Bergman Island
Bergman Island affiche

2021

Réalisé par : Mia Hansen-Løve

Avec : Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska

Film vu par nos propres moyens

Bien que le public ne soit pas toujours au rendez-vous de ses films dans les salles, la cinéaste française Mia Hansen-Løve brille sur la scène internationale, séduisant à la fois ses pairs et la critique. À seulement 41 ans, et en déjà dix réalisations, la metteure en scène s’est fait une place de choix dans le monde du septième art, insufflant douceur et pureté des sentiments au fil d’une filmographie couronnée de succès festivaliers. Initialement actrice découverte par Olivier Assayas en 1999 dans Fin août, début septembre, elle entame sa mue d’interprète à créatrice en 2004, avec son premier court métrage Un pur esprit, d’une sensibilité foudroyante. Après un premier long resté relativement confidentiel, Tout est pardonné, la popularité de Mia Hansen-Løve explose en 2009 avec Le Père de mes enfants : présent dans la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes, le film remporte le Prix spécial du jury, offrant à la cinéaste une légitimité nouvelle. Désormais habituée des grands événements, et apte à attirer des acteurs renommés, la metteure en scène poursuit son périple filmique avec succès. Ainsi, en 2016, une nouvelle récompense l’honore : son film L’avenir, porté par Isabelle Huppert, Mia Hansen-Løve lui permet d’obtenir L’Ours d’Argent de la meilleure réalisatrice au Festival de Berlin.

Pour son premier film en langue anglaise accueillant notamment Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie, Mia Hansen-Løve poursuit une exploration intime de ses propres sentiments et de ses influences. Dans Bergman Island, elle semble se transposer sous les traits de son héroïne elle-même réalisatrice, conférant ainsi à son film un aspect très personnel, et partage avec le spectateur sa fascination démesurée pour Ingmar Bergman, figure tutélaire invisible mais omniprésente du long métrage. Après avoir participé au documentaire À la recherche d’Ingmar Bergman, la cinéaste effectue un hommage appuyé au virtuose suédois en ancrant son film sur l’île de Fårö, lieu de résidence du maître, en multipliant les références plus ou moins implicites à ses chef-d’œuvres et en faisant de son aura un moteur du récit.

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Bergman Island livre le portrait de Chris (Vicky Krieps) et de Tony (Tim Roth), un couple de cinéastes venu à Fårö pour s’atteler à l’élaboration de leurs prochaines œuvres, chacun dans leur coin. Tous deux fascinés par Ingmar Bergman, ils espèrent s’imprégner de l’ambiance locale pour trouver l’inspiration. Cependant, si Tony, réalisateur de célèbres films d’horreur, suit les chemins touristiques balisés, Chris, créatrice à la renommée moindre, arpente l’île dans une exploration sauvage. Leurs démarches artistiques se confrontent, et bien qu’ils restent unis, leur approche du cinéma diffère radicalement. Après une période de gestation complexe, Chris finit par confier à son époux les grandes lignes scénaristiques de son futur projet : La Robe Blanche. Bergman Island bascule alors dans la mise en image de ce film hypothétique, restituant le parcours d’Amy (Mia Wasikowska), une jeune femme venue sur l’île pour le mariage d’une amie, et qui se retrouve confrontée à Joseph (Anders Danielsen Lie), un ancien amour de jeunesse avec qui elle noue à nouveau une relation charnelle.

Alors que la présence d’Ingmar Bergman plane sur l’ensemble du film, Bergman Island choisit d’en offrir deux approches différentes, conférant chemin faisant à Chris une vérité du cœur dont est dépourvu son époux. Tony est régulièrement assimilé à un cinéaste académique, sûr de son art et de sa vision, et peu enclin à se remettre en question. Bien que son amour pour Ingmar Bergman ne fasse aucun doute, il ne fait pourtant que caresser la substance de son maître. En se cantonnant aux chemins touristiques, proches des lieux de tournage des films emblématiques mais loin de l’intimité du réalisateur suédois, il s’interdit une expérience profonde à même de transcender son être. Mia Hansen-Løve le cloisonne dans un univers mercantiliste, où commerce est fait de la vie d’Ingmar Bergman, et où la réponse aveugle à des anecdotes banales sur le cinéaste est perçue comme l’accomplissement ultime. À l’inverse, Chris se détourne des routes balisées, se perd dans les bois et dans les champs, pour tutoyer l’essentiel de la psyché de son mentor. Parcourir les lieux qui ont supposément ému, inspiré et animé Ingmar Bergman est plus important que de découvrir les vestiges artificiels de plateaux. Tony se fourvoie en se cantonnant aux éléments concrets, tandis que Chris s’élève spirituellement en s’aventurant dans l’émotion brute. De façon significative, le long métrage confronte son héroïne à la tombe de l’épouse d’Ingmar Bergman, alors que Tony ne se heurte jamais à cette figure féminine capitale dans la vie du maître suédois, accentuant l’idée que Chris perçoit une évidence interdite à son mari. De plus, lors d’un dialogue entre les deux réalisateurs au centre du récit, Tony vante une approche méthodique du cinéma d’Ingmar Bergman, tandis que Chris confesse ses sentiment mitigés, évoquant une fascination profonde paradoxalement associée à une forme de malaise, refusant en même temps une analyse trop poussée de ses sensations pour conserver la fraîcheur de son regard sur l’oeuvre du metteur en scène mythique.

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L’approche différente des films d’Ingmar Bergman accentue deux visions constamment opposées du cinéma, qu’incarne le couple. En auréolant de succès Tony, mais en l’inscrivant dans le registre codifié et facilement commercialisable des longs métrages horrifiques, et en lui faisant même avouer qu’il reproduit constamment le même long métrage, Bergman Island lui interdit l’élévation artistique. À l’inverse, Chris semble ne pas rencontrer son public, alors que ses œuvres sont le fruit d’une introspection profonde et du partage de sa douleur de vivre. Le cinéma pensé pour le public, et celui issu d’un élan créatif personnel s’affrontent, et Mia Hansen-Løve ne cesse de les séparer visuellement. Alors que Tony donne une conférence devant une cohorte de spectateurs attentifs, Chris quitte la salle de projection, délaissant son époux, pour explorer la nature. Suivant une même idée, le film confronte les méthodes de travail des deux cinéastes. Outre le fait que Bergman Island installe ses protagonistes dans des bâtiments voisins mais distincts au moment où ils confectionnent leurs scripts, les séparant ainsi ostensiblement, l’inspiration immédiate qui gagne Tony s’oppose à la détresse de Chris, en mal de pulsions créatrices. Alors que son époux écrit de manière presque automatique, l’héroïne doit s’affranchir de toutes contraintes pour confesser une affliction profonde et un mal-être dans ses scripts. Symboliquement, elle retire les piles de l’horloge de son bureau, signifiant que les muses qui susurrent à son oreille ne se manifestent que dans un espace en dehors du temps, dans une introspection absolue.

Néanmoins, le travail de Chris n’est pas exclusivement personnel, il reste également le fruit d’une observation aiguisée du monde qui l’entoure. La Robe Blanche doit autant à sa scénariste qu’à l’île de Fårö, et par extension à la présence spectrale d’Ingmar Bergman. Alors que l’incapacité à extérioriser ses aspirations artistiques étreint la cinéaste, l’apparition d’un guide local qui lui fait découvrir les secrets de l’île interdits aux touristes agit comme une libération. De plus, par un jeu de références plus où moins appuyées, Mia Hansen-Løve convoque l’âme du maître suédois au sein même de La Robe Blanche. Ainsi, il est aisé de voir dans le retour perpétuel à la nature qui caractérise Amy une évocation de Monika, par ailleurs explicitement mentionné dans Bergman Island. Le jeu de petits chevaux qui devient un élément de mise en scène de La Robe Blanche semble être quant à lui une évocation claire des parties d’échecs du Septième Sceau, avouant humblement par là même que l’interprétation du cinéma d’Ingmar Bergman proposé par Mia Hansen-Løve se veut plus simple, loin de la sophistication du mentor de la cinéaste, mais toutefois parent lointain. Néanmoins, si Ingmar Bergman est Fårö, Fårö n’est pas Ingmar Bergman. Le réalisateur a truqué la réalité en construisant de faux décors, et les autochtones ne lui vouent aucun culte, voire le considèrent avec une certaine défiance. Alors que Chris se propulse un temps dans la peau d’Ingmar Bergman, s’asseyant sur son siège malgré l’interdiction formelle, elle démystifie son propre dieu dans le film qu’elle élabore. Au cours d’un dialogue, Amy est confrontée à un interlocuteur qui ne cesse de souligner les contradictions, et même la lâcheté selon ses termes, d’Ingmar Bergman. Pour accomplir son film, Chris sacrifie son idole autant qu’elle le révère, même si la fin de La Robe Blanche effectue un retour notable dans la maison du cinéaste suédois comme point final.

