Mamma Roma
Mamma Roma affiche

1962

Réalisé par : Pier Paolo Pasolini

Avec : Anna Magnani, Ettore Garofolo, Silvana Corsini

Film fourni par Carlotta Films

Au sortir de son premier film, Accatone, Pier Paolo Pasolini est déjà auréolé d’une réputation sulfureuse dans le monde du septième art. Celui qui avait déjà bravé la censure dans ses romans se heurte aux institutions de son époque, et fait de sa caméra un outil de dénonciation des inégalités qui gangrènent l’Italie. Si les pairs de Pier Paolo Pasolini avaient salué l’émergence d’un nouveau regard sur le pays, la colère du pouvoir exécutif face à la morne réalité dépeinte confère au réalisateur le statut d’auteur rebelle, qu’il conservera tout au long de sa carrière. Les quelques évocations christiques qui habitaient Accatone provoquent également l’ire du clergé. Alors que le cinéaste considère ses quatres premiers films comme des contes religieux, l’acidité dont il fait preuve et le détournement des symboles catholiques invitent l’Église à condamner fermement sa vision artistique, le qualifiant à mots à peine voilés d’hérétique. Pier Paolo Pasolini fait des injures une fierté : bien qu’il soit fasciné par la Bible qu’il mettra plus tard en images, il se déclare comme un athée convaincu, et son poème Au Pape Pie XII constitue une vive mise en accusation de l’organisation cléricale. Au moment de s’atteler à son deuxième film, Mamma Roma, sorti en 1962, Pier Paolo Pasolini entend ne rien perdre de sa fougue incendiaire, et continuer son exploration de la société italienne des invisibles, tout en dénonçant implicitement l’aveuglement des autorités transalpines. À plus d’un titre, Mamma Roma offre un tissu analytique analogue à Accatone, adoptant néanmoins un nouveau point de vue. Il n’en faut pas plus pour déclencher de nouveau la colère des conformistes de l’époque. Face à ce brûlot, les chefs de la police italienne intente un procès à Pier Paolo Pasolini, qu’ils perdront logiquement. De plus, l’Église dénonce à nouveau la manipulation de l’imagerie religieuse dans laquelle s’épanouit le cinéaste. Comme un triste symbole de l’étroitesse d’esprit ambiante de l’époque, Mamma Roma souffre, tout comme Accatone à sa sortie, de l’irruption tragique de groupes fascistes perturbant sa première. Le film de Pier Paolo Pasolini s’affirme à nouveau comme un acte de résistance face à l’oppression.

Mamma Roma, c’est le nom d’une prostituée incarnée par Anna Magnani, qui quitte la campagne italienne pour gagner Rome, dans l’espoir de tirer un trait sur son sinistre passé et d’élever décemment son fils Ettore, que joue Ettore Garofolo. Cependant, face aux tentations de la capitale, Ettore goûte aux plaisirs de la chair et côtoie la petite délinquance. Malgré l’égide de sa mère, il s’éloigne peu à peu de Mamma Roma. De plus, l’ancien proxénète de la protagoniste refait tristement surface : réclamant de Mamma Roma qu’elle reprenne ses activités illicites, il empêche la mère et son fils de s’épanouir pleinement.

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Bien que Pier Paolo Pasolini ait la réputation de souvent choisir ses acteurs dans la rue, Mamma Roma marque la rencontre entre un réalisateur émergent, et Anna Magnani, icône du cinéma italien. Au moment où se tourne le film, la comédienne est à un tournant de sa carrière : sa beauté et son talent lui ont permis de travailler avec les plus grands, que ce soit avec Roberto Rossellini dans le mythique Rome, ville ouverte, Luchino Visconti dans Bellissima, ou bien Jean Renoir dans Le carrosse d’or pour ses excursions en dehors de l’Italie. Néanmoins, à l’aube des années 1960, les rôles se raréfient pour Anna Magnani. Son âge avançant, les partitions de jeunes beautés ne lui sont plus offertes. Conscient de cette réalité, Pier Paolo Pasolini profite de l’occasion pour désacraliser profondément son image : en lui proposant de jouer Mamma Roma, le réalisateur détourne l’image habituelle de splendeur sculpturale propre à Anna Magnani pour l’inscrire dans un univers noir et torturé. La face de l’Italie que veut montrer le metteur en scène n’est pas celle usuellement fantasmée, mais bel et bien celle des invisibles. La beauté de la comédienne et son aura auprès du public sont pervertis par un récit qui éprouve le personnage. Anna Magnani est en pleine transformation, après L’Homme à la peau de serpent de Sidney Lumet, deux ans plus tôt, qui faisait déjà d’elle une quarantenaire violentée par la vie. 

