Zillion
Zillion affiche

2023

Réalisé par : Robin Pront

Avec : Jonas Vermeulen, Charlotte Timmers, Matteo Simoni

Film fourni par Dark Star Presse pour Koba Film

Au terme des années 1990, les rayons stroboscopiques fluorescents de la boîte de nuit le Zillion transpercent la noirceur des nuits anversoises. Temple de la musique techno et de tous les excès, le club est le lieu de prédation des créatures de la nuit en quête de drogue, de sexe et de frénésie des corps en transe, jusqu’au petit matin. Entre grandeur et décadence, la Gomorrhe belge illumine les ténèbres et accueille en son sein stars de l’époque, hauts décisionnaires politiques et grands pontes de la criminalité locale. Régent de cet empire illusoire, Frank Verstraeten est une bête médiatique qui s’est extirpée d’un milieu social modeste pour devenir chef d’orchestre du vice et du dévergondage. Petit par la taille, le roi des soirées endiablées soigne ses complexes d’une autorité ferme, d’un sens de la répartie cinglante et d’un appétit démesuré pour la malversation financière. Attirées par les fantasmes nocturnes, des milliers d’âmes s’abandonnent à ce maître des plaisirs. L’inexorable chute de Frank Verstraeten est aussi fulgurante que son ascension. Rattrapé par les autorités après s’être joué d’elles, le bandit magnifique est contraint de fermer le Zillion en 2001, mettant un terme définitif à ses désirs de chair et d’addiction. Durant quatre ans, le prodige de la transgression a caressé ses rêves les plus fous de succès, de renommée, de richesse, mais aussi d’amour éphémère trouvé aux bras de Vanessa Goossens, une ancienne Miss Belgique princesse des boîtes de nuit.

Fasciné par cette sous-culture excentrique, qu’il désigne sous l’appellation anglaise “Chav”, le cinéaste Robin Pront a grandi au rythme des coups d’éclat de Frank Verstraeten. Trop jeune pour avoir eu l’occasion de s’ébattre dans le Zillion, le réalisateur a néanmoins perçu dans ses tendres années l’aura de ce sanctuaire de tous les excès. Son premier long métrage, Les Ardennes, sorti en 2015, manifestait déjà subtilement la passion du metteur en scène pour la musique populaire de la fin des années 1990. Grand succès en Belgique, cette œuvre fondatrice signait l’émergence d’un artiste ensorcelant. Avec Zillion, désormais en salle en France après avoir rayonné sur le box office du plat pays, Robin Pront réalise un rêve d’enfant et ressuscite l’esprit du club nocturne en transcrivant sur la pellicule l’éclosion et la descente aux enfers de son iconique propriétaire. Dans une fresque survoltée, délirante et parfois violente, l’histoire de Frank Verstraeten se dévoile.

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Provincial au physique ingrat, Frank (Jonas Vermeulen) est un prodige de l’informatique qui fait fortune en 1997, en important de Chine du matériel moderne qu’il revend secrètement. Traqué par la brigade financière belge, il blanchit son argent en s’associant à Dennis “Black Magic(Matteo Simoni), un magnat de la pornographie. Devenus amis, le duo concrétise leur rêve commun de devenir les rois des nuits de débauche en ouvrant le Zillion, un night club fastueux à la pointe de la technologie, où se côtoient sur les pistes de danse les vedettes du moment et les voyous en tout genre. Sexe, drogue et techno rythment le quotidien de Frank, nouveau maître des soirées anveroises, qui s’éprend follement de Vanessa Goossens (Charlotte Timmers), la Miss Belgique de l’époque. Ensemble, ils vivent dans un luxe obscène, mais la chute sera terrible pour le couple, rattrapé par les autorités, les criminels qui les entourent et les divisions affectives.

