Un beau matin
Un beau matin affiche

2022

Réalisé par : Mia Hansen-Løve

Avec : Léa Seydoux, Pascal Greggory, Melvil Poupaud

Film fourni par Blaq Out

Pour la réalisatrice Mia Hansen-Løve, le cinéma est tout autant un espace propice à l’expression libre de son imagination qu’un outil de confession de ses épreuves personnelles. Personnages purement fictionnels et protagonistes inspirés de ses rencontres, voire souvent d’elle-même, cohabitent dans ses créations, désormais reconnues partout dans le monde. Ses œuvres forment un corpus complexe de la pensée féminine en perpétuelle évolution et un jeu malicieux s’installe entre spectateurs et autrice pour y déceler la part de vérité concrète. Son ancien compagnon Olivier Assayas trouve ainsi une lointaine incarnation dans Un amour de jeunesse et dans le tout récent Bergman Island, la mère de la metteuse en scène s’esquisse dans L’Avenir, Ours d’Argent du 66ème Festival de Berlin, mais surtout, les héroïnes de Mia Hansen-Løve sont à son image, songeuses et téméraires. Pourtant, le plus important n’est pas dans la traque de véracité de ses récits, mais bien dans le maillage humain aussi harmonieux que conflictuel qui s’installe à l’écran. Les films de l’ancienne critique des Cahiers du Cinéma devenue protégée du Festival de Cannes sont universels justement parce qu’ils sont hautement personnels. Mia Hansen-Løve rêve sa vie sur la pellicule dans des drames intimes aptes à éveiller les sentiments endormis de tous. Sorti en 2022 et désormais disponible en DVD chez Blaq Out, l’émouvant Un beau matin apporte une pierre supplémentaire à l’édifice d’une vie consacrée à l’amour du cinéma et au partage des tourments d’une existence faite d’épreuves tristement ordinaires. Précieux et fragile, le long métrage est un nouveau portrait de femme insoumise face à la fatalité, incarnation partielle de la réalisatrice sous les traits de Léa Seydoux. La filmographie de Mia Hansen-Løve est un puzzle de la psyché fascinante et foudroyante d’intelligence de l’artiste, où chaque œuvre est une pièce unique qui s’apprécie aussi bien individuellement que dans la continuité d’une déjà riche carrière. Présélectionné parmi les quatre films en lice pour représenter la France aux Oscars 2023, bien que l’honneur final revienne à Saint-Omer, Un beau matin est une pépite sensible remarquée outre-Atlantique, où la cinéaste se livre une fois de plus à fleur de peau.

Ce nouveau film est une épreuve affective constante qui oppose sa protagoniste Sandra (Léa Seydoux) aux drames d’une vie ordinaire, marquée par le refoulement de la douleur émotionnelle. Veuve de longue date, mère célibataire de la jeune Linn (Camille Leban Martins), l’héroïne d’Un beau matin a depuis longtemps renoncé au bonheur pour consacrer son quotidien à son rôle de mère, à son métier de traductrice, mais surtout aux soins qu’elle tente de prodiguer à son père esseulé Georg (Pascal Greggory), atteint d’une maladie dégénérative qui lui fait progressivement perdre la vue et la mémoire. Doucement, l’aïeul s’éteint, devenant de plus en plus dépendant des autres, jusqu’au jour où la nécessité de le placer dans une maison de retraite devient une fatalité inexorable. Sandra est déchirée face à cette nouvelle entrave à son épanouissement et engage un bras de fer avec les différentes institutions pour trouver un lieu d’accueil bienveillant pour son père. Néanmoins, son cœur qu’elle pensait en sommeil se réveille. En renouant avec un ancien ami, Clément (Melvil Poupaud), Sandra redécouvre un amour fusionnel qu’elle imaginait perdu à jamais, mais qui se révèle complexe à assouvir. Le jeune homme est marié, et bien qu’il soit éperdument épris de la protagoniste, il est écartelé entre sa vie maritale et cette aventure adultérine. Tandis que Georg décline, Sandra tente vaillamment de se construire un futur, sans renier ses principes.