La maternité est perçue dans le film comme une relation à sens unique, car si Mamma Roma ne cesse de porter un regard protecteur sur Ettore, elle ne peut qu’être témoin de sa déchéance. Spectatrice de la vie de son fils, ses maigres tentatives d’influer sur son destin se révèlent infructueuses, et souvent moralement contestables. Mamma Roma ne connaît que l’univers obscure de l’illégalité, et en voulant détourner Ettore de ce chemin, elle ne fait que reproduire le schéma néfaste auquel elle est habituée, le seul qu’elle connaît. Le long métrage expose une injustice émotionnelle claire entre les efforts que déploie la protagoniste, et le peu de récompenses qu’elle en tire. Si une scène de danse avec Ettore, la vision de son fils au travail, ou la séquence iconique du film où tous deux font de la moto, montrent une forme de complicité et d’amour entre les personnages, le retour cruel à une fatalité de l’existence devient constant, comme de sévères coups de bâton. Mamma Roma sacrifie son âme en se prostituant, et déploie son énergie sur les marchés où elle vend ses légumes, mais ses efforts restent vains.

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En nommant son personnage du nom de la capitale italienne, Pier Paolo Pasolini permet au spectateur de tisser une analogie entre la ville et la femme. Toutes deux sont pourvoyeuses de chances pour Ettore, que l’adolescent ne saisit tragiquement pas. Au moment d’obtenir un emploi, c’est bien sous l’impulsion de Mamma Roma que l’opportunité s’offre à Ettore. La maison dans laquelle habitent les deux protagonistes est symbole d’une Rome qui se modernise, mais reste profondément attachée par le dialogue aux efforts uniques du personnages joué par Anna Magnani, assimilant la mère et le lieux. Mamma Roma offre un nouveau cadre à Ettore, l’invite à changer ses fréquentations, oriente sa vie affective, mais le garçon retourne perpétuellement vers les maigres espaces de nature, comme s’il se détournait de la cité pour regagner les champs. De plus, même si la protagoniste peut apparaître comme une figure tutélaire bénéfique, le chemin qu’elle trace pour son fils est le fruit de petites arnaques : même dans cette Rome nouvelle, le mal de délinquance est solidement ancré.

Le retour à une vie d’illégalité semble être le fruit d’une fatalité inextricable, propre au cinéma de Pier Paolo Pasolini. Dans les premiers temps du film, il est permis de nourrir des espoirs envers cette jeunesse qui se reconstruit et qu’incarne Ettore. La ruralité italienne, d’où vient le réalisateur, se heurte à la modernité romaine, et une forme d’enchantement initial en découle. Cependant, Ettore est rapidement perverti par une société qui entretient une oppression à peine camouflée, même si Mamma Roma n’est pas nihiliste et fait de l’adolescent le propre artisan de sa descente aux enfers. Parce qu’il n’a pas d’argent, pas d’éducation, et que peu de chances, Ettore est une victime du système condamné à la déchéance, et qui subira symboliquement le coup de grâce de la main des autorités. Sortir des murs du sous-prolétariat qu’avait théorisé Pier Paolo Pasolini dans Accatone ne suffit pas si le mal est déjà présent, il est nécessaire d’entreprendre également une métamorphose sociétale.

