L’Évangile selon saint Matthieu
L'Évangile selon saint Matthieu affiche

(Il vangelo secondo Matteo)

1965

Réalisé par : Pier Paolo Pasolini

Avec : Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Ferruccio Nuzzo

Film fourni par Carlotta Films

À l’instar de nombreux italiens de sa génération, Pier Paolo Pasolini est élevé dans la tradition catholique. Néanmoins, bien qu’ils suivent les préceptes religieux, les parents du cinéaste n’ont rien de dévots. Si le réalisateur est nuancé lorsqu’il décrit la foi de sa mère, évoquant une véritable croyante mais dans le même temps une femme institutrice au plus proche de la détresse sociale réèlle du peuple transalpin, il se révèle bien plus acide au moment de dépeindre les considérations mystiques de son père. Pier Paolo Pasolini parle d’hypocrisie chez son aïeul, athée convaincu et pourtant fidèle de l’Église dont il ne rate aucun office. Le catholicisme est une constante, et jusqu’à ses quinze ans, le jeune garçon est fasciné par les livres saints, relatant dans ses écrits des épisodes d’éblouissement spirituels, émerveillé par la splendeur de la religion. Mais à l’adolescence, tout change pour le futur cinéaste : dans une rage certaine, et après des années de ferveur, il rompt avec la parole biblique, et devient athée jusqu’à sa mort. Pourtant, Pier Paolo Pasolini refuse d’abandonner ce qu’il qualifie de sacralité. Il ne croit plus en Dieu, mais revendique son droit à une même splendeur dans la trajectoire des personnages qu’il livre dans ses romans, poèmes et films. Pour le metteur en scène, la magnificence du divin est atteignable par les hommes, et surtout par les artistes.

Il n’en reste pas moins lucide sur les traditions de son pays. “J’ai 1000 ans de catholicisme derrière moi” déclare-t-il notamment. Ses rapports avec l’Église sont conflictuels et la censure qui l’a frappé à travers ses romans, ainsi que sur son troisième film La Ricotta, font du réalisateur une personnalité sulfureuse à bien des égards pour les institutions italiennes. En s’attelant à la mise en image de L’Évangile selon saint Matthieu, Pier Paolo Pasolini surprend les intellectuels de son pays, et inquiète le pouvoir. Pourtant, le cinéaste avait déjà déclaré son amour pour les textes saints dans son précédent film, par l’intermédiaire d’un panneau introductif, mais la folie douce qui habitait le court-métrage et son impertinence l’avait conduit devant la justice puritaine. Pour ce nouveau film, Pier Paolo Pasolini opte pour une approche radicalement différente : La Ricotta était une courte excentricité loin des écrits bibliques, L’Évangile selon saint Matthieu est une imposante transposition du texte sacré, à la virgule près, marquée d’une emphase visuelle nouvelle pour le réalisateur. Si ses premiers longs métrages l’opposaient au clergé, il savoure une nouvelle ère qui s’ouvre au Vatican, au cœur des années 1960. L’artiste avait plusieurs fois bravé les organisations cléricales, mais il salue le climat de relatives libertés nouvelles qui s’instaure sous le pontificat de Jean XXIII, à qui il dédie le film. Après des années de guerre, le cinéaste trouve un terrain d’entente fragile mais réel avec le clergé, qui le conduit à nouer une amitié nouvelle avec le prêtre jésuite Virgilio Fantuzzi qui allait rester proche du metteur en scène toute sa vie, et qui à l’instar des observateurs internationaux, s’émeut pour L’Évangile selon saint Matthieu.

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De la naissance de Jésus (Enrique Irazoqui) à Nazareth jusqu’à sa crucifixion, L’Évangile selon saint Matthieu retrace le parcours du prophète catholique, selon les écrits bibliques. D’abord contraint de s’exiler enfant pour fuir la colère du roi Hérode, le messie revient prêcher sur ses terres lorsque celui-çi trépasse. Accompagné de ses douze apôtres, il répand la parole de Dieu et se heurte au pouvoir de son époque, qui voit dans les miracles qu’il accomplit et dans la ferveur qu’il soulève un danger potentiel.

Pour restituer l’ampleur naturelle de son récit, Pier Paolo Pasolini casse son approche habituelle et réinvente sa façon de filmer. Alors que ses premières œuvres étaient frappées du sceau de la simplicité et de l’épure esthétique, L’Évangile selon saint Matthieu marque un renouveau pour le cinéaste. Pier Paolo Pasolini envisage bien de conserver sa grammaire dans les premiers temps du tournage, mais insatisfait devant les rushs, il choisit de balayer ses acquis pour plonger dans ce qu’il qualifie de “Magma créatif”. Plus qu’un langage, c’est une personnalité que le réalisateur avoue vouloir refonder. Les plans très installés des trois premiers films cèdent la place à des séquences caméra à l’épaule, optant ainsi pour un point de vue humain. L’apparition de zoom depuis des plans très large, une première pour le metteur en scène, crée la sensation que le metteur en scène veut photographier la terre, avant de plonger vers les trajectoires personnelles. À l’inverse de ses précédentes réalisations, Pier Paolo Pasolini accorde également une grande place à des plans sur des foules fournies. L’histoire de Jésus ne saurait se raconter sans évoquer le monde qui l’entoure, et le long métrage illustre toute la société de l’époque. Une notion d’universalité qui se retrouve dans la musique du film. L’Évangile selon saint Matthieu fait autant de place aux partitions de Bach, déjà employées dans Accatone, et de Mozart, qu’à des sonorités de gospels américains ou africains, conviant le monde entier autour du long métrage.

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Mais toute aussi universelle soit la portée de L’Évangile selon saint Matthieu, Pier Paolo Pasolini conjugue le message d’amour du prophète avec des séquences d’une grande violence graphique. La cruauté de l’homme est tout aussi présente que sa bonté, voire prédominante. Le massacre des innocents, dans le village natal de Jésus, précède même tout élans compassionnel du récit. Lorsque Hérode, inquiet de la naissance du messie, met à mort les nouveaux nés de son royaume, Pier Paolo Pasolini opte pour des visuel larges sur des dizaines de familles violentées sur un seul et même plan, dans lequel la torture des nourissons est difficilement soutenable. Néanmoins, avant l’acte funeste, le cinéaste cadre les visages des futurs bourreaux, au plus proche, un à un, offrant ainsi des racines tristement humaines à sa symphonie macabre. Le mal est incarné, et l’homme en est responsable. À chaque résurgence de violence propre au film, L’Évangile selon saint Matthieu interroge le spectateur sur sa propre place. Ainsi, au moment de la condamnation de Jésus par Ponce Pilate, le film offre une vue subjective d’un apôtre qui parcourt la foule, impuissant, avant que celui-ci ne renie par trois fois son affiliation au Christ. Jamais le public n’est assimilé à Jésus, il est toujours un témoin qui l’observe, et souvent ramené à sa condition d’être friable.

Affronter le monde des hommes constitue dès lors une épreuve pour Jésus et ses disciples. Chaque séquence qui confronte le messie au peuple qu’il entend convertir à sa parole est ponctuée d’une note d’amertume, voire d’impuissance qui peut sembler inattendue dans une transcription des Évangiles. Pier Paolo Pasolini exige de Enrique Irazoqui une grande sobriété dans son jeu, qui le déconnecte parfois des sentiments humains. Même lorsque Jésus invite les enfants à venir vers lui, il est difficile de percevoir une réelle empathie. De plus, la résignation du prophète sur son sort insuffle de la fatalité au récit : bien évidemment le spectateur est conscient de l’issue de L’Évangile selon saint Matthieu avant même la séance, mais il semble que le protagoniste lui-même soit au fait de l’issue qui sera la sienne. Les rares instants d’émotion affirmés de la part du messie sont d’ailleurs plutôt le fruit d’une colère qui le rend humain, que d’un amour exacerbé comme on peut le vivre dans les productions américaines ayant trait à la Bible. Pier Paolo Pasolini semble vouloir placer l’osmose dans la nature, lorsque Jésus est isolé du monde en compagnie de ses prophètes. Ce sont sur les landes désolées, filmées avec une ampleur plus grande que les scènes en ville, que l’équilibre entre sacralité voulue par le réalisateur et portée de la parole sainte s’exprime le plus vivement. Le retour régulier à des visages silencieux offre un surplus de gravité.

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Dans les cités bondées, les actions de Jésus se révèlent plus proches du combat pour un certain ordre social. Le fils de dieu est frère des hommes et éprouve leurs tourments, même lorsque ceux-ci ne semble pas lui accorder leur foi. L’Évangile selon saint Matthieu choisit de faire de Jésus un homme d’apparence froide, rigide, et autoritaire, loin d’une représentation aimante. Pier Paolo Pasolini confesse dans ses écrits avoir désiré laisser le loisir au spectateur de croire ou non à l’avènement du messie. L’inexpressivité voulue devient ainsi un levier pour l’appréciation permise des actions du prophète. Mais cette neutralité est-elle réellement en vigueur ? Aux vues de Jésus, vindicatif face aux puissants qui oppriment le peuple, la vertue lui est fatalement adjointe, et l’adhésion du spectateur est forcément acquise. De plus, alors que le film ne se détourne que très rarement de Jésus, les rares scènes où il n’est pas présent sont toujours une mise en image de la duplicité de l’homme. Ainsi, la mort de Jean-Baptiste est le fruit d’une décision aveugle émanant du pouvoir en place. Même dans L’Évangile selon saint Matthieu, le réalisateur laisse apparaître sa sensibilité de révolté.

Pier Paolo Pasolini se détourne d’ailleurs de toute sur-esthétisation des miracles, dont il refuse clairement la magnificence. Le cinéaste ne fait au mieux qu’un jeu de montage discret pour montrer une guérison, mais se refuse à un escamotage visuel outrancier qui imposerait Jésus en être surhumain. Ce serait là trahir sa volonté première de montrer un homme simple, à la mission hors du commun. La vraie sagesse n’est pas dans l’accomplissement du miracle, mais dans la parole que délivre le messie, au centre du récit. L’Évangile selon saint Matthieu offre à ses dialogues une emphase particulière, et en fait le pivot de l’histoire, plus que tout autre artifice. Néanmoins, au caractère affable de Jésus, le long métrage oppose le mutisme total de Marie, jouée par la propre mère de Pier Paolo Pasolini. En se tournant vers les hommes, le prophète s’est détourné de sa famille, comme le cinéaste, et assume un lourd sacrifice.

Pier Paolo Pasolini propose une transcription fidèle de l’Évangile, avec une beauté plastique indéniable, dans un film davantage tourné vers la sensibilité que ce qui s’offre outre-Atlantique à la même époque.

L’Évangile selon saint Matthieu est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:

  • 2 documentaires : “Cinéastes,  de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
  • 4 documents ou analyses et 7 entretiens
  • des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
  • 7 bandes-annonces originales
  • 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”

Nicolas Marquis

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