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Malgré sa résilience constante, la vie de Sandra est faite de sacrifices, d’un abandon de soi au bénéfice des autres. Elle est l’héroïne discrète et taiseuse d’un quotidien ordinairement éprouvant. Clé de voûte des destins qui gravitent autour d’elle, elle affronte dans le silence les supplices affectifs sans jamais manifester la moindre plainte. Tous les personnages secondaires d’Un beau matin sont dépendants de sa bienveillance désintéressée, et derrière une carapace de courage qui ne se fissure que rarement, Sandra a presque renoncé à être une femme heureuse pour se consacrer à son rôle de fille et de mère, jusqu’au jour où apparaît Clément. Les affres du monde cruel frappent de plein fouet cet être résigné et le film prend parfois autant l’allure d’un chemin de croix que d’un témoignage sincère d’une douleur féminine tristement banale, et trop peu reconnue. Elle doit être sur tous les fronts, de tous les combats, pourtant au moment de prendre sa vie en main et de dessiner un chemin tortueux vers le bonheur amoureux , elle se retrouve esclave des désirs de son amant. Souvent confrontée à un téléphone muet, elle attend inlassablement un message qui tarde à venir, dépossédée de sa volonté propre alors que tout son entourage se repose sur elle. Elle est le socle sur lequel se construit la vie des autres, et même s’il lui arrive de plier, la protagoniste ne rompt jamais. Téméraire, indépendante, vaillante en coupe garçonne, presque toujours en mouvement comme un corps intranquille, elle fait toujours face aux tourments d’une vie amoureuse conflictuelle, ne répondant qu’à son reflet sur les vitres des métro qu’elle arpente sans cesse. Toute la vertu et la grandeur d’une vie humble se manifestent dans ses gestes altruistes qui mettent à mal son âme aspirant à l’union mais qui se heurte à une solitude parfois inévitable. Les parenthèses de joie et de plénitude se referment aussi vite qu’elles ne s’ouvrent, elles ne sont que des bulles de savon précaires qui volent en éclat après un timide envol. Le malheur est toujours prophétisé par un récit qui fait de la souffrance morale une fatalité. Rien ne peut endiguer la maladie de Georg, seule une lente déliquescence sur laquelle Sandra n’a aucune emprise s’exprime, et la nature même de sa relation avec Clément la condamne à ne savourer que de très éphémères instants de communion.

Derrière un masque de courage, l’héroïne d’Un beau matin ne s’autorise à pleurer que dans le secret d’une pièce où elle est seule alors que juste à côté, son père est conduit vers un hôpital, ou lorsque Clément la contraint à exprimer ses émotions profondes lors d’une de leur nombreuses séparations. Après une vie complexe, Sandra s’est interdit l’expression brut de ses sentiments, refoulant ses émotions derrière un déguisement de femme forte qui camoufle une fragilité évidente pour le spectateur témoin de son intimité la plus totale. Sa relation amoureuse tend vers une connivence spirituelle et un secours mutuel, pourtant la protagoniste réclame avant tout le plaisir de la chair, comme si son coeur était anesthésié après tant d’années, ou comme si montrer ses fêlures était synonyme d’une mise en danger à laquelle elle ne peut pas se soumettre. Céder aux plaisirs charnels reste cependant une manifestation primaire d’un corps qui tente de trouver un réconfort et une considération. Filmés avec sensualité sans une once de vulgarité, les ébats entre les deux amants redonne à l’héroïne possession de son être. La femme se réapproprie son destin dans des étreintes passionnées qui fusionnent autant la chair que les âmes. Après avoir été “endormie” selon les mots de Clément, Sandra retrouve l’exaltation voluptueuse, mais redécouvre aussi une mémoire lointaine sous l’incarnation d’un ami perdu de vue qui devient partenaire de vie. L’histoire amoureuse ne se vit pourtant qu’au présent, le futur reste un concept incertain, malmené durant tout le film. Sandra voudrait implicitement refonder une famille, et son petit appartement abrite des scènes de connivence entre l’amant et Lynn, mais la maison est de paille, enflammée par les disputes et l’ombre de la vie maritale de Clément. Le couple est autant un idéal poursuivi inlassablement qu’une épreuve de plus dans une existence déjà marquée par la dureté quotidienne. Sandra en devient presque une émanation de ses propres parents, séparés de longue date, entre la quête de l’esprit de son père philosophe et l’insoumission primaire de sa mère rebelle. Même réduite à un état de fragilité absolu, la protagoniste fière et bravache fait de ces deux traits de caractère des armes dans la lutte pour un avenir espéré auquel elle refuse de renoncer. L’équilibre est nouveau mais incertain, Sandra a pour seule certitude sa volonté de vivre sa relation selon ses propres termes et de ne plus subir.