Car à l’évidence, l’Italie que montre Mamma Roma souille toute forme de beauté : alors que mère et fils étaient réunis autour de la joie simple d’une danse, Ettore est conduit par duplicité morale à vendre le disque pour assouvir ses pulsions primaires. La notion d’amour est sans cesse pervertie par le film, et conduit à s’interroger sur la pureté supposée des élans du cœur. Alors que Ettore s’éprend de Bruna, joué par Silvana Corsini, un rapport de quasi-prostitution s’instaure. Non seulement la jeune femme a offert ses charmes à tous les autres personnages adolescents, mais Ettore est amené, sans que l’on ne lui en intime l’ordre, à lui offrir des cadeaux pour parvenir à ses fins. Mamma Roma à souffert du proxénétisme, et le fils perpétue les erreurs de ses pères en monnayant les sentiments. Le long métrage inscrit l’hérédité du malheur dans des racines ancestrales lorsque le spectateur découvre que Mamma Roma elle-même a été forcée par ses parents à se marier contre son gré. Jamais le film n’érige l’amour en idéal, sans cesse il le contrarie. Même l’altruisme avéré de Mamma Roma est le résultat d’un sinistre commerce, celui du corps. La beauté charnelle et spirituelle de la protagoniste est indéniable, mais elle est martyr de sa propre existence, condamnée implicitement au trottoir.

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Franco Citti

En offrant une nouvelle représentation de la prostitution, mais en variant cette fois son point de vue, Mamma Roma rejoint des thêmes proches de Accatone, optant cette fois clairement pour un parti pris. Là où il était relativement difficile d’éprouver de l’empathie pour le héros du premier film, il est indéniable que Pier Paolo Pasolini fait cette fois preuve de compassion pour son égérie. La mise en image de Accatone était sobre et épurée, celle de Mamma Roma se montre plus démonstrative : le réalisateur refusait le plan séquence dans son premier long métrage, il s’y livre ici, assimilant la vision du spectateur à celle de Mamma Roma pour l’implorer de s’attacher à cette femme en perdition. Son exubérance totale, notamment montrée lorsqu’elle se prostitue dans des scènes ponctuées de symbolisme, n’est qu’un masque au-delà duquel se devine une douleur omniprésente. La souffrance féminine est cette fois soulignée, avec beaucoup plus d’emphase que dans Accatone puisqu’ici elle est clairement attachée au diktats d’un homme froid et inhumain, l’ancien proxénète de Mamma Roma qui perpétue son emprise sur elle. En laissant planer le doute sur la paternité de ce personnage vis-à-vis de Ettore, Pier Paolo Pasolini fait des pères les garants du malheur. Accatone et Mamma Roma sont les deux faces d’une même pièce, et se complètent pour livrer un portrait incandescent des démons de la prostitution.

Les évocations christiques qui accompagnaient Accatone se retrouvent dans Mamma Roma, accentuant l’idée de diptyque, même si elles sont beaucoup plus implicites. Le premier film de Pier Paolo Pasolini montrait explicitement des églises et statues religieuses, son deuxième long métrage trouve quant à lui sa substance mystique dans un scénario qui autorise le rapprochement de certains lieux et de certains personnages à la Bible. Le parc vers lequel se rend régulièrement Ettore, et où il batifole avec Bruna, constitue un espace saugrenue de verdure au milieu d’une Rome modernisée, comme une parenthèse proche d’un Jardin d’Eden allégorique. C’est d’ailleurs dans ces lieux que Ettore fait pour la première fois l’amour, reproduisant le péché originel. En faisant du jeune garçon un personnage qui souffre par les autres, même s’il n’est pas exempt de tout reproche, et en lui offrant une crucifixion à peine voilée à la fin du long métrage, Pier Paolo Pasolini métamorphose son personnage en évocation claire de Jésus. Dès lors, et aux vues du montage final qui superpose le calvaire de Ettore aux pleurs de Mamma Roma, celle qui pouvait être vue comme une Marie-Madeleine de par son métier est métamorphosée en Vierge Marie au moins dans ces derniers instants. De quoi provoquer la colère publique, une fois de plus, de l’Église catholique envers Pier Paolo Pasolini. Néanmoins, cette ultime séquence de souffrance trouve également des racines politiques : en 1959, la mort d’un jeune adulte sur une table de détention de la police italienne a profondément marqué les intellectuels transalpins. Le cinéaste en offre ici une vision froide, faisant de Ettore le martyr du sous-prolétariat opprimé.

Mamma Roma complète Accatone en offrant une nouvelle vision de la prostitution, sous un regard moins radical, compatissant envers ses victimes, et en continuant de dresser le portrait d’un sous-prolétariat en pleine souffrance.

Mamma Roma est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:

  • 2 documentaires : “Cinéastes,  de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
  • 4 documents ou analyses et 7 entretiens
  • des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
  • 7 bandes-annonces originales
  • 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”

Nicolas Marquis

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