Warsha
Warsha affiche

2022

Réalisé par : Dania Bdeir

Avec : Khansa, Kamal Saleh, Hassan Aqqoul

Film vu par nos propres moyens

Depuis de nombreuses années, les conditions de vie désastreuses des migrants syriens au Liban alertent les organisations humanitaires. Après avoir fui le chaos et la guerre, ces expatriés font face à une extrême précarité et vivent en marge d’une population qui les considère souvent avec défiance. S’il est compliqué de définir leur nombre exact, les autorités locales estiment qu’environ 1,5 million de syriens auraient trouvé refuge sur le sol libanais après avoir quitté un pays à feu et à sang. L’accueil qui leur est réservé sur place n’a pourtant rien d’idyllique. Le Liban n’a jamais signé la convention de Genève et en conséquence le statut de réfugié politique n’est pas reconnu. Condamnés à une vie de pauvreté, les expatriés habitent le plus souvent des abris de fortune et sont obligés d’avoir recours à la mendicité ou d’accepter des emplois dangereux, souvent dans l’illégalité. En 2021, l’ONU estimait que 9 migrants syriens sur 10 n’avaient pas les moyens de pourvoir à leurs besoins essentiels et devaient renoncer à accéder à l’éducation ou aux services de santé. La grave crise économique que traverse actuellement le Liban a tragiquement accéléré ce phénomène d’appauvrissement des plus désoeuvrés et alors que la plupart des occidentaux se désintéressent de leur sort, les migrants du pays agonisent.

Avec son court métrage Warsha, la réalisatrice Dania Bdeir pose son regard sur ces hommes oubliés. Son héros, Mohammed (Khansa), est un migrant syrien de Beyrouth vivant dans une misère absolue. Habitant un dortoir où s’entassent ses pairs, il travaille sur un chantier de construction où les règles de sécurité élémentaires sont inexistantes, et où les accidents sont légion. Dans la cohue des corps, il aspire à un espace de solitude pour trouver la paix et laisser s’exprimer son secret intime, son homosexualité. Pour trouver ce refuge, il accepte de devenir l’opérateur d’une grue réputée effroyablement dangereuse mais dans laquelle il pourra être lui-même durant quelques instants, dans l’espace exigu de la cabine.

Si Warsha est une chronique acerbe du quotidien d’une partie oubliée de la population libanaise, Dania Bdeir a quitté depuis longtemps son pays natal pour accomplir son rêve artistique. Après quelques années d’étude à Beyrouth, elle gagne New York pour suivre la suite de son cursus, faisant des États-Unis sa terre d’adoption. Se pencher sur le sort de migrants n’a donc rien d’une démarche innocente pour une femme qui a elle même laissé derrière elle ses racines familiales. Ses films sont des tentatives de renouer avec son passé, épousant souvent un point de vue extérieur pour parler du Liban. Warsha n’est que son deuxième court métrage, mais dès 2017, elle donnait à sa première œuvre In White, remarquée sur les circuits festivaliers, des allures autobiographiques en relatant le périple d’une exilée qui revenait sur la terre de ses ancêtres et se heurtait au traditionalisme de son pays de naissance.

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Ainsi, l’approche critique de la société libanaise n’est pas nouvelle pour Dania Bdeir qui met cette fois en lumière une population souvent considérée avec défiance dans un pays où certains bars et restaurants interdisent strictement leur accès aux migrants, selon plusieurs ONG. Les préjugés raciaux envers les réfugiés gangrènent les débats politiques et occultent souvent les vrais problèmes de société. Warsha confronte dès lors les esprits étriqués à la vision d’un quotidien dans sa forme la plus crue. Le court métrage évoque rapidement le spectre de l’obscurantisme, à travers un jet de caillou contre la voiture qui emmène Mohammed vers son travail, mais le film n’en fait jamais l’axe de lecture principal du récit. La simple vision d’une horreur tristement usuelle à peine voilée suffit à rendre l’œuvre pertinente dans sa mise en accusation d’un système oppresseur. Dès ses premières images, Warsha confronte le public à l’aperçu d’un dortoir bondé, où les corps s’entremêlent et où règne l’insalubrité. Avant même de développer son histoire, le film invite à une révolte naturelle face aux inégalités. 

La perception du monde du travail, effroyablement proche de l’esclavagisme économique, ne fait qu’exacerber le portrait sans concession d’une société où les faibles sont opprimés. Sur le chantier, pas de gilet, pas de casque de sécurité, seulement des hommes devenus forçats. La grue que gravit Mohammed est ainsi explicitement assimilée à un instrument de mise à mort dans le dialogue lorsqu’un travailleur évoque les innombrables accidents dont ont été victimes les opérateurs qui l’ont manipulée. Avant de gagner l’engin, le protagoniste se voit également offrir une cigarette par l’un de ses semblables, témoignant d’une cohésion entre ouvriers, mais pouvant aussi évoquer plus métaphoriquement la dernière bouffée de tabac que l’on offre à un condamné à mort. L’union entre exploités est d’ailleurs absente des derniers mêtres qui séparent Mohammed de sa grue. Dans les ultimes étages qu’il parcourt, le héros est étrangement seul au milieu d’un bâtiment fantôme. Pourtant il est destiné à vaincre le péril. Les plans aériens impressionnants invitent au vertige mais le personnage principal de Warsha parvient à gagner la cabine. Sa respiration suffocante permet intelligemment au spectateur de mesurer l’ampleur de la tâche titanesque qu’il vient d’accomplir.

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Si les travailleurs syriens partagent une même peine, et si un semblant de cohésion s’invite dans leurs échanges, Warsha reste une quête humaine où la solitude est une nécessité pour l’épanouissement personnel. L’intimité devient un autre besoin vital dont sont privés les migrants. Mohammed a besoin d’exprimer son homosexualité, souvent taboue dans le monde musulman, mais malheureusement, il ne peut le faire que loin des regards. L’accession à un havre de paix est un idéal pour celui qui désire ardemment pouvoir exprimer ce qu’il est au plus profond de lui. Avec malice, Dania Bdeir joue un temps avec les attentes du spectateur pour le confronter à ses propres préjugés. La photographie d’une belle jeune femme que contemple le protagoniste est initialement perçue comme la vision d’un fantasme charnel avant que le public ne comprenne qu’elle est un modèle pour le héros. Mohammed est prêt a jouer sa vie, seul face au précipice, pour atteindre cet idéal. Dans la cabine de la grue, l’extériorisation tant espérée de la sexualité du protagoniste est illustrée par une scène totalement onirique, dans laquelle il plane dans les airs, suspendu aux chaînes de l’engin de chantier, métamorphosé et pourtant enfin lui-même. Loin des regards, il est libre.

Plus implicitement, Warsha associe cette délivrance avec une perception de l’art, jusqu’ici absente du film. Le court métrage est presque entièrement dépourvu de toute musique, sauf lorsque le protagoniste atteint la cabine de la tour et y trouve une radio qui est l’élément déclencheur de sa rêverie fantasmagorique. Quelques mouvements de danse et envolées lyriques synchronisées avec le poste amorce sa rêverie. Le quatrième art initie sa libération spirituelle et devient un support de l’affirmation de soi. Mohammed n’est plus entravé par un quotidien éprouvant et une société oppressante, il se joue de ses chaînes métaphoriques, symbolisées explicitement dans le court métrage par celles concrètes de la grue où il se suspend en funambule dans la séquence onirique. En acceptant ce qu’il est au plus profond de lui, le héros communique également avec le divin. Cet élément implicite du film est symbolisé dans une scène de prière qui conclut l’œuvre. Les autres travailleurs révèrent Dieu les uns contre les autres, mais Mohammed effectue le rituel du sommet de sa grue, plus proche du ciel. Warsha devient alors presque doucement corrosif. Extérioriser son homosexualité a permis ironiquement au protagoniste de trouver une paix avec sa religion.

En l’espace d’une poignée de minute, Warsha parvient à dénoncer un spectre de problèmes très large, intimement lié aux dilemmes actuels d’un Liban tourmenté.

Warsha est actuellement disponible gratuitement sur Arte.

Nicolas Marquis

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