Italia, Le Feu, La Cendre
Italia, Le Feu, La Cendre affiche

2023

Réalisé par : Olivier Bohler, Céline Gailleurd

Avec : Fanny Ardant

Film fourni par Carlotta Films

Depuis 2010, les réalisateurs Olivier Bohler et Céline Gailleurd consacrent une majeure partie de leurs travaux à la préservation de la mémoire du cinéma. Voyageurs temporels du septième art, ils arpentent l’Histoire et font de leurs documentaires un témoignage éternel de leur amour pour les artistes et les époques qui les fascinent. Leurs œuvres sont des batailles vaillantes dans la guerre contre l’oubli et l’utilisation d’images d’archives rares et d’entretiens privilégiés sont leurs principales armes. Les observateurs du monde entier adoubent leur noble démarche dès 2012. À l’occasion de l’exposition consacrée à Jean-Luc Godard au Centre Pompidou, ils réalisent Jean-Luc Godard, le désordre exposé et explorent ainsi la psyché du chantre de La Nouvelle Vague. Davantage qu’un simple premier film, le long métrage est un manifeste de la volonté artistique de deux âmes liées par une même passion. Soudés face à l’ampleur de leur tâche démesurée, ils perpétuent leur expérience commune dans Edgar Morin, chronique d’un regard, en 2015. Entre Paris et Berlin, le philosophe-sociologue confie au binôme l’importance du septième art dans sa formation intellectuelle et déambule avec eux dans le labyrinthe de ses pensées. De portraits intimes, Olivier Bohler et Céline Gailleurd basculent à l’évocation d’une période artistique entière avec Italia, Le Feu, La Cendre, assurément leur projet de plus grande envergure à ce jour. De nombreuses années de recherche dans les limbes de films oubliés, grandement détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, auront été nécessaires à l’accomplissement de cette fresque bouillonnante de vie et d’imagination, dédiée à l’âge d’or du cinéma muet italien.

Désormais distribué en salles grâce à Carlotta Films, Italia, Le Feu, La Cendre traverse plus de 30 ans d’Histoire, de création, de gloire mais aussi d’ingérence politique pour ressusciter cette ère unique du septième art. En compilant d’innombrables images de films, souvent partiellement perdus jusqu’alors, et en accompagnant ces extraits de lectures d’écrits de penseurs et d’hommes de cinéma transalpins de l’orée du XXème siècle, Olivier Bohler et Céline Gailleurd redonnent vie à ce temps lointain pour tenter de le graver dans l’éternité. 

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L’art se meurt avant de renaître sous une forme nouvelle dans Italia, Le Feu, La Cendre. En ouvrant leur œuvre sur les obsèques de Giuseppe Verdi, disparu en 1901, Olivier Bohler et Céline Gailleurd se posent en témoins d’une époque de transition dans la construction culturelle transalpine. Le siècle de l’art lyrique s’éteint dans la cohue des hommes et des femmes qui se massent au plus près du cercueil, l’ère du dieu caméra de bobines et d’engrenages émerge timidement avant de prendre son envol incandescent. Le cinéma n’est alors que vecteur d’une vérité de l’émotion. Les 24 images par secondes qui composent un film, alors d’une durée particulièrement courte, ont pour unique mission de capturer le monde sans le moindre artifice, simplement dans sa représentation la plus concrète. Les esprits chagrins perçoivent l’arrivée de ce nouveau mode d’expression avec défiance. Pour certains d’entre eux, mentionnés dans le documentaire, la caméra n’est qu’une araignée malfaisante qui pervertit ce qu’elle tente d’immortaliser. Faire du cinéma un art n’a rien d’une évidence, l’employer pour élaborer des fictions est encore une excentricité et à une époque où tout reste à faire, les films muets se cherchent une voix. S’ouvre alors l’ère des précurseurs, les inventeurs d’un langage nouveau, d’abord très proche du théâtre avant que des scénarios originaux ne soient élaborés. À l’écran, Roméo et Juliette agonisent tout autant que les paysages de Sicile émerveillent de leur vie luxuriante. Si les vertues du cinéma sont initialement remises en cause, nul ne lui conteste sa force d’évocation sentimentale. Comme battant d’un seul cœur, le peuple italien se passionne devant de simples scènes de foules. Il hurle, s’extasie, s’enhardit. Le monde des hommes tente de percer la membrane de l’écran pour communier avec celui des personnages à l’écran. Dans une des lectures de Italia, Le Feu, La Cendre, un penseur s’interroge. Observe-t-il des êtres gravés sur la pellicule, ou un autre univers est-il né, pourvu de sa propre conscience, et qui le contemple en retour ? Le cinéma est un territoire vierge, dont les premiers explorateurs comprennent rapidement que le mutisme n’est pas nécessairement une contrainte, mais peut parfaitement exacerber la force de chaque visuel onirique. La fureur remplace la vérité, la folie créatrice l’emporte sur le quotidien, la frénésie artistique pourfend le concret. Dans ce refuge de l’âme, tout est permis, et cette liberté nouvellement acquise attire le regard des créateurs du monde entier. Salvador Dali adoube ainsi le cinéma en collaborant ponctuellement avec le septième art italien. Les esprits vagabonds rêvent l’impossible, et les films se métamorphosent en toile de leur imaginaire sans limite.