Sur un tempo démentiel et au gré des envolées fantasques de sa caméra sans cesse en mouvement, Robin Pront transforme le crime en séduction primaire et fait de l’histoire du Zillion un flirt charnel avec la soif de l’interdit. Accumulation de corps dénudés épris de désir, avalanche de substances illicites et pluie de billets de banque accompagnent son odyssée dans l’univers des puissants de la nuit. Le septième art devient une pulsion féroce, déraisonnée et parfois joviale pour que fusionnent à l’écran la splendeur et la laideur d’un protagoniste à double visage. Zillion emprunte avec humilité aux fresques mythiques sur le banditisme, épousant régulièrement l’héritage lointain de Martin Scorsese, mais se pare de teintes acidulées exubérantes qui lui donne son identité et de sonorités agressives qui accompagnent sans discontinuer la gloire et la déchéance. La techno de la fin du XXème siècle martèlent ses accords binaires, comme le métronome d’un destin hors du commun et de la chute fatidique. Frank pense être l’ordonnateur des mélodies qui se jouent dans sa boîte de nuit, mais il se révèle finalement en être un autre esclave, alors que les airs électriques se transforment en requiem classique. En érigeant l’argent en maître étalon de la réussite d’une vie, le protagoniste a perdu de vue la substance profonde des joies d’une existence épanouie et heureuse. La course à l’accomplissement économique l’a mené vers un chemin de perdition et vers une impasse affective qui l’a privé du véritable bonheur affectif. Le confort matériel compte peu pour lui, mais l’accumulation de richesse est une preuve pervertie de son ascension sociale. Chaque voiture rutilante, chaque accoutrement de luxe, chaque flûte de champagne est une victoire travestie contre le destin et contre son passé de provincial modeste. Le truand un brin pathétique qui combinait dans l’arrière-salle du commerce maternel s’est mue en empereur du crime, dans son temple de néon. Son appétit vorace pour l’illégalité, sa véritable maîtresse, reste insatiable. Frank est un ogre qui souhaite dévorer toujours plus, qui cherche à acquérir tout ce qu’on lui refuse, comme une bravade face à la fatalité. Si Vanessa sombre dans la cocaïne, son époux s’exalte quant à lui de l’ivresse du crime et de l’interdit. Zillion est un perpétuel jeu de tentations proscrites, auquel les personnages succombent. Montré à l’écran au moment d’une des nombreuses scènes d’ébats charnels et associé à Frank par la suite, le serpent qui lui sert d’animal de compagnie rappelle le corrupteur du Jardin D’Eden. Tous les souhaits tabous semblent initialement innocents et bon-enfant, avant que la réalité ne rattrape les héros et que le couperet de la punition s’abatte sur eux. Les autorités incarnent explicitement ce châtiment presque karmique, mais le personnage principal de Zillion est avant tout réprimé en étant progressivement dépossédé de ses relations affectives essentielles. Son union fusionnelle avec sa mère s’est amenuisée jusqu’à la trahison et sa romance avec Vanessa est condamnée. Plus métaphoriquement, la boîte de nuit qu’il a bâti est vouée à disparaître et l’informatique qui passionne Frank est un instrument de sa dégringolade sociale. L’Icare de la nuit s’est approché trop près du feu des projecteurs et s’est brûlé les ailes.

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Néanmoins, avant la chute inévitable, prophétisée dès les premières minutes du film, le héros flamboyant a brièvement réussi à s’extraire de sa condition pour resplendir d’un improbable éclat, dans la noirceur des nuits belges. Durant quelques mois, Frank s’est affranchi de toutes les règles, parvenant même à contourner les limitations de son physique pour transformer son apparence. Les semelles compensées de ses bottes, offertes par Vanessa comme la chaussure de Cendrillon, sont exhibées fièrement dès l’entame de Zillion, et illustrent la mantra du récit, répétée invariablement : “Ce n’est pas parce qu’on est le plus petit que l’on ne peut pas devenir le plus grand”. Le patron de la boîte de nuit a vaincu ses complexes en se fondant dans le spectre de l’obscurité et à forger son identité dans le confort de son antre. Il est empereur, parfois tyran, d’une réalité qu’il tord pour assouvir ses fantasmes. Dans une explosion dévergondée de cocaïne et d’insoumission aux lois, le villageois qui faisait la fierté de sa mère est devenu le prince de la ville, il a mis à genou les décisionnaires politiques et s’est imposé à la vue de tous. Frank en devient presque un personnage surnaturel, qui pose un regard critique sur lui-même à travers les incursions de sa voix en off qui juge autant qu’elle narre son parcours tortueux. Espoir et regrets cohabitent, onirisme et fatalisme se tutoient, l’homme d’aujourd’hui contemple la créature d’hier. En voulant se défaire de toutes les contraintes, il est devenu un symbole au détriment de son être. Frank doit continuer d’être inflexible devant les tribunaux pour exister, au bout de l’épuisement. Il doit demeurer intransigeant avec ses idéaux libertaires pour ne pas tomber de son piédestal. Les portes qui se referment devant lui sont autant de défis à relever. Si les autres apôtres de la nuit lui refusent le passage, alors Frank forcera l’entrée de leur repaire, comme lorsqu’il ruse pour gagner le cœur du Carré, un club rival. D’abord refoulé par un videur, il se glisse ensuite dans l’univers noctambule en compagnie de Dennis, avant d’y ressurgir une dernière fois grâce au soutien de ses hommes de mains d’Europe de l’Est. Chaque interdit est une nouvelle occasion de prouver son statut d’incarnation de l’insurrection. Le rebelle se heurte alors à la normalité sous sa forme la plus crue. Coupable avant tout de vouloir s’extirper de son carcan social, Frank est traqué par un agent de la brigade financière à l’apparence repoussante. Le monde des apparats de la nuit est menacé par l’homme parfaitement ordinaire, la société des gens convenables assaillent et terrassent les enfants des stroboscopes.