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Toutefois, l’élaboration de La Robe Blanche revêt une signification cathartique sur la propre vie sentimentale de l’héroïne de Bergman Island, bien que le film fasse un temps fi de cette notion. Chris y propulse ses propres démons avant toute chose, et son œuvre potentielle prend des allures de thérapie affective. Le couple qu’elle forme avec Tony est symbolisé par une distance notoire : les deux époux sont régulièrement séparés, que ce soit volontairement ou par la force des choses, semblent peu tactiles, et ne parlent presque jamais des sentiments profonds qui assaillent pourtant l’âme de la réalisatrice. Bien que le spectateur ne songe jamais réellement que le récit les invitera à se quitter, l’image implicite du divorce leur est adjoint : le lit qu’ils sont voués à partager est celui de Scènes de la vie conjugale, le “film qui a fait divorcer des millions de suédois” selon les dire de leur guide. Une épée de Damoclès hypothétique plane sur le couple. Dès lors, La Robe Blanche est une émanation des dilemmes moraux de Chris, bien qu’inscrite dans un champ fictionnel total. Pour exalter les sentiments, Chris remplace l’amour adulte et parfois durement silencieux de son couple, par les vestiges de l’idylle adolescente passée entre Amy et Joseph mais toujours marquée par une intensité absolue. Ce que Chris ne peut pas confier à Tony, elle le transpose dans les longs dialogues de La Robe Blanche, lorsque ses protagonistes se laissent aller à la verbalisation de leur amour et de la douleur qui en découle. Pourtant, si la fiction est un aveu de détresse élaboré par Chris et destiné à son époux, celui ci se détourne outrageusement du récit de sa femme. Au moment les plus significatifs du scénario que raconte la réalisatrice, Tony quitte le dialogue pour répondre à un appel téléphonique. De plus, Tony refuse d’aider Chris à trouver une fin qu’elle a du mal à concrétiser. L’œuvre de son épouse est personnelle, issue de sa psyché profonde, et doit venir d’elle dans son entièreté. Il la laisse seule face à sa vision de l’amour, et s’interdit de l’influencer, même si son attitude confine parfois au désintérêt.

Pourtant, à plus d’un titre, Chris est analogue à Amy, et Tony est confondu avec Joseph. Les deux jeunes femmes partagent une même aspiration pour la nature et pour les joies simples de la vie. Lorsqu’Amy est montrée chantante et dansante, le bonheur des moments éphémères rappelle la mentalité rêveuse de sa créatrice. Durant les instants où Joseph est taiseux, voire fuit les conversations inévitables, le spectre de l’époux de sa scénariste se fait omniprésent. Même si l’union entre les deux personnages de la fiction potentielle est éphémère, une symbolique du mariage implicite leur est adjoint, à travers la robe blanche de la protagoniste, assimilée dans le dialogue à une robe de mariée, et vouée à être présente au moment où Amy et Joseph font l’amour dans une explosion de sensualité. Dès lors, un lien spécial est installé entre Chris, la scénariste, et Joseph, son personnage. Tout ce que la réalisatrice ne peut pas avouer à son époux, elle l’a transposé chez le protagoniste de son film, faisant de lui le témoin forcé de la douleur que Tony ne veut pas entendre. Dans l’épilogue de Bergman Island, alors que La Robe Blanche se tourne, une complicité toute particulière se noue entre Chris et l’interprète de Joseph. Bien que le personnage soit exclu de la maison d’Ingmar Bergman, tout comme il est permis de penser que Tony n’a pas compris l’essence du réalisateur suédois, l’acteur qui interprète le jeune amant d’Amy s’invite dans les lieux. De plus, dans les dernières secondes, une étreinte attendue entre la metteure en scène de La Robe Blanche et son comédien est judicieusement refusée au spectateur, dans une scène parfaitement maîtrisée. En définitive, le long métrage se conclut sur le retour de Tony : Chris a confessé cinématographiquement son malheur, et la vie normale reprend ses droits, avec son lot de non dits et de dilemmes.

Bergman Island fait cohabiter habillement dilemmes amoureux, pulsions créatrices, et fascination omniprésente pour Ingmar Bergman dans un film d’une grande justesse émotionnelle.

Bergman Island est disponible en DVD chez Blaq Out.

Nicolas Marquis

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