Le langage cinématographique naissant en perpétuelle réinvention triomphe par son universalité. Les salles n’appartiennent pas à une élite, mais le prolétariat italien s’y invite aussi. Parfois debouts, serrés les uns contre les autres, les démunis accèdent à une élévation spirituelle qui leur était souvent interdite auparavant. Le septième art veut communiquer avec tous, unissant les âmes dans un même songe. Italia, Le Feu, La Cendre fait alors honneur aux premiers truquistes, ceux qui ont repoussé les frontières du concevable par une étude scrupuleuse des techniques de filmage. Dans la démesure de décors toujours plus gigantesques, de mouvements de foules parées de tuniques antiques et dans des essais virtuoses de technique de superposition ou de stop-motion, les longs métrages italiens ouvrent les portes d’un royaume de tous les excès. Le XXème siècle n’en est qu’à ses débuts et l’imaginaire n’a déjà plus de limite. L’Italie semble même avoir son propre George Méliès démoniaque à travers le réalisateur pyromane Giovanni Pastrone, qui déchaîne tous les enfers dans les salles avec ses explorations de l’autre-monde, proches des essais littéraires de Dante. Les diables, les flammes et les lacs de soufre s’impriment sur la pellicule. Le magma en fusion parcourt les veines du septième art transalpin, gonfle ses muscles d’une raideur incandescente. Étonnement, le cinéma italien n’est d’ailleurs presque jamais monochrome, il brille de milles couleurs différentes, transformant Italia, Le Feu, La Cendre en véritable kaléidoscope aux confins de l’Histoire. D’un bleu mélancolique, le long métrage bascule dans un rouge sauvage, avant de revenir à un jaune électrique. L’art devient un organisme psychédélique vivant, composé d’une infinité d’organes différents. Olivier Bohler et Céline Gailleurd lui donnent une âme délicieusement schizophrène, avec les lectures apportées, et font battre son cœur d’une musique omniprésente, aux tonalités sourdes et lourdes.

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Dans ce domaine de l’image, les corps en furie des acteurs sont le support de l’émotion. Leurs attitudes possédées par les muses du cinéma éclaboussent l’écran. La joie, la peur, l’agonie, l’insoumission, l’amour… L’art muet remplace la parole par le geste, il montre au lieu de déclamer, il suggère plutôt que de verbaliser. Les stars d’une époque perdue ressurgissent de l’oubli et investissent l’écran dans un ultime tour de piste, cette fois aspirant à une éternité qui leur a été volée par le passé. Elles sont la “matière du cinéaste” selon les mots prononcés dans Italia, Le Feu, La Cendre, la glaise qu’il peut modeler à loisir pour façonner ses œuvres. La torture des gestes sert un idéal profond, la confession d’une âme destinée à un public agard qui glorifie les idoles nouvelles. Les frontières d’un continent émergent ne sont pas encore tracées, les écoles de cinéma n’existent pas et n’importe qui peut devenir icône du septième art, d’une ancienne comédienne de théâtre à la beauté sculpturale jusqu’à un simple docker à la carrure massive. Bartolomeo Pagano, plus connu sous le pseudonyme de Maciste, n’est ainsi que simple ouvrier portuaire lorsqu’il apparaît en 1914 dans le Cabiria de Giovanni Pastrone, mais l’engouement des foules le conduit par la suite à tenir le rôle principal dans une infinité de films à grand succès, dont les titres affichent souvent son propre nom. Il devient même une illustration de l’homme italien fantasmé, voire un soldat super héros avant l’heure dans des œuvres telles que Maciste alpino. Aux muscles anguleux des surhommes répondent les traits fins et délicats des Dive, les actrices dont la splendeur charnelle séduit le monde entier. Lyda Borelli est l’incarnation à l’écran des désirs de millions de spectateurs, et le cinéma italien de l’époque déclenche même parfois l’indignation par son esprit transgressif. Un bras dénudé suffit à exacerber les appétits de chair, et bien conscient de cette réalité, les metteurs en scène s’affranchissent des codes de l’époque pour insuffler un esprit libertaire dans leurs longs métrages. Malheureusement, il est aujourd’hui particulièrement compliqué de revoir les performances de Lyda Borelli, dont la magnificence du jeu d’actrice dépassait largement le simple cadre de son corps divin. Après son mariage avec un noble italien, son époux a entrepris de collecter chaque copie de ses prestations, afin dit on, de les jeter à la mer pour les détruire, devenant le seul dépositaire de sa beauté. Italia, Le Feu, La Cendre réussit en ce sens à rendre honneur à la comédienne en exhumant des images précieuses de ses films.

