Le diable n’existe pas
Le diable n'existe pas affiche

(شیطان وجود ندارد)

2021

Réalisé par: Mohammad Rasoulof

Avec: Mahtab Servati, Shaghayegh Shourian, Baran Rasoulof

Film fourni par Pyramide Films

La peine de mort et son application reste encore aujourd’hui une épineuse question. Si on peut se féliciter que notre pays ait décidé de l’abroger il y a de nombreuses années, la résurgence de l’extrémisme met en péril cette évolution de notre société. Bien sûr, certains crimes invitent à un profond dégoût, et en tant qu’être humain, l’envie d’une rétribution sévère s’immisce en nous, mais la justice se doit d’être supérieure moralement aux considérations de l’individu. À plus forte raison, céder à cet acte funeste sous-entend que la justice ne se trompe jamais, ce qui est indubitablement faux. Dans l’Iran du cinéaste Mohammad Rasoulof, comme c’est le cas sous bien d’autres latitudes, la notion de délit conduisant à l’exécution est également interrogée, alors qu’il suffit parfois d’être simplement opposant politique au régime en place pour voir sa vie être prise par les institutions. Les lois d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement celles de demain, et quel regard porterons-nous sur les disparus d’ici quelques années ?

Au bout de ce système mortifère se trouve des hommes, souvent semblables à nous même, chargés d’exécuter la sentence. Quels affreux tourments s’emparent de leur âme au moment de “retirer le tabouret” de ceux qui ont la corde au cou ? Quels dilemmes profonds les habitent ? C’est à eux que Mohammad Rasoulof consacre son film Le diable n’existe pas, Ours d’or au festival de Berlin 2020, pour démontrer qu’une vie fauchée se répercute sur des dizaines d’autres. “Qui cherche la vengeance doit creuser deux tombes”, selon la maxime connue, semble être le moteur du long métrage.

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Pour délivrer son message, le réalisateur s’appuie sur un découpage original. Composé de quatre segments distincts, Le diable n’existe pas entend dépeindre différentes nuances de potentiels bourreaux, allant de celui qui s’acquitte de son labeur de façon robotique, à celui qui résiste et se soustrait aux ordres. De quoi insuffler un rythme bien particulier à l’œuvre et permettre au film de conserver toujours une forme de puissance dans son propos. Cette forme est pourtant le résultat d’une contrainte: au moment de tourner le film, Mohammad Rasoulof, cinéaste engagé contre les pouvoirs en place en Iran, est interdit de filmer. Pour contourner cette décision, se sont ses assistants qui demandent les autorisations de tournages pour quatre moyens métrages, finalement regroupés en un seul long. Même s’il n’est pas toujours présent sur le plateau, Mohammad Rasoulof dirige le projet en secret.

Dans ce contexte bien particulier, l’unité dans la force d’évocation visuelle du film devient une prouesse. Le diable n’existe pas n’est pas que brillant dans le fond, il l’est également dans la forme et dans les partis pris esthétiques du réalisateur, propices à l’interprétation. Quatre histoires, quatre variations: dans la première portion, c’est la récurrence de lumières rouge et verte, comme une obsession, qui saute aux yeux, avant qu’on en comprenne la signification. Dans le segment suivant, c’est l’accumulation de plans séquence pour restituer une logique de fuite qui se fait saisissante. Vient ensuite le moment de délaisser les villes pour se reconnecter à la nature et montrer que le bourreau n’y est plus admis. Puis enfin, les plaines arides de l’Iran s’affichent, pour appuyer la solitude mentale du personnage central.

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Avant de s’atteler à déployer toute l’étendue de sa fronde sociale, Mohammad Rasoulof tient d’abord à énoncer une vérité douloureuse: les bourreaux sont des hommes normaux, loin d’avoir la bave aux lèvres ou de tirer satisfaction de leur tâche. Certains sont même des hommes bons dans leur quotidien, et c’est tout le mécanisme de reniement de soi au moment d’appuyer sur le bouton macabre qui se voit disséqué. Plus frontale encore apparaît la critique des pouvoirs iraniens: certains de ces hommes ne sont là que parce que le service militaire est une obligation pour un avenir plus radieux, d’autres n’exécutent que pour obtenir une permission, tandis que c’est parfois aussi le mensonge qui règne alors qu’on affirme à certains qu’ils doivent donner la mort à des meurtriers bien qu’il s’agisse de pures condamnations politiques.

La valeur d’une vie humaine est logiquement interrogée dans le long métrage: celle qui est prise, bien sûr, mais aussi celle des bourreaux. Il apparaît clair que pour Mohammad Rasoulof, donner la mort est une forme de décrépitude interne. L’effroi s’empare des protagonistes et l’illusoire futur qu’ils espéraient se dérobe à eux. On s’attache bien sûr plus vivement à ceux qui refusent leur tâche, mais Le diable n’existe pas réussit magnifiquement la prouesse de nous faire prendre en sympathie ceux qui n’ont pas ce courage. Le film renvoie le spectateur à ses propres convictions et le confronte à cette douloureuse question: que ferions-nous dans les mêmes circonstances ? Aurions nous le courage de dire “non” ?

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Si la réponse est contrastée, c’est pourtant l’élan de résistance face à la fatalité que nous communique vivement le film. Mohammad Rasoulof, cinéaste rebelle, tente de nous montrer des solutions alternatives, certes idéalisées mais présentes. Face à un système effroyable, c’est au dernier maillon de la chaîne de céder le premier, de briser les tabous, de prendre les chemins de traverse, même au risque de sa vie. La révolte commence par une personne, et se propage à d’autres. Une vie sauvée devient plus précieuse que mille morts.

Malgré tout, l’acte funeste de la pendaison, puisque c’est ainsi que s’exécutent les peines en Iran, revient sans cesse comme un couperet implacable. Mohammad Rasoulof ne s’y trompe pas en s’attardant de longues secondes sur les pieds pris de spasmes de ceux qui ont la corde au cou. Il nous lance sa vérité en pleine figure, nous force à voir l’invisible, ce qui se cache dans les couloirs des prisons. Pour faire bouger les lignes, le cinéma n’hésite pas à nous confronter au traumatisme, à nous mettre nous aussi dans la peau des bourreaux.


Le diable n’existe pas est édité par Pyramide Films et disponible sur la boutique de Potemkine. L’édition comprend deux entretiens avec Mohammad Rasoulof et un entretien avec un historien du cinéma.

D’une puissance incommensurable, Le diable n’existe pas est bien plus qu’une réussite, c’est un plaidoyer nécessaire à l’évolution de l’humanité. Une sonnette d’alarme qui se doit d’être entend

Nicolas Marquis

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