Les passagers de la nuit
Les passagers de la nuit affiche

2022

Réalisé par: Mikhaël Hers

Avec: Charlotte Gainsbourg, Noée Abita, Quito Rayon Richter

Film fourni par Pyramide Films

Des bancs de la Fémis à ses derniers films en date, Mikhaël Hers trace sa route dans le paysage cinématographique et s’impose comme une personnalité émergente du septième art. D’abord reconnu pour la qualité de ses courts métrages, qui en font un habitué du Festival de Cannes dès les prémices de sa carrière, le réalisateur transforme l’essai de la forme longue depuis 2010, avec Memory Lane. Alors qu’il n’a que 35 ans à l’époque, Mikhaël Hers insuffle déjà nombre de ses obsessions dans cette première œuvre distribuée en salle. La réflexion sur l’essence du souvenir, le poids qui en découle, comment le mettre en image, et l’approche chorale de son propos sont déjà présents, et n’ont de cesse d’habiter ses films suivants. Salué par la critique, et notamment par l’influent Jean-Michel Frodon qui souligne le courage et la justesse du metteur en scène lorsqu’il aborde l’épineux sujet des attentats dans Amanda, en 2018, Mikhaël Hers est une valeur montante du cinéma français. En 2021, une rencontre marque l’artiste: membre du jury au Festival de Deauville, il officie sous la présidence de Charlotte Gainsbourg. Une complicité naît, et un film en découle. À l’occasion de son quatrième long métrage, Les passagers de la nuit, il fait de l’actrice la tête d’affiche de son film, la meneuse d’un casting prestigieux qui accueille également la prometteuse Noée Abita et la mythique Emmanuelle Béart.

Dans cette nouvelle œuvre, Mikhaël Hers et les deux co-scénaristes proches du réalisateur Mariette Désert et Maud Ameline, tissent une fresque au long court, qui couvre l’ensemble des années 1980. Alors que la France est en plein bouleversement à l’orée de cette décennie, Elisabeth (Charlotte Gainsbourg) fait face aux difficultés de la vie. Mère au foyer depuis son passage à l’âge adulte, elle se retrouve livrée à elle-même, lorsque son mari les abandonne, elle et ses deux grands enfants, dans un immeuble du centre parisien. Obligée de subvenir aux besoins familiaux, Elisabeth obtient un emploi de standardiste pour l’émission de radio Les passagers de la nuit, qui laisse la parole libre aux auditeurs aux heures les plus tardives. Émue par le témoignage de Talulah (Noée Abita), une jeune SDF, elle lui propose de loger chez elle dans un élan altruiste. À travers une douce exploration sentimentale, le film passe d’un protagoniste à un autre, au gré des péripéties, s’attardant aussi bien sur Elisabeth, Talulah ou les deux enfants Matthias (Quito Rayon Richter) et Judith (Megan Northam).

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Dans son approche d’une décennie charnière pour le peuple français, Les passagers de la nuit tente de tisser un cocon soyeux et nostalgique dans lequel le spectateur replonge avec délice. Les années 1980 marquent un tournant pour le paysage politique hexagonal, et Mikhaël Hers le souligne dès l’entame de son film: dans la séquence d’ouverture, les foules en liesse fêtent l’élection à la présidence de François Mitterrand. Pour les électeurs de gauche, un nouvel espoir naît, la perspective de lendemains radieux. Néanmoins, Les passagers de la nuit n’entretient pas une image biaisée et ne manque pas de souligner les désillusions de cette époque. Si l’engagement politique de Judith est montré, il reste une partie restreinte du récit. Plus criant de vérité encore, une fois l’euphorie évaporée, les perspectives de futur sont contrastées. Elisabeth affronte la dureté d’un monde qui la force à redoubler d’efforts pour survivre, et Talulah est en plein désespoir. Mikhaël Hers choisit de poser une ambiance visuelle, parfois plus prégnante que son contexte sociétal. Outre une reconstitution parfaite, Les passagers de la nuit mélange le quotidien de ses personnages à des montages évanescents, employant des images d’archive d’époque de Paris. La variation du grain de la pellicule propulse le spectateur dans un délicieux voyage temporel.

À l’amour des années 1980 et de leurs événements fédérateurs, comme la Coupe du Monde de football 1982, Les passagers de la nuit oppose une cellule familiale en perdition, obligée de se reconstruire malgré les blessures. Le long métrage substitue volontairement presque toutes figures d’autorité paternalistes, que ce soit à travers l’absence du mari d’Elisabeth, jamais montré à l’écran, ou au fil des répliques offertes à Talulah qui laissent sous entendre son rapport conflictuel aux parents. Même si une grande place est faite à Matthias, le film prend soin de mettre en avant les tourments des femmes de l’époque, qui s’émancipent dans une société qui se métamorphose. Ce sont elles avant tout les passagères de la nuit, celles qui avancent coûte que coûte dans l’obscurité, sur le chemin d’une vie complexe. Dans ce périple à l’aveugle, le long métrage ne leur épargne rien, ni la précarité financière et les épreuves affectives qui frappent Elisabeth, ni l’addiction aux drogues de Talulah. Régulièrement, dans des scènes taiseuses, Mikhaël Hers met en scène ses protagonistes féminines seules face à la noirceur d’une nuit insondable.

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Dès lors, la mission du réalisateur semble claire: donner une voix à celles et ceux qui sont mis en marge du monde. Que ce soit parce qu’ils sont jeunes, ou parce qu’elles sont femmes, les muselés de l’époque s’affirment dans un film aux allures de chronique. Au centre de la démarche artistique des passagers de la nuit, l’emploi de la radio comme porte-voix des oubliés se révèle être un instrument scénaristique pertinent. En 1980, la télévision est déjà bien installée dans les foyers français. Pourtant présent dans l’appartement d’Elisabeth, jamais le poste n’est allumé. La mère célibataire trouve davantage de consistence dans l’émission nocturne qu’anime Vanda Dorval (Emmanuelle Béart), avant même d’être employée au standart. Les oiseaux de nuit qui s’y expriment semblent tous marginaux, et y confessent leurs difficultés quotidiennes. La pénombre et l’heure tardive deviennent une douce enveloppe pour laisser libre court aux secrets intimes. Au moment où Talulah intervient dans le programme radiophonique, elle s’étonne de l’ampleur du studio, arguant qu’elle se représentait l’exiguité d’un confessionnal. Pourtant, Mikhaël Hers offre une installation qui en émule certains principes: la jeune fille est isolée dans une cabine, tandis que Vanda ne peut la voir, simplement percevoir sa voix.

La quête d’un mode d’expression devient le moteur du film: outre l’émission de radio, une succession d’autres idées scénaristiques invite les personnages à se faire entendre dans un pays qui leur refuse parfois la parole. Pour Judith, l’engagement politique traduit sa volonté d’émancipation, tandis que pour Elisabeth, la tenue d’un journal intime accentue la nécessité de verbaliser ses difficultés. C’est néanmoins à travers des incursions dans la sphère artistique que Les passagers de la nuit signifie le plus intensément le besoin de s’affirmer et de transcrire ses sentiments. Étudiant dilettante, Matthias s’adonne à l’art de la poésie pour confier la substance profonde de son être. Le long métrage fait preuve d’une grande compassion pour sa démarche, alors que ses aïeux adoubent presque son absentéisme scolaire récurrent, comprenant son besoin de s’extirper d’une société austère. Toutefois, c’est une forme d’extase envers le septième art que Mikhaël Hers expose ostensiblement. Alors que dans les premiers temps, le cinéma n’est perçu que comme un loisir, il n’en fédère pas moins les plus jeunes personnages dans les salles obscures. Talulah sort transformée de ces séances, elle perçoit la profondeur offerte par le métier d’actrice et en fait un idéal. Elle qui ne regarde jamais en arrière, ou alors dans une forme de douleur palpable, voit dans l’interprétation d’un rôle une façon de se confronter à son propre parcours.

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Trouver sa voix invite à tracer sa voie. Une fois ce besoin d’expression atteint, la reconstruction sentimentale peut s’opérer. En quête d’affirmation de soi, les protagonistes des passagers de la nuit sont invités à faire face aux affaires de cœur. Tous semblent porteurs d’une blessure, qu’elle soit psychique et implicite, comme pour Talulah, ou physique et exposée, comme pour Elisabeth qui a combattu un cancer du sein. La cicatrice qui la griffe devient symbolique, le fantôme d’une existence passée qui l’a marquée à jamais, et avec lequel elle doit composer pour se réinventer. Les passagers de la nuit ne basculent pourtant jamais dans la mièvrerie: si certains connaissent une résolution heureuse, d’autres sont laissés seuls avec une note de pessimisme. Il subsiste toutefois le doux sentiment que durant une parenthèse enchantée, au milieu des années 1980, tous ont existé collectivement, ont créé une famille de cœur, ont pu s’épanouir et grandir. Les passagers continuent leur périple, mais ils ont voyagé un temps ensemble, se sont entraidés et ont vécu à l’unisson.

Les passagers de la nuit caresse une douceur charmante, sans oublier de creuser en profondeur ses personnages. Dans cette fresque chorale, Mikhaël Hers fait preuve de compassion et de compréhension pour alimenter sa photographie des années 1980.

Les passagers de la nuit est disponible en DVD et Blu-ray chez Pyramide Films, avec en bonus:

  • des analyses de Marilou Duponchel
  • La bande originale du film
  • Une scène coupé
  • La bande annonce
  • un livret

Nicolas Marquis

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