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Acculée au cours d’une dispute, la jeune femme téméraire verbalise enfin une douleur enfouie, très implicite durant tout le film, en évoquant à demi-mots le souvenir de son mari disparu. Pour Sandra, cette nouvelle aventure est “plus qu’un flirt”, elle est un retour à la vie après avoir intériorisé des années durant un deuil que son rôle de mère ne lui laissait pas réellement l’occasion d’exprimer dans le chagrin. Revenu des limbes, une mémoire ressurgit, une blessure primaire et fondamentale s’ouvre à nouveau et meurtrit la protagoniste. Dans un jeu d’écriture habile avec un passé qui n’est jamais clairement énoncé, Un beau matin laisse deviner le poids des stigmates d’un destin brisé, sans jamais renoncer à sa retenue séduisante. Les temps anciens sont aussi implicites qu’omniprésents, les obstacles durement franchis ont construit ce qu’est devenue la protagoniste. Sandra s’oppose à ce titre à son père, qui est régulièrement le pivot du récit. Georg est un astre qui s’éteint lentement et autour duquel continue de graviter les femmes de sa vie. Si l’héroïne du film se confronte à ses souvenirs refoulés, son aïeul perd lui progressivement ceux qui lui sont le plus chers. La mémoire est au centre du film de Mia Hansen-Løve, oscillant entre évocations traumatiques et évaporations des moments précieux. La cinéaste choisit de montrer la maladie sous sa forme la plus dure, dépossédant lentement Georg des acquis qui lui sont le plus précieux. D’un simple oubli de clés, le long métrage bascule dans la perte de ce qui a été son métier et définit son existence, puis du nom des êtres proches, jusqu’à ce que le père ne reconnaisse plus Sandra pourtant constamment à son chevet, dans une séquence déchirante. La vision du penseur est également de plus en plus étriquée. Lui qui pensait contempler le monde dans toute sa complexité affronte une cécité toujours plus exacerbée, qui le prive de l’image concrète de l’univers qui l’entoure jusqu’aux silhouettes de ceux qui lui rendent visite. Le philosophe ne distingue plus qu’une vague clarté dans un monde fait d’ombre. Père et fille n’en restent pas moins unis dans l’expression d’une pure émotion du cœur. Sandra a partiellement choisi l’oubli, mais face aux chaos de sa vie affective, elle doit à nouveau s’émouvoir. Georg est victime de la maladie, pourtant une musique anodine violente son âme. Il ne sait plus pourquoi, mais le spectre d’un souvenir mélancolique est associé aux envolées classiques et lui est profondément insupportable. Deux mémoires se croisent sur un même itinéraire tortueux, l’une tentant de ressusciter, l’autre sombrant dans une inévitable noirceur. Du simple rôle de fille aimante, Sandra doit devenir mère de substitution, alors que son père retourne progressivement à un stade enfantin, tandis que paradoxalement, Lynn s’émancipe timidement. Le combat est perdu d’avance, rien ne pourra empêcher la décrépitude de Georg, mais l’amour pousse l’héroïne à affronter les chimères de la maladie et des institutions médicales austères, plus courageuse que jamais. Presque jusqu’au bout, elle tient la main de son père pour lui épargner la solitude dont elle souffre elle-même.

Pourtant, au comble de l’émotion sincère inhérente au cinéma de Mia Hansen-Løve, Un beau matin invite Sandra à faire son deuil tant qu’il est encore temps et à lâcher prise face à la fatalité. Bientôt, Georg ne saura même plus qui elle est, la perte de son nom est le premier signe d’un oubli total annoncé. La fille démunie ne peut que trouver un lieu d’accueil bienveillant avant un abandon involontaire mais incontournable. La maladie du père contraint chaque personnage à lui faire ses adieux tant qu’il est temps, et une épée de Damoclès constante plane sur le film. Chaque visite, chaque mot, chaque geste d’affection est peut-être le dernier que peut comprendre l’ancêtre, lui qui réclame une ultime tendresse avant que son âme ne s’éteigne à jamais. Le sommeil de la mémoire le gagne, le réduit progressivement à un état primaire, l’esprit indépendant et penseur n’est déjà plus qu’un souvenir lointain, il ne subsiste que les pulsions profondes. Plus que jamais indépendante, Sandra fait le choix d’épargner à ses proches une telle épreuve. Jamais Un beau matin n’est absolument clair sur le caractère héréditaire de la maladie de Georg, et Mia Hansen-Løve place l’essentiel ailleurs. Peu importe si son héroïne puisse un jour être frappée de la même maladie, seule compte son envie, formulée dans un supplique à Clément, d’opter pour la mort plutôt que la déliquescence et manifester son choix d’avoir recours à l’euthanasie au moindre signe avant-coureur. Puisqu’elle a subi la détresse au plus près, l’héroïne a le droit d’être décisionnaire de son futur lointain, la douleur rend sa parole légitime et incontestable. Néanmoins, le long métrage ne fait jamais de cette possibilité le moteur de son scénario mais préfère interroger sur ce qu’il restera une fois l’issue funeste d’une existence atteinte. Pour Georg, une parole d’un autre temps ressurgit à la lecture d’un carnet. Un poème empli de douleur aux premiers signes de sa maladie est tel un ultime testament transmis malgré lui à Sandra. Le père ne peut que traduire son expérience éprouvante pour prévenir sa fille de la fragilité de la vie, et ainsi l’inciter à en savourer chaque seconde pleinement. Pour Sandra, l’essence profonde de son destin s’illustre dans des moments de bonheur fugaces. Son quotidien n’est pas encrée sur le papier mais il explose à l’écran dans les quelques maigres respirations d’un film hautement émouvant, dans chaque sourire timide mais présent, dans un rire sincère, dans un baiser volé. Le père a perdu la perception visuelle de son habitat, a été délogé de ses murs, et en définitive ne reconnaît même plus sa chambre dans un EHPAD. La fille doit quant à elle construire et élargir sa maison, faire de ce cocon un nouveau nid pour son amour naissant et pour sa fille. Deux destins se croisent à nouveau et jamais les liens familiaux n’auront été aussi palpables que dans cette rencontre tragique sur le chemin de la vie. Toutefois, si Georg est condamné, sa trajectoire n’a pas été vaine. Professeur de métier, il a fait de son savoir et de sa bienveillance un héritage, aussi bien transmis à sa fille qui garde chez elle les recueils de poésie de son père, qu’à ses anciens élèves à qui sont donnés d’autres ouvrages. Sa vie n’a pas été perdue, elle a été vertueuse malgré ses errances et marquante pour de nombreux personnages.

