Contes du hasard et autres fantaisies
Contes du hasard et autres fantaisies affiche

(偶然と想像)

2021

Réalisé par: Ryusuke Hamaguchi

Avec: Kotone Furukawa, Katsuki Mori, Fusako Urabe

Film fourni par Dark Star pour Diaphana Distribution

Loin de se plier aux carcans habituels du septième art, l’âme malicieuse et éprise de liberté de Ryusuke Hamaguchi s’affranchit de toutes les conventions. Chacune de ses propositions confine à l’expérimentation, et dans sa quête perpétuelle de compréhension de la nature profonde de l’être humain, le metteur en scène ne se plie à aucune limite de temps. Si le plus souvent, c’est sur la longueur qu’il pose son regard sur le monde, comme dans Intimacies, Senses ou même Drive My Car, le cinéaste aime se jouer des attentes du public, se rendre insaisissable et surprendre son audience. Avec Contes du hasard et autres fantaisies, Ryusuke Hamaguchi semble prendre son spectateur à revers, et loin de s’épanouir dans une de ses imposantes dissertations qui ont fait sa renommée, le réalisateur propose ici trois courts métrages réunis pour ne constituer qu’un tout cohérent. En variant sa forme et en s’imposant un cadre temporel plus restreint, l’artiste caresse une forme d’essentiel et d’immédiateté savoureuse, sans pour autant renier les axes fondateurs de son cinéma: à plus d’un titre, Contes du hasard et autres fantaisies reprend les thèmes chers au coeur de Ryusuke Hamaguchi et pléthore d’artifices de mise en scène installés au cours de ses films précédent. Pourtant, l’élaboration du film n’a elle rien de brève: alors que les prises de vues de deux courts métrages sont déjà terminées, le tournage de Drive My Car et la crise du COVID interrompent la réalisation de l’œuvre, forçant Ryusuke Hamaguchi à mettre un frein à sa démarche avant un retour vers Contes du hasard et autres fantaisies, un an plus tard, pour son ultime segment. La sauvegarde de l’unité de ton et de philosophie propre aux trois propositions apparaît dès lors comme une prouesse que la critique et le monde du septième art ne manque pas de souligner: en 2021, son travail est récompensé de l’Ours d’Argent au Festival de Berlin.

Deux amies qui discutent de leurs amours, avant que l’une d’elles ne réalise que le nouvel amant de son interlocutrice est son ancien partenaire; un étudiant qui entreprend de piéger un professeur qui l’a réprimandé en demandant à sa petite amie de le séduire; deux femmes qui se croisent dans la rue et qui pensent se reconnaître alors qu’elles ne se sont jamais vues… Hasard ?, La Porte Ouverte et Encore une fois… apparaissent comme trois courtes variations autour du concept de destin, et des inévitables coups du sort qui le ponctuent, réunis en un seul long métrage.

Contes du hasard et autres fantaisies illu 1

En se pliant au format restreint du court métrage, Ryusuke Hamaguchi opte pour une épuration totale de sa mise en scène, parfois très proche du théâtre, un art qui passionne le réalisateur. Les trois histoires qui composent Contes du hasard et autres fantaisies s’articulent chacune autour d’une scène centrale, qui définit le message délivré par le cinéaste. Un grand pouvoir est conféré aux mots, alors que le dialogue est le vecteur premier de sentiment. Bien que le cinéaste s’appuie en général sur de longues minutes évanescentes qui construisent sa subtilité, ce nouvel essai le force par nature à un rythme plus soutenu. Chaque parole laisse transparaître l’âme profonde des protagonistes, et même si quelques mensonges s’invitent dans les échanges, ils cèdent tous invariablement: dans La Porte Ouverte, Nao (Katsuki Mori) est censée jouer un rôle mais finit par se découvrir elle-même au fil du court métrage, davantage que son vis à vis. Chaque segment de Contes du hasard et autres fantaisies rend compte d’instants suspendus, où deux âmes sont unies par une complicité qui transcende les limites habituelles des interactions humaines. La fusion inévitable qui rassemble chaque binôme les invite à un partage des sentiments sans faux semblants, totalement à nue. Pour accentuer l’intensité des dialogues, Ryusuke Hamaguchi réemploi un artifice qu’il avait précédemment utilisé dans Senses: les plans face caméra. À des moments savamment choisis, le spectateur est directement interpellé par un personnage, propulsé dans la peau de son interlocuteur, et fait ainsi l’expérience d’une vérité qui touche immédiatement en plein cœur.