L’Histoire du cinéma italien reste toutefois largement marquée par l’ingérence des pouvoirs politiques, parfois les plus obscurs, dans la sphère créative des artistes. Conscient de la force émotionnelle propre au septième art, les dirigeants transalpins n’ont de cesse de se l’approprier pour exalter le sentiment national et l’écriture d’un roman décadent. Des esprits déviants jugent ainsi opportun de faire des enfants des soldats de fiction lors de la guerre italo-turque, pour galvaniser les plus jeunes et participer à un grand mensonge. Au front, le cinéma est aussi présent, et on montre aux soldats des scènes de liesse pour leur signifier l’adhésion d’apparence du peuple à leur combat. Puisque cet art nouveau est le seul à capturer des images réelles, elles peuvent être perverties à des fins contestables, déformées pour servir une doctrine rigoureuse. À la fin des années 1920, l’essor du fascisme corrompt définitivement le Jardin d’Eden du cinéma de l’imagination, pour en prendre le contrôle et métamorphoser la liberté en propagande. Les productions les plus ambitieuses se sont éteintes, dans d’ultimes bacchanales démesurés, tel un chant du cygne avant les heures sombres. D’abord aperçu dans des images de foules de Italia, Le Feu, La Cendre, Mussolini s’empare du septième art pour promouvoir son régime de haine, à travers l’élaboration de fiction à la moralité déviante. L’âge de la décomplexion agonise et laisse le champ libre à celui de la censure ferme. Les œuvres sont récupérées et interdites de diffusion. Seuls les films approuvés par le pouvoir en place sont autorisés. L’évasion spirituelle utopique a été remplacée par le contrôle de la pensé, aux mains des despotes. Les héros d’hier se meurent. Des dizaines de cinéastes sont dépossédés de leur art, bannis du royaume du cinéma, et Maciste, incarnation de la force du peuple par le passé, devient briseur de grève au comble de l’horreur morale. Mussolini a bâillonné la vérité du cœur pour promouvoir la déviance de l’âme, il a fait d’une expression de la vérité un outil de discrédit et de diffamation, assouvi ses pulsions de contrôle par le mensonge et la destruction. 

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La trajectoire du cinéma muet italien, et désormais Italia, Le Feu, La Cendre, doit alors servir de prise de conscience. L’art n’est jamais acquis, il reste une chose fragile qu’il faut préserver à tout prix. D’abord stockée dans l’ombre des pièces obscures du régime fasciste, avant d’être transportées dans des trains nazis pendant la débâcle, une immense partie des films de cette époque ont été perdus à jamais. Le cinéma peut s’éteindre comme il a rayonné, il peut être volé soudainement par les élans totalitaires d’un régime qui souhaite bâillonner l’expression de la création et réécrire l’Histoire. Si l’affection du public fût intense, le lien entre les spectateurs et la préservation des œuvres a été précaire, annihilé en quelques mois par une pensée rétrograde. Le travail méticuleux de Olivier Bohler et Céline Gailleurd prend alors tout son sens. Revenu d’un oubli qu’on craignait éternel, leur dévotion sans borne ressuscite l’imaginaire, redonne vie aux gloires d’un âge d’or pour cette fois les immortaliser, espérons le. Italia, Le Feu, La Cendre n’est alors plus une simple manifestation d’un amour, c’est un geste salvateur, semblable à celui des cinémathèques du monde entier. Le septième art a tiré des leçons des pires heures de l’Histoire et les conservateurs d’images sont d’autres héros d’une industrie qui semble désormais consciente de l’importance de la sauvegarde. Italia, Le Feu, La Cendre n’est pas qu’amoureux de son sujet et virtuose dans sa mise en image, il est aussi capital dans sa démarche. Toutefois, la plus belle victoire sur le fascisme s’exprime peut être à travers la lecture d’un écrit de Federico Fellini qui confie son émerveillement juvénile à la vision d’un long métrage de l’âge d’or du cinéma muet italien. Une époque bénie en a enfanté une autre, et triomphé du nationalisme pour faire renaître la liberté.

Italia, Le Feu, La Cendre est un documentaire essentiel pour l’Histoire d’un cinéma qui a bien failli être annihilé. Dans la frénésie et la fureur, l’âme des créateurs d’une époque faste renaît.

Italia, Le Feu, La Cendre est actuellement au cinéma

Nicolas Marquis

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