La Servante
La Servante affiche

(하녀)

1960

Réalisé par : Kim Ki-young

Avec : Lee Eun-shim, Kim Jin-kyu, Ju Jeung-nyeo

Film vu par nos propres moyens

Alors que la Nouvelle Vague cinématographique sud-coréenne des années 1980 et 1990 a permis l’essor artistique de tout un pays, les films de patrimoine locaux précédant la fin du régime politique totalitaire de Park Chung-hee restent assez largement méconnus. Très peu exportés au moment de leur sortie, ces longs métrages ont néanmoins profondément influencé les réalisateurs émérites actuels, et connaissent une seconde jeunesse au fil de restaurations et de rééditions régulières. La Servante de Kim Ki-young apparaît comme l’exemple parfait de ce travail de préservation de la mémoire du septième art : ouvertement citée comme source d’influence majeure par Bong Joon-ho et Park Chan-wook, l’oeuvre la plus célèbre de son créateur constitue une pierre angulaire dans la construction de l’identité culturelle coréenne. Se jouant des codes austères de son temps, qu’ils soient inscrits dans les textes de loi ou implicitement imposés par la morale stricte d’une société patriarcale, Kim Ki-young y manipule la grammaire du cinéma d’angoisse pour livrer une fronde sociale à peine voilée, profondément critique envers l’image fantasmée de la cellule familiale idyllique.

Pour le réalisateur, le chemin vers les salles obscures se révèle tortueux, et s’arpente avec l’audace pour seul bagage. Bien que profondément passionné de théâtre dès son enfance, Kim Ki-young suit initialement un cursus universitaire en dentisterie, bien loin de la sphère artistique qu’il côtoie néanmoins durant son temps libre. Cependant, la guerre de Corée bouleverse son futur : alors que les conflits font rage, il accepte de réaliser des films de propagande pro-américains, et fait ainsi ses premières armes, apprenant à manipuler la caméra malgré les idées parfois problématiques qu’il doit véhiculer. Son âme créatrice aspire pourtant à un regard critique sur l’état de son pays, et Kim Ki-young souhaite livrer sa propre vision acerbe sur ses contemporains, affranchi des diktats du cinéma commandé par l’armée. Pour y parvenir, il s’empare d’équipement mis au rebut par les soldats, et réalise indépendamment ses deux premiers films en 1955 : Jukeomiui sangja et Yangsan Do. Le succès public est au rendez-vous pour le metteur en scène, qui capitalise sur cette nouvelle notoriété pour fonder sa propre maison de production, et proposer aux spectateurs coréens une succession de mélodrames pour le reste de la décennie. Mais en 1960, Kim Ki-young change de langage, et s’approprie la grammaire du thriller confinant au cinéma d’horreur. La Servante emploie la violence constante de son scénario et de ses visuels pour choquer durablement le pays, et livrer un message incandescent.

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Le drame féroce se niche au cœur d’une famille coréenne modèle. Professeur de piano, Kim Dong-sik (Kim Jin-kyu) dispense ses cours auprès des ouvrières d’un atelier de tissage, et jouit d’un confort économique nouveau qui lui permet d’emménager dans une plus vaste demeure, en compagnie de sa femme enceinte et de ses deux enfants. Pour soulager son épouse diminuée par la grossesse, le patriarche se résigne à employer Oh Myeong-sook (Lee Eun-shim), une servante au tempérament sauvage, sur conseil de l’une de ses élèves. Malgré le caractère tempétueux de la jeune femme, Kim Dong-sik ne peut résister à ses charmes, et noue une relation extraconjugale avec elle. Contrit face à sa faute, l’enseignant se détourne de son amante et provoque ainsi la colère froide de Oh Myeong-sook, décidée à se venger de l’indifférence du père de famille en exerçant sa rétribution fatale sur l’ensemble des membres du foyer.

À travers une installation visuelle minimaliste confinant régulièrement au huis-clos étouffant en immersion dans la maison en déliquescence, La Servante synthétise les démons qui planent sur une société coréenne en pleine mutation. Au moment où sort le film, le pays est scindé en deux : après l’âpre précarité qui avait frappé l’ensemble des citoyens durant la guerre de Corée, une classe supérieure émergente se dessine, profitant d’un confort matériel nouveau. Néanmoins, l’opulence moderne symbolisée par la famille au centre du récit s’oppose à l’extrême pauvreté qui continue de sévir chez les plus démunis, représentée par la servante. Le foyer en devient métaphore du choc sociétal de l’époque, tel un petit théâtre des inégalités. Alors que Kim Dong-sik étant son influence, faisant symboliquement construire un deuxième étage à sa maison, Oh Myeong-sook est constamment invitée à rester cloitrer dans l’espace exigu de sa modeste chambre de bonne, faisant d’elle une invisible. Le rez-de-chaussée accueille l’image fantasmée de la famille modèle, dans laquelle la mère est un pilier d’apparence inébranlable, alors qu’en haut des marches, dans des pièces de confort, le vice et l’adultère prennent place, et la servante est prisonnière. En agrandissant son logis, le père à créer un nouvel espace propice à la faute, qu’elle soit charnelle ou morale. L’escalier apparaît alors comme une frontière qui ne se franchit qu’au prix d’un lourd tribut émotionnel. La matriarche des lieux ne peut le gravir initialement, diminuée par sa condition, mais finit par gagner l’étage et plonger dans l’épouvante d’une situation qu’elle avait préalablement choisie d’ignorer. À l’inverse, lorsque la servante descend les marches, elle laisse proliférer le mal de sa vengeance dans l’intimité de la famille. Kim Ki-young ne prône pas le cloisonnement de la société qu’il métaphorise, il le dénonce ardemment, faisant voler en éclat cette effroyable barrière dans les dernières séquences. Par ailleurs, l’instrument principal des mises à mort n’est pas situé à l’étage, mais bien dans la cuisine du rez-de-chaussée, et se révèle être un banal outil du quotidien : de la mort-aux-rats. En situant ce fusil de Tchekhov omniprésent au plus proche de la famille, et en faisant se succéder l’ensemble des personnages devant le sinistre emballage, La Servante laisse planer l’idée que le ver est dans la pomme dès l’entame du récit.

La Servante illu 2

La Servante dénonce également les disparités injustes dans l’éducation dispensée aux coréens : la famille de protagonistes a pu suivre des études supérieures, alors que leur employée n’en avait assurément pas les moyens. L’image de la mère de famille guindée, en robe traditionnelle, s’oppose à celle de sa servante, en tenue plus moderne et fumant allègrement alors que le tabagisme chez les femmes est tabou dans la société coréenne. Il est alors permis de se demander si Kim Ki-young ne prend pas par moment le parti de l’opprimée, bien que Oh Myeong-sook soit une vengeresse terriblement sanglante. À l’évidence, la faute morale et physique initiale est le fruit de la transgression de Kim Dong-sik, et l’ire de son employée de maison est la résultante d’une indifférence outrageuse envers ses propres sentiments et d’une détresse affective. En associant une succession d’événements météorologiques, comme la pluie diluvienne ou le tonnerre, aux actes morbides de la serviteuse, le film lui confère l’aura d’une divinité vengeresse. Pourtant, lorsque sort le long métrage sort, le public coréen ne perçoit pas réellement le message social, et peu de gens comprennent la psyché de Oh Myeong-sook : La Servante est l’un des seuls films de Lee Eun-shim, qui souffrira grandement de l’image de femme cruelle que lui a octroyé l’œuvre, et peu de réalisateurs lui accorderont leur confiance par la suite, tant son rôle à glacé le sang des spectateurs.

Pourtant, cantonner La Servante au simple rang de film d’horreur, et même si le long métrage s’acquitte grandement de son tribut de mort et de visages distendus par la douleur, serait lui refuser une grande part de sa substance. Kim Ki-young fait de la privation de l’élévation spirituelle l’élément déclencheur des actes les plus funestes du récit. En faisant de son protagoniste un professeur de musique, et en pourvoyant sa salle de classe d’une peinture évoquant un vitrail d’église, le cinéaste offre à son triste héros le rôle de garant d’un savoir propice à l’épanouissement de l’âme. Pourtant, Kim Dong-sik refuse explicitement à Oh Myeong-sook toute forme d’enseignement. La classe supérieure a hérité des connaissances, mais prive la population plus humble de toute forme d’instruction. Las d’être soumis et plongé dans l’obscurantisme, le peuple démuni est invité à se rebeller et à exiger son dû. La servante est mise en cage, mais s’affranchit de la docilité pour laisser éclater sa sauvagerie. Brutalement, elle martèle les touches du piano familial, s’appropriant l’art de force sur un rythme désordonné. Intelligemment, le long métrage emploie ces sonorités dans ses thèmes musicaux, au plus fort de la fureur de la domestique, faisant ressurgir le spectre du refus de l’éducation au moment où l’horreur s’invite, comme un morne rappel. Symboliquement, c’est devant le piano que Kim Dong-sik et Oh Myeong-sook se donnent d’ailleurs la mort.

La Servante illu 3

Au-delà des opaques barrières sociales dénoncées, et de la mise en évidence de l’aveuglement d’une partie désormais fortunée de la Corée du Sud, La Servante s’épanouit aussi dans une accusation plus implicite des différences entre les sexes. En 1960, il est complexe pour Kim Ki-young de se livrer à une fronde féministe ouverte : son pays est alors encore soumis à un féroce patriarcat, appuyé par les dogmes confusianistes locaux qui font du père le garant de la moralité. Néanmoins, le cinéaste n’a de cesse de remettre en cause ce fantasme de la péninsule, et de propulser son protagoniste en premier fautif. Ainsi, Kim Dong-sik est indiscutablement coupable de l’adultère, mais aussi l’instigateur initial d’une situation propice au péché de chair. La venue dans le logis de Oh Myeong-sook n’est due qu’aux lamentations éplorées du personnage principal, réticent à l’idée de s’acquitter aux tâches domestiques en lieu et place de son épouse malade. Par ailleurs, dans une très brève séquence où Kim Dong-sik discute avec un ami, la grande impunité dont jouit l’homme infidèle est cyniquement énoncée par le dialogue. Néanmoins, c’est à travers sa galerie de femmes que Kim Ki-young se montre le plus dénonciateur des inégalités de genre, lui qui a fait de l’écriture de personnages féminins complexes une des spécialités de sa carrière. Étonnement, servante pourvoyeuse de l’horreur et mère de famille victime des violences sont régulièrement unies à l’écran, dans l’accomplissement d’une tâche du quotidien, comme si elles partageaient un même fardeau même après que l’adultère ait été révélé. La Servante éprouve par ailleurs la position de matriarche : réduite à un rôle de génitrice désincarnée pendant une grande partie du film, et presque injustement considérée comme coupable de sa condition physique fragile, la mère est obligée de reprendre les rênes de son foyer devant l’incapacité notoire de son mari à instaurer l’ordre. Épreuve physique et émotionelle se rejoignent et affligent à parts égales cette femme en perdition.

Dans une volonté scénaristique douloureusement juste, le long métrage propage le mal de l’ostracisation des classes et des sexes aux enfants du foyer. Un même schéma obscur de la haine est voué à se répéter chez la nouvelle génération si rien n’est fait pour l’endiguer. Le fils et la fille de la famille apparaissent comme des miniatures de leurs aînés, déjà porteurs des mêmes turpitudes morales. Ainsi, le jeune garçon du foyer pourrait sembler simplement coquin de prime abord, mais ne cesse d’asseoir son joug sur sa sœur et d’imposer ses ordres le plus vils à Oh Myeong-sook, reproduisant le modèle paternel. Les similitudes entre la jeune fille de la maison et sa mère sont encore plus criantes de vérité : tout comme son aînée, ce personnage est amoindri physiquement, et gravir les escaliers symboliques est une épreuve qu’elle a du mal à accomplir. Pourtant son père ne cesse jamais de la confronter froidement à ses difficultés, et de l’inciter à faire souffrir son corps pour l’endurcir. Par ailleurs, en lui offrant un écureuil en cage et en les comparant ouvertement, Kim Dong-sik renvoie à sa propre progéniture l’image de chaînes vouées à l’entraver dans le futur. La Servante n’hésite pas à utiliser l’empathie naturelle du spectateur pour les deux enfants afin de malmener les sentiments, et pour frapper le plus durement possible la famille dans ce qu’elle a de plus sacrée, comme une cruelle punition.

La Servante est un grand film de société, caché sous une couche d’horreur éprouvante et propice à une exaltation douloureuse juste des sentiments.

La Servante est disponible en DVD chez Carlotta Films, avec en bonus : 

  • Deux ou trois choses que je sais de Kim Ki-young : un documentaire de 48 minutes sur le cinéaste
  • La bande annonce de 2012

Nicolas Marquis

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