce une oppression vécue par les femmes. Au cours du troisième meurtre, l’assassin trouve la force d’accomplir sa funeste tâche à la suite d’une prière. Le long métrage ne jette pas l’opprobre sur l’Islam, mais davantage sur l’application pervertie qu’en font les hommes, et sur la démesure de son influence sur la vie iranniene.

La justice est à ce titre corrompue par l’ingérence de la religion dans les tribunaux. Durant les larges minutes qui constituent le dernier tiers du récit, Les Nuits de Mashhad restitue le procès de Saeed et transforme les délibérations en honteux spectacle. Le tueur devient un personnage médiatique, et à la barre, il prêche sa haine avec un sourire vicieux aux lèvres. En invitant le mysticisme là où seule la loi devrait faire foi, le film se métamorphose complètement en fable sociale aussi noire que cynique, témoin des rapports de forces déséquilibrés entre la croyance et l’application de la législation. Le Tueur-Araignée revendique ses crimes, et devrait dès lors être condamné rapidement, mais Ali Abbasi laisse ouvertement planer le doute sur le verdict, faisant craindre au spectateur que le système patriarcal pourrait sauver l’assassin, ouvertement ou insidieusement. De plus, alors que Saeed est ivre de la force qu’on lui offre, les familles des victimes refusent de se rendre au tribunal, totalement résignées face à une justice grotesque. Le procès n’est qu’une mise en scène, une tribune offerte à des hommes qui se livrent aux plus vils escamotages de la réalité, au mépris des disparus.

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Au cirque médiatique et à la folie des hommes, Les Nuits de Mashhad oppose la responsabilité des acteurs de l’affaire envers les générations futures. Constamment, le film renvoie au public l’image des enfants de Saeed pour exalter les sentiment et délimiter clairement l’incidence des actes des pères sur les fils. Initialement le regard innocent, le jeune garçon du tueur se voit doucement perverti par le monde qui l’entoure. L’adhésion d’une partie de la population à la quête tragique de son aïeul, et la relation de déférence qu’il à envers lui, le pousse à croire en la vertu des gestes macabres du Tueur-Araignée. Pour l’enfant, Saeed reste un modèle à suivre, bien que la violence griffe leur union. En représentant le fils sur la moto du meurtrier, tout comme les prostituées sur lesquels l’assassin jete son dévolu, Ali Abbasi laisse présager que les jeunes iraniens seront frappés par le cercle vicieux de la haine, mais ce n’est que dans les dernières secondes que le public prend conscience de la forme que prend cette contamination de l’insouciance. Dans le bus qui la ramène à Téhéran, Rahimi visionne l’entretien qu’elle a eu avec l’enfant, par le biais d’un caméscope. Devant l’objectif, le jeune garçon mime les frasques de son père, non sans y ajouter une part de son imagination propre, prolongeant l’horreur. Insistant pour aller au bout de sa démonstration, le fils simule l’étranglement d’une victime, utilisant sa petite sœur comme cobaye. Dans un ultime coup de poing, Les Nuits de Mashhad met en garde tout un pays sur la propagation de l’effroi.

Les Nuits de Mashhad est beaucoup plus qu’un simple thriller, et se révèle être un film acide et effroyablement juste sur l’état d’une société défaillante. Un uppercut à ne manquer sous aucun prétexte.

Les Nuits de Mashhad est disponible en Blu-ray et DVD chez Metropolitan Filmexport, avec en bonus : 

  • Livret 16 pages avec une analyse de la représentation de la femme dans le cinéma iranien
  • Entretien exclusif avec la comédienne Zar Amir Ebrahimi

Nicolas Marquis

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