Arrête avec tes mensonges
Arrête avec tes mensonges affiche

2023

Réalisé par : Olivier Peyon

Avec : Guillaume de Tonquédec, Victor Belmondo, Jéremy Gillet

Film fourni par Blaq Out

Après avoir longtemps rêvé la vie de personnages fictifs en puisant implicitement dans ses expériences personnelles, l’auteur Philippe Tesson confie aux lecteurs une part intime de son vécu dans son roman partiellement autobiographique Arrête avec tes mensonges, paru en 2017. Sur les pages de son ouvrage, l’homme d’aujourd’hui pose un regard mélancolique sur le jeune homme d’hier et sur l’amour incandescent mais secret de ses tendres années qui l’unissait à un garçon de son lycée depuis tragiquement décédé. Jusqu’alors tout en retenue, l’écrivain ouvre son cœur à son public et ressuscite de ses mots le souvenir de sa passion flamboyante. En errance sur ses terres natales qu’il a quittées depuis, l’exilé se confronte au fils de son ancienne flamme et la peine se partage à travers les générations. Pour Philippe Tesson, son livre est un moyen de se remémorer le passé à l’aune du présent, mais aussi de “venger un disparu”, qui n’a jamais pu assumer son homosexualité au grand jour, comme l’a fait l’auteur en fuyant la province parfois austère et rétrograde pour gagner les grandes villes. En acceptant de voir une partie de ses confessions transformées en long métrage, Philippe Tesson transmet le flambeau de son combat à un nouvel artiste, le cinéaste Olivier Peyon, pour que d’une sensibilité différente naisse une même vérité, apte à toucher et à bouleverser un nouveau public. “Les plus grandes trahisons font les meilleures adaptations” selon l’auteur du roman originel, qui invite le réalisateur à s’approprier son œuvre et à refuser la transcription littérale. La fidélité idéologique réside curieusement dans l’infidélité formelle et seule compte en définitive l’émotion indéniable que suscite Arrête avec tes mensonges. Les libertés que se permet Olivier Peyon ont pour mission de magnifier un récit profondément intime et pourtant naturellement universel à la fois. Cinquième et septième art communient pour illustrer le témoignage d’une douleur tristement ordinaire.

Pour fêter l’anniversaire d’une distillerie de Cognac mondialement célèbre, l’auteur à succès Stéphane Belcourt (Guillaume de Tonquédec) est convié à revenir sur ses terres natales pour prononcer un discours à la gloire des artisans du terroir. Arrivé sur place, l’écrivain fait une troublante rencontre. Parmi les employés du fabricant d’alcool figure Lucas (Victor Belmondo), le fils de son premier amour, Thomas, avec qui Stéphane a perdu tout contact. En apprenant la mort récente de son ancien petit ami secret du lycée, le romancier est ébranlé et le destin tragique de l’amant du passé qui n’a jamais pu vivre librement son homosexualité se dessine, entre les souvenirs passionnés de Stéphane et les témoignages éprouvants de Thomas.

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Dans la fureur, les corps s’étreignent sauvagement dans les souvenirs de Stéphane, et deux cœurs battent à l’unisson au-delà des caresses de chair. L’amour premier est primaire, presque animal avant de devenir affection, et il porte en lui l’intensité et la sincérité sans pareil de la passion adolescente. Stéphane et Thomas se sont follement épris l’un de l’autre, presque sans s’en rendre compte initialement, victimes brièvement bienheureuses d’une condamnation à la communion de l’âme. À l’aube de l’âge adulte, deux êtres découvrent un sentiment nouveau, incandescent et dévastateur. L’ardente flamme du désir consume l’esprit, incendie la raison, dévore les convictions, et ses braises brillent encore timidement à travers la plume de l’auteur qui a fait de cette idylle le fil rouge implicite de ses romans. La pulsion charnelle précède la verbalisation de la confession amoureuse. Eros contemple Stéphane et Thomas, mus par une irrépressible attirance bestiale avant que les sentiments ne s’avouent du bout des lèvres et que leurs étreintes ne se transforment en douceur. Les corps malhabiles qui se découvrent et les râles de plaisirs impossible à taire ont précédé les mots qui ont cimenté une relation taboue et inavouable. Dans la chambre de Stéphane, le couple érige le temple de leur symbiose. Les murs tapissés de posters deviennent les parois sacrées du cocon de leur connivence. La parole se libère dans ce havre de paix qu’ils considèrent comme leur “royaume”. Dehors le monde jugerait leur union, mais sur l’île déserte de leur amour, ils sont seuls et heureux d’être simplement eux-mêmes, sans fard ni mensonge. Le futur les observe déjà, d’innombrables livres et quelques timides essais inscrits sur des feuillets entourent leur couche, mais pour quelques minutes, quelques jours, quelques semaines, le temps suspend son vol pour faire de cette étape l’instant fondateur de deux vies complexes. Il est encore temps d’être honnête pour Stéphane et Thomas, et l’égide du secret protège leur innocence. Les destins contraires s’entremêlent subrepticement en même temps que les bras s’étreignent. Derrière les rideaux qui baignent la pièce de la divine lumière du passé, à l’aune de l’aveu amoureux, Stéphane construit son avenir d’homosexuel affirmé, alors que Thomas détruit déjà le sien en refoulant sa nature. Le futur romancier a eu la liberté de s’exiler et de s’assumer, tandis que le fils d’agriculteur a été soumis à l’ombre toujours invisible de diktats sociaux qui font de sa sexualité une épreuve invivable, une contrainte qu’on lui impose de réprimer, une vérité qu’il doit transformer en mensonge admis. Sans que l’homophobie ne soit incarnée dans Arrête avec tes mensonges, le spectre de son emprise plane sur le monde rural. Vivre ouvertement son attirance différente est possible, comme l’a fait le personnage inventé pour le film et incarné par Guilaine Londez, mais s’y employer est un combat perpétuel, ceux qui refusent de le livrer ne sont jamais jugés par un récit qui conserve constamment sa part de douceur. 

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S’il a fait le deuil de son épanouissement personnel et de ses espoirs de jeunesse en contraignant son être pour se plier aux codes moraux austères de son milieu, Thomas a néanmoins existé de toute sa sensibilité. Arrête avec tes mensonges est le portrait en creux d’un personnage essentiel mais dramatiquement absent, dont le fantôme habite chaque flashback et chaque dialogue. Les fragments épars de la mémoire se reconstituent et l’invisible devient presque tangible. Les souvenirs de Stéphane et les récits de Lucas redonnent vie au disparu, lui confèrent une aura, celle d’un ancien amant passionné et celle d’un père rigoureux mais malgré tout aimant sans le verbaliser. Les deux personnages principaux du film sont ses héritiers, des hommes qui se sont construits à la lumière de cet astre voilé. Pour restituer son éclat, ils doivent confronter leur propres vérités, afin que de leurs histoires d’apparence anodines émerge la psyché complexe d’un homme malmené par la vie. La peinture de l’âme du disparu se parfait à la lueur de l’enseignement de l’autre, pour que les interrogations laissées en suspens trouvent leurs réponses dans les limbes d’un passé enfin découvert. Stéphane et Lucas s’appréhendent difficilement, par pudeur plutôt que par défiance et par crainte d’envahir l’intimité de leur interlocuteur, mais la cohésion est inévitable pour les deux endeuillés, unis d’une peine différente mais complémentaire. Thomas a été contrarié, meurtri, entravé, mais les cicatrices du destin n’ont pas eu raison de son affection. Il est devenu taiseux auprès de son fils qui en dresse un portrait parfois froid, mais la passion se devine néanmoins dans les évocations du passé. L’agriculteur a connu la souffrance insoutenable du reniement de soi, mais aussi la joie incommensurable d’amours tragiquement éphémères, l’un charnel auprès de Stéphane, l’autre paternel auprès de Lucas. Le condamné du cœur s’est brièvement extirpé de la prison du ressentiment et a légué les symboles implicites de son émotion réprimée. La moto qu’enfournait jadis le père et son amant, comme une folle bravade face au destin, a été donnée à son descendant, qui enjoint désormais l’écrivain de se joindre à l’une de ses cavalcades euphorisantes, sur les routes de sa jeunesse. Dans le cadre paradisiaque d’un lac discret, Stéphane et Lucas confrontent également leur parole à l’endroit où Thomas était libre d’être lui-même, heureux en tant que petit ami d’après l’auteur, en tant que père selon son fils. Passé et présent dialoguent, amour et souffrance se dessinent, douceur et douleur se sont transmises à travers les âges et les générations.

Le lac niché dans une carrière de pierre, à l’eau rendue étrangement cristalline du fait de l’acidité de la roche, apparaît comme un espace irréel, loin de la folie des hommes. Caché derrière une épaisse forêt, un havre de paix précaire a été trouvé, mais une fois son sein quitté, l’oppression sous-entendue des mentalités rétrogrades d’une partie des ruraux interdit l’expression de la vulnérabilité. Le petit village des abords de Cognac est un lieu de péril pour l’amour proscrit entre deux hommes. Pour s’épanouir, Stéphane l’a quitté; par devoir familial, Thomas y est resté et ne laisse derrière lui que sa tombe, dernière preuve de son existence morose. Pourtant, le hameau rappelle à lui les âmes égarées pour ressusciter les doux souvenirs d’une enfance aussi laide que splendide. La fin de l’idylle a été une épreuve affective fondatrice pour l’écrivain, mais en revenant dans les tribunes de la piscine où il a rencontré son ancien amant, il redevient l’enfant innocent de sa jeunesse, alors qu’à l’écran apparaissent sur un même plan son incarnation adulte et celle adolescente. La mémoire se replie sur elle-même, le passé n’est plus lointain, il est niché dans chaque pierre, se cache à chaque coin de rue, et il ravive le flambeau des douces années pour illuminer le présent. Ainsi, bien que l’action de son film soit circonscrite à un seul village, les prises de vues d’Olivier Peyon sont sans cesse en mouvement. La caméra du cinéaste arpente les lieux comme un regard qui parcourt à reculons une frise chronologique. Arrête avec tes mensonges refuse également de mettre trop ardemment en accusation les locaux. Thomas s’est avant tout entravé de ses propres chaînes, soumis à une pression sans visage. Le long métrage laisse deviner que la ferme familiale fut un petit théâtre de l’archaïsme et de l’obscurantisme, et Stéphane est d’ailleurs lourdement réprimandé lorsqu’il s’y invite, mais jamais les adultes ne sont présents à l’écran, ils ne sont que des bribes invisibles dans les discussions, des entités lointaines de l’amour entre les deux jeunes garçons. La tradition du sol est plus férocement attachée au domaine viticole sur lequel travaille Lucas, mais elle est source de bienfait et de savoir. Les temps lointains ne sont pas que menaçant, ils sont aussi la manifestation de connaissances qui se sont transmises, de fruits du passé qui ont été cueillis, qui ont fermenté, et qui ont donné un délicieux nectar, à la fois amer et enivrant. Un savoir est associé au travail de la terre et une noblesse lui est attachée.

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Stéphane fait lui aussi moisson du passé pour rajeunir le présent. Avant son retour dans son village natal, le romancier s’imagine au crépuscule de sa démarche artistique, désormais condamné à écrire toujours le même ouvrage, ou à trahir sa sensibilité dans des livres de commande, mais l’essor de la sincérité renouvelle sa plume. Après avoir imaginé la vie des autres durant des décennies, l’auteur se confronte à sa propre histoire pour renaître. Le règne des apparences s’achève pour le protagoniste, tout comme pour Philippe Tesson qui donnait son propre nom à son héros dans son roman originel. L’écrivain a disséminé des indices au fil de son œuvre, a évoqué, parfois sans s’en rendre compte, le souvenir de Thomas dans ses ouvrages, et notamment dans La Trahison de Thomas Spencer, ouvertement mentionné dans Arrête avec tes mensonges, mais il doit désormais se confronter à la vérité de son propre destin, pour renouer avec un essentiel vertueux. Si le protagoniste défend judicieusement le droit au mensonge, arguant que “derrière chacun d’entre eux se cache une vérité”, il doit cette fois se faire souffrance pour ne plus mettre en scène l’émotion, mais plutôt la présenter sans escamotage, sous son jour le plus bouleversant. Les hommes sont éphémères, mais les écrits restent, et avant l’ultime voyage, la confession personnelle est une œuvre utile, destinée à ceux qui restent. Dès lors, la création est une pulsion de vérité, celle qui conduit Stéphane à pianoter frénétiquement son propre quotidien sur les touches de son ordinateur, ou celle qui l’invite à totalement improviser le discours qu’il donne dans la distillerie. Écrire c’est se libérer, c’est s’exalter, c’est s’affirmer, tout comme Thomas s’est affranchi de ses sarments en rédigeant avant sa mort une lettre destinée à son ancien amant, et qui ressurgit d’outre-tombe. La parole encrée n’est jamais totalement disparue, elle revient du néant et apostrophe les vivants. Malicieusement, Olivier Peyon fait des images un même leg indestructible. Le cinéaste accorde la même confiance à son art que Philippe Tesson a jadis offert à la littérature, en montrant son protagoniste prendre un cliché photographique de l’homme qu’il aime. Durant un bref instant, Thomas a sourit, il a été heureux, et son visage éclaire les ténèbres à jamais.

Mélodrame sincère et émouvant, Arrête avec tes mensonges souffle avec douceur sa mélancolie mais aussi son envie de croire au futur. Sobriété et honnêteté se marient à l’écran.

Arrête avec tes mensonges est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : 

  • des entretiens avec Philippe Tesson, auteur du livre originel, et l’équipe du film
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Nicolas Marquis

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