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Au-delà des objets qui ne sont qu’une matérialisation subtile d’un leg plus profond, Un beau matin unis ses personnages par un ensemble de traits de caractères qui traverse les âges. Lynn est encore toute jeune, mais elle partage la résilience de sa mère et l’insoumission de sa grand-mère. Le film se métamorphose en histoire complète de toute une lignée et incite le spectateur à se questionner sur ce qui fait l’essence d’un patrimoine familial. Georg a accumulé les possessions, comme le montre son imposante bibliothèque, pourtant au seuil de la mort, c’est sa force de caractère et de réflexion qui lui survivra. La fille de Sandra est la manifestation d’une autre forme de dépendance imposée à la protagoniste, cette fois exprimée à travers la génération future, mais Mia Hansen-Løve propose un échange équivalent, loin du désespoir physique du père de l’héroïne. Mère et fille sont parfois complices à travers le partage d’une glace, parfois opposées comme dans l’appréciation différente d’un film, mais elles sont inextricablement liées, d’un secours mutuel l’une pour l’autre. La vie trouve toute sa substance dans cette relation, dédiée aux enfants avant tout, mais en corrélation avec l’épanouissement personnel que poursuit Sandra. Son enfant doit être inclue dans son nouveau couple, elle ne pourrait être mise à la marge par une protagoniste altruiste par nature. Malheureusement, la douleur est une autre forme d’héritage. Lynn n’exprime pas son mal-être, mais il trouve une incarnation à travers un trouble psychosomatique, rappelant subtilement à sa mère qu’elle lui doit attention et tendresse. Sandra doit être partout, et la tâche est presque impossible, mais Un beau matin lui indique que le bonheur est avant tout dans son foyer. Le long métrage en devient une poursuite éperdue d’une joie qui se dérobe sans cesse à l’héroïne mais qui est sa motivation ultime, car il semble évident qu’elle est la seule raison valable de continuer à vivre malgré les épreuves du destin. La protagoniste est victime des affres du quotidien, toutefois sa relation avec Clément, cosmochimiste, est une incitation à lever son regard vers les étoiles, les mêmes qu’elle contemple brièvement en compagnie de sa propre mère. Les yeux tournés vers un futur incertain, les cœurs optimistes malgré la noirceur du destin possèdent une sagesse exclue des esprits chagrins. Dans la séquence finale d’Un beau matin, c’est à ce titre Lynn qui est interrogée par Clément. Son grand-père a été privé de son savoir par la maladie, la petite fille est questionnée à propos de ses connaissances sur un panorama de Paris, en compagnie de sa mère et de son petit-ami, encadré par les innombrables cadenas symboles de l’amour qui ornent les rambardes de Montmartre. Après l’épreuve, l’affection triomphe.

Délicat et précieux, Un beau matin est une belle histoire de cœur, entre grand-père, fille et petite fille. Un récit bouleversant qui emporte le spectateur dans une plongée parfois obscure où pointe toutefois toujours l’espoir.

Un beau matin est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : Un entretien avec Mia Hansen-Løve

Nicolas Marquis

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