Maternité éternelle
Maternité éternelle affiche

(乳房よ永遠なれ)

1955

Réalisé par : Kinuyo Tanaka

Avec : Yumeji Tsukioka, Masayuki Mori, Ryōji Hayama

Film fourni par Carlotta Films

En 1955, après s’être battue vaillamment face aux dogmes patriarcaux pour mettre sur pied ses deux premières réalisations, Kinuyo Tanaka incarne l’image nouvelle de l’insoumission féminine pour des milliers de japonaises. Téméraire et obstinée, elle s’impose alors dans le cercle fermé des cinéastes et bouleverse les conventions. Néanmoins, pour les observateurs les plus sceptiques et rétrogrades, Kinuyo Tanaka