Il semble dès lors surprenant que le hasard soit une constante de chaque courts métrages, que la vérité du cœur s’épanouisse dans des instants volés de l’existence où les personnages sont mis en difficulté. Pourtant, c’est là que Contes du hasard et autres fantaisies choisit de placer la sincérité. Chaque protagoniste est prisonnier d’une trajectoire qui le condamne au désarroi, jusqu’à la rencontre fondatrice qui remet en cause sa psyché. Les coups du sort apparaissent comme d’indispensables rebonds de l’existence, tantôt synonymes de douleurs, tantôt d’épanouissement. La résolution positive n’est jamais promise, elle semble même inatteignable dans la majeure partie du film, et pourtant, chaque seconde étalée dans Contes du hasard et autres fantaisies est une pierre de plus apportée à la construction personnelle, qu’elle soit bénéfique ou non. La découverte de soi, sur un plan sentimental, voire même sexuel, est l’axe principal de lecture.

Contes du hasard et autres fantaisies illu 2

Pour autant, Contes du hasard et autres fantaisies laissent une grande place au non-dit. Si les protagonistes sont moins taiseux que dans les autres œuvres de Ryusuke Hamaguchi, ils ont néanmoins leur jardin secret qu’ils ne délivrent jamais totalement. Les mots tus sont aussi présents que ceux prononcés et comptent tout autant. Le long métrage épouse toutefois une courbe de progression marquée dans le dévoilement de l’intimité: le premier court expose un secret entre deux amies qui ne se verbalise jamais, le second segment dévoile un entretien qui aurait dû rester confidentiel, et le troisième métrage met lui à jour une vérité, mais qui n’est pas adressée à la bonne personne. L’équilibre propre aux personnages se construit dans la symbiose entre ce qu’ils expriment et ce qu’ils retiennent. Il faut accepter de ne pas complètement adouber les protagonistes, de leur concéder leur part de démons, leurs défauts et leurs regrets, pour les laisser s’épanouir pleinement. Ainsi, bien qu’elle n’ait rien avoué à son amie, Meiko (Kotone Furukawa) se retrouve confrontée à l’image d’un chantier, au terme de Hasard ?. Sa psyché peut se construire, maintenant détachée de ses entraves, mais marquée toutefois par les épreuves.

Comme c’est très régulièrement le cas dans les œuvres de Ryusuke Hamaguchi, les personnages principaux sont ici des femmes. Le cinéaste s’épanouit dans des portraits tout en douceur de la gente féminine, intense sujet de fascination pour l’artiste. Le réalisateur le concède, il ne comprend pas tout de ses contemporaines, mais il ne cesse de porter sur elles un regard compatissant. Contes du hasard et autres fantaisies a pleinement conscience du poids démesuré que la société fait peser sur les épaules des dames, et de l’injustice qui en découle. Les hommes peuvent apparaître légèrement plus frivoles, les femmes sont soumises à des diktats oppressants. Qu’elles soient des jeunes filles en découverte de leur cœur, ou des épouses esclaves d’un mariage vacillant, un peu à l’image des héroïnes de Senses, toutes composent avec des obstacles quasiment insurmontables. Les trois variations proposées constituent trois approches douces, différentes et respectueuses de la femme nipponne moderne.

Contes du hasard et autres fantaisies illu 3

Alors que la majorité du temps, les scènes centrales de Contes du hasard et autres fantaisies prennent place dans un décor fixe, le mouvement s’invite régulièrement au fil d’errances en véhicule, le plus souvent en introduction ou en conclusion des courts métrages. À l’évidence, les longues déambulations en voiture de Drive My Car ont imposé cet artifice de mise en scène propre à Ryusuke Hamaguchi, mais dès Intimacies, le cinéaste étalait d’intenses visuels de son héroïne lors de ses trajets en métro. Plus important encore, il proposait dans ce même long métrage un poème qui assimilait les trains japonais aux mots employés par un auteur lors de ses créations. Une fois de plus, Ryusuke Hamaguchi utilise les différents véhicules comme des vecteurs de narration. Que ce soit un bus, un train, ou un taxi, ses personnages sont conduits vers le destin, transportés sur l’imperturbable chemin de la vie dont on ne peut s’écarter. À plus forte raison, les protagonistes ne sont jamais les pilotes de leur destin: personne n’apparaît au volant d’une voiture, chacun est amené vers sa destination malgré lui. Le hasard les attend à chaque arrêt, prêt à les changer à jamais.

En trois courts métrages, Contes du hasard et autres fantaisies couvre un large spectre de la psyché humaine, dans une complexité de fond séduisante, et une épure de la forme bienvenue. Chaque rencontre creuse un peu plus des personnages aussi complexes qu’attachants.

Contes du hasard et autres fantaisies est disponible en Blu-ray, DVD et VOD chez Diaphana Distribution, dans une édition comprenant également:

  • Regard sur le film par Clément Rauger

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire