Ashkal, l’enquête de Tunis
Ashkal, l'enquête de Tunis affiche

(Ashkal)

2022

Réalisé par : Youssef Chebbi

Avec : Fatma Oussaifi, Mohamed Grayaa, Aymen Ben Hmida

Film fourni par jour2fête

En décembre 2010, la Tunisie se soulève et les opprimés font entendre leur détresse d’un long cri d’agonie désespéré. Dans les grandes villes du pays, le sang des nouveaux martyrs de la liberté coule sous les coups de matraque d’un pouvoir dictatorial ivre de violence, mais la volonté inflexible d’un peuple assoiffé de justice sociale s’érige face à la répression des forces du désordre. Unis autour d’un idéal commun, des dizaines de milliers de manifestants investissent les rues et réclament la chute du régime totalitaire du président Ben Ali. Un vent d’insurrection légitime souffle sur le bassin méditerranéen et dans le sillage de la révolte tunisienne, un grand élan démocratique s’empare de l’Afrique du Nord et du Proche Orient. Le Printemps arabe éclos et la perspective jusqu’alors inconcevable d’un avenir meilleur gagne le cœur des combattants de l’égalité. L’équité ne s’acquiert néanmoins qu’au prix du sacrifice ultime. Partout en Tunisie, de nombreux êtres résignés cèdent au désarroi et s’immolent par le feu pour faire de leur mort un témoignage inoubliable de leur dénuement, avant l’émergence d’une société modernisée. Dans les flammes, les persécuté immortalisent leur héritage et réveillent l’indignation de leurs concitoyens. Plus de dix ans après le soulèvement populaire, le peuple s’est fédéré autour d’un modèle républicain transformé, mais les démons du passé étreignent à nouveau le pays. La précarité et la violence institutionnalisée ressurgissent des limbes de l’Histoire et meurtrissent la Tunisie contemporaine. Les rêves du Printemps arabe agonisent et la résurgence de la répression policière et des disparités sociales plonge la population dans un cauchemar ressuscité. Témoin de cette évolution chaotique, le cinéaste Youssef Chebbi plonge dans les ténèbres avec son premier long métrage Ashkal, l’enquête de Tunis. Entre polar et film fantastique nimbé de pénombre, son œuvre photographie le réveil de l’iniquité sur des terres désenchantées. Spectateur sans être juge, observateur sans être prosélyte, le réalisateur s’inscrit dans un grand mouvement artistique national qui contemple une période de transition politique en faisant le deuil des illusions d’un État providence déliquescent. Les créateurs tunisiens s’éveillent et prennent le relais des insurgés du passé, pour que le leg de leur lutte soit difficilement préservé.

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Ashkal, l’enquête de Tunis s’aventure en territoire obscur pour capturer l’essence de la reconstruction conflictuelle du pays. Les Jardins de Carthage est un vaste chantier de grands immeubles luxueux préalablement destinés aux dignitaires de l’ancien régime et laissés à l’abandon depuis la révolution tunisienne. Alors que les travaux reprennent, une succession d’immolations rituelles sème le trouble sur cet îlot urbain où se côtoient tours de béton dénudées et zone en friche. Chargés d’enquêter sur les suicides, l’inspecteur Batal (Mohamed Grayaa) et sa collègue Fatma (Fatma Oussaifi) découvrent rapidement qu’un énigmatique inconnu accompagne chaque victime jusqu’au seuil de la mort et leur transmet de ses mains nues le feu qui les consume. Progressivement, les flammes s’emparent de la nuit, les morts s’accumulent, et l’investigation devient affaire d’État.

Lieux de perdition des âmes en peine et de confrontation sociale entre précaires et parvenus, Les Jardins de Carthage sont une prison de droites froides et rectilignes qui pourfendent les quelques timides espaces de nature qui s’invitent à l’écran. Le gris du béton à nu prive le long métrage de tout apparat pour laisser apparaître le squelette décharné d’une modernisation qui s’est subitement arrêtée et qui ne redémarre que dans un torrent de morts et de flammes. Seul l’orange des brasiers funestes brise la morne unité des teintes cadavériques des bâtiments, devenus cercueils des êtres brisés par l’émergence d’une nouvelle oppression économique. Le pouvoir est désincarné, les dictateurs de la Tunisie n’ont désormais plus de visage. Ils ne sont plus dirigeants politiques mais uniquement de simples entrepreneurs, de frêles silhouettes que Youssef Chebbi filme brièvement de dos. Un despotisme invisible a remplacé celui ostentatoire. L’influence néfaste est presque imperceptible, et pourtant elle louvoie dans chaque prise de vue de l’espace urbain. Selon les mots du réalisateur, Ashkal, l’enquête de Tunis est une sensation avant d’être une intrigue, celle que les fenêtres de ces immeubles inhabités observent en retour celui qui les contemple, comme un animal prédateur. Progressivement, la vie rend son dernier soupir et ne se manifeste plus qu’à travers le sacrifice des suppliciés aux portes de la mort, et au fil des apparitions de quelques chiens errants qui se nourrissent des détritus humains. L’essor d’un empire artificiel s’affirme à l’écran. Youssef Chebbi se transforme en Maurits Cornelis Escher tunisien et hypnotise de la perspective vertigineuse de ses cadres pour restituer d’improbables enchevêtrement d’escaliers et de piliers dont ses personnages sont prisonniers. L’Homme hurle sans un bruit sa douleur spirituelle, forçat de l’enfer géométrique. Il a contaminé la nature, l’a infiltré, s’y est immiscé jusque dans le plus maigre espace de verdure gangrené par la tôle et les parpaings. Les Jardins de Carthage sont le nouveau terrain de l’exploitation humaine, celui qui unit tragiquement une classe opulente et les esclaves de l’économie de marché, et qui remémore dans l’âme tunisienne le spectre de l’ancien régime. Contraint par une même douleur que par le passé, les désespérées s’immolent à nouveau, le brasero infernal se ravive, les plaies se réouvrent, et un bûcher intemporel consume les martyrs de l’ère moderne, les insurgés du Printemps arabe, et plus lointainement les citoyens de Carthage, ensevelis par les flammes durant les guerres puniques. Le même motif, Ashkal en arabe, se répète à travers l’Histoire.

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Une flambée sociale s’est brièvement amenuisée durant une décennie fugace, mais explose derechef à la vue de tous, entre les briques austères des habitations de luxe en devenir. Des cendres d’une révolution inaboutie ressurgit la flamme de l’oppression, et les exploités font le sacrifice du corps après avoir vu l’expression de leur psyché être insidieusement contestée par une classe dirigeante. Les asphyxiés de la Tunisie modernisée offrent leur enveloppe charnelle à un même foyer ardent, fusionnent dans un abandon commun et expriment à nouveau la révolte au prix de leur vie. Accompagnés d’une faucheuse métaphorique sans visage, dont on ne perçoit jamais davantage que la capuche, ils arpentent le chemin funeste de la mort, courant volontairement vers leur perte pour donner une importance significative à leur existence violentée. Leur renoncement trouve son sens dans l’évocation de leur passé, dévoilé au cours de l’investigation de Batal et Fatma, mais face à la mer de feu, ils sont anonymes, ils deviennent symboles essentiels du désespoir, résolus à se livrer à la fournaise vers laquelle ils se ruent dans une scène transcendantale qui achève de faire basculer Ashkal, l’enquête de Tunis dans le registre fantasmagorique. L’inspectrice idéaliste est témoin de leur abdication face à la fatalité d’un destin éprouvant, spectatrice impuissante de l’effondrement de toute une nation. Les rêves de l’enfant du Printemps arabe se consument et s’évaporent dans le ciel, au gré des volutes de fumée qui se glissent entre les toits des Jardins de Carthage. Longtemps traqué par la détective, le coupable du long métrage n’est pas réellement incarné, il n’est qu’évocation métaphorique de l’abdication d’un peuple. Youssef Chebbi le prive de visage pour laisser le spectateur y transposer ses propres angoisses. Selon le cinéaste, l’antagoniste de son film est autant terroriste que rebelle, autant anarchiste que sombre prophète dont il faut s’interdire la représentation, évoquant dès lors implicitement la religion musulmane. Il n’est qu’une simple étincelle qui incendie la société tunisienne, frappant d’abord les couches précaires de la population, avant que la destruction ne gagne les classes moyennes, puis enfin l’ensemble du pays. Le flambeau qu’il tend aux victimes de l’âge moderne est surnaturel au moment de l’acte macabre, mais accepté sciemment par les suicidaires. La chute émotionnelle vers le désarroi trouve ses racines dans des éléments plus concrets, des vidéos d’immolations que le sinistre Dieu destructeur partage à ses cibles pour les séduire, et qui rappelle l’influence considérable des réseaux sociaux lors de la révolte tunisienne de 2010. Le manipulateur est un reliquat du passé, une conséquence plutôt qu’une cause, une réitération d’une réponse morbide face aux mêmes maux. Confrontée à ses démons, la Tunisie se met une nouvelle fois à l’arrêt, le pays cesse de fonctionner pour se tourner vers la vérité du brasero.

Pour le cinéaste, “Tunis renaît après l’échec de l’ancien régime”, tentant sans y parvenir de réunir en son sein les bourreaux d’hier et les utopistes d’aujourd’hui. Le pays refuse de faire face aux fantômes de son Histoire récente lorsque les anciens tortionnaires du régime de Ben Ali se liguent pour mettre à l’arrêt une commission d’écoute des victimes des affronts du passé. L’assemblée œuvrant pour la réconciliation nationale est marginalisée dans le long métrage, perçue uniquement hors champs ou à travers le prisme d’un écran de télévision. Elle n’existe pas réellement dans la réalité éprouvante de Batal et Fatma, elle n’est qu’un élément perturbateur des relations humaines qui n’accomplit pas son office de reconstitution d’un lien entre les générations, et qui se révèle totalement impuissante. Les deux personnages principaux de Ashkal, l’enquête de Tunis coexistent avant tout car ils font cause commune autour de la résolution de leur enquête, davantage sous une quelconque impulsion des institutions qui semblent plutôt soucieuses de taire les crimes de l’ancien régime. Observateurs de la déliquescence de leur nation, la rêveuse qui réclame le droit de disposer de son corps et le père de famille autoritaire se rencontrent, prenant brièvement conscience de la sensibilité de l’autre, jusqu’à espérer la création d’une forme fragile d’unité entre eux. Le constat de la douleur sociétale cimente les relations humaines entre deux Tunisie, davantage que les effets de manche médiatiques. Néanmoins, le chemin de la repentance est interdit au patriarche qui refuse d’admettre ses propres abus. Soucieuse de découvrir la vérité, Fatma est inclue dans la scène finale du film et partage ainsi l’effroyable vérité tunisienne sous sa forme la plus crue. À l’inverse, Batal est privé de la résolution, coupable implicite d’avoir voulu passer sous silence ses propres transgressions, en refusant notamment de les évoquer à la table familiale. L’innocence qui appartient à la jeunesse est garante de pureté, alors que pour les plus anciens, la corruption est si solidement ancrée qu’elle est vouée à les mettre à mort. Dans un repli autoritaire, le pays renoue avec la répression, les arrestations arbitraires et la violence aveugle. La Tunisie a changé de visage, mais derrière le maquillage, les tortionnaires ont été reclassés, et la résurgence du mal les destine à l’autodestruction. Batal entrevoit un futur possible, mais il ne peut que le caresser, rappeler inexorablement à sa propre culpabilité qui le condamne moralement, puis physiquement.

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Ashkal, l’enquête de Tunis jette ouvertement l’opprobre sur une police dysfonctionnelle, érigée en dépositaire des malheurs du passé et du présent. Si l’antagoniste du film est l’étincelle qui met le feu aux suppliciés, la police est le combustible qui recouvre une nation encore repliée sur elle-même. L’ombre des anciennes autorités plane sur la Tunisie et lui impose son joug oppresseur. Les despotes se sont déguisés en gardiens de la paix, mais sous leurs costumes ils sont toujours artisans de la peine, prompts à renouer avec leurs viles méthodes. Le pays a succombé à la séduction de l’immobilisme et les espoirs nés du Printemps arabe sont restés des rêves fous. Nul n’a osé porter un regard accusateur sur les dérives sanglantes de l’époque dictatoriale. Ainsi, la police des polices tunisienne est présente dans le film, mais elle démissionne violemment de sa mission, laissant les loups s’entre-dévorer. La loi du plus fort a supplanté les aspirations à la justice, l’héritage des martyrs de 2010 a été bafoué. Construite sur des bases fragiles, la société ne peut que s’effondrer sous le poids de ses propres péchés. Les flammes changent ainsi de mains dans la conclusion du film. Initialement destructrice de vie dans l’entame du récit, elles deviennent annihilatrices de la mémoire dans le dénouement, lorsque les forces de l’ordre consument les preuves de l’enquête dans un brasier infernal. Le pouvoir tyrannique conscient de son emprise est prêt à tout pour conserver sa mainmise et refuse aux opprimés la symbolique insurrectionnelle de leur sacrifice. Une nouvelle classe dirigeante despote est née de la confluence d’intérêts entre les instances politiques et les ogres économiques qui jettent leur dévolu sur une Tunis prête à s’effondrer. Seulement dans le confort des mosquées se croisent esclaves et nouveaux maîtres, alors que la religion tente de tisser un lien spirituel entre les deux camps opposés. La mission mystique reste vaine. Une fois la prière terminée, les adversaires regagnent leur bastion, et seule la mort triomphe de cette lutte fratricide.

Parfois insaisissable, Ashkal, l’enquête de Tunis hypnotise et déconcerte, et trouve sa justesse dans sa retenue. Youssef Chebbi navigue entre film noir et épopée fantastique pour dresser un portrait au vitriol de la Tunisie actuelle, à l’aune des drames du passé.

Ashkal, l’enquête de Tunis est disponible en Blu-ray et DVD chez jour2fête, avec en bonus : 

  • Entretien avec Youssef Chebbi
  • Scènes commentées
  • Vidéo repérage des lieux de tournage
  • Court métrage du réalisateur

Nicolas Marquis

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