Face à cette résurgence de la banalité, le Zillion prend l’apparence d’un bastion de l’excentricité. Dans les infinies sarabandes qui investissent les pistes de danse se frôlent, se caressent et parfois s’étreignent les starlettes et les dealeurs, les actrices de films pornographiques et les molosses sanguinaires, les hommes d’influence et les personnes de peu de biens, attirées par la lumière du phare de la débauche. Frank est le messie des fidèles d’une nouvelle ère, à l’aube d’un nouveau siècle. Il est l’instigateur d’une renaissance de l’Humanité qu’évoque un morceau de musique, le géniteur de l’âge du vice assumé. Sur les papiers des permis de construire, le club est un lieu d’amusement, mais à la vue de tous, il est un foyer de la libre décadence, de la luxure et de l’addiction. Le protagoniste épouse les marginaux pour devenir leur chef de meute. Il orchestre et met en scène les mirages nocturnes pour s’emparer des ténèbres, faisant des lumières qui ornent la façade de la boîte de nuit une veilleuse pour les âmes intranquilles des heures tardives. Bracelet autour du poignet pour contrôler leur température, les pensionnaires du Zillion sont les esclaves de Frank, ils lui appartiennent et vénèrent leur nouveau Dieu. Le patron est autocrate, tout-puissant derrière les moniteurs des caméras de sécurité, et seul maître d’un domaine où il régit le temps. La fête ne peut jamais s’interrompre sans son aval, pas même la police ne peut mettre un terme à la démence du Zillion, lorsque Frank les défie en apparaissant dans la rue pour faire retentir sa musique depuis un gigantesque haut parleur. Toutefois, le nouveau champion de la dépravation et du libertinage est forçat de son propre château de béton, de laser et de métal. Le protagoniste de Zillion et Vanessa vivent reclus dans leur fief, leur appartement est contenu dans le microcosme du club, il n’en est qu’une dépendance qui prend des allures de cellule de prison ardemment gardée pour la jeune femme obligée de justifier de son identité pour pénétrer dans son propre logis. Derrière l’image publique du Zillion se cache la laideur. Les esprits fêtards se massent devant la rutilante porte d’entrée, mais derrière le bâtiment, les monstres s’agglutinent pour extraire l’argent sale du refuge des commerces illicites. Exposée plusieurs fois à l’écran, l’arrière du club est grisâtre et bruni, dépourvu de tout ornement. La boîte de nuit ne ressemble plus qu’à une usine morose où se fabrique la détresse humaine, sans confettis ni paillettes. Lorsque le maquillage de l’opulence se craquèle, le véritable visage du désespoir se révèle.

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Arrivé au sommet d’une pyramide sociale ubuesque, le petit dictateur ne régente finalement qu’un royaume de pacotille. Au terme de son irrésistible ascension tonitruante, marquée par le culot et par l’irrévérence, Frank est seul, dépourvu de tout ce qui donnait un véritable sens à sa vie. La nuit n’est qu’un mirage, mais lorsque le jour se lève, les volutes des fantasmes s’évaporent. Le succès a déconstruit l’amour jusqu’à le mettre à mort. Vanessa a été happée par les ombres, l’incarnation de la beauté sculpturale a été consumée par les addictions et le chagrin, la noblesse du cœur a agonisé, ne laissant plus la place qu’aux dissensions au sein du couple. La reine de beauté appartient à la pénombre, Frank est quant à lui rappelé à la lumière pour expier ses fautes. Le code de l’honneur implicite qui unissait le protagoniste à Dennis a également été bafoué, entaché, déchiré. Prophétisant la déchéance des liens d’amitié, la voix du narrateur décrit le pornographe comme le “seul véritable ami” de Frank durant l’introduction du film, pourtant au terme de Zillion, l’union sacrée de deux âmes éprises de liberté a été meurtrie jusqu’à se disloquer complètement, dans le sang et la fureur. Bien que le long métrage reste une ôde légère et amusante à l’audace et à l’insurrection, le sacrifice allégorique et concret de la mère du personnage principal le rappelle également à une triste réalité. Seul véritable fil rouge de l’émergence du téméraire entrepreneur, ce personnage souvent taiseux malmène son corps et son âme pour guider le fils vers une rédemption qu’il refuse, par pure obstination. Le héros s’est abandonné aux démons de la pénombre. Le temple des plaisirs n’est plus qu’un terrain de guerre sauvage, où se dévoilent des armes à feu prêtes à retenir de leurs détonations mortifères. Frank est le combattant d’une lutte spirituelle, qui se meut en combat concret, perdu d’avance. Au terme de la nuit et comme indiqué au début du long métrage, le roi doit métaphoriquement mourir, et seuls survivront ses successeurs qui se partagent ses biens à l’écran. Frank Verstraeten a chuté du trône, le Zillion a été englouti dans le brouillard du petit matin, il ne subsiste de cette époque dévergondée qu’un vague souvenir inscrit dans la mémoire collective belge, et désormais immortalisé par Robin Pront

Fresque audacieuse, hautement divertissante et décomplexée, Zillion capture l’essence d’une époque et ressuscite les fantasmes du passé, sur un tempo infernal.

Zillion est actuellement au cinéma et distribué par Koba Film.

Nicolas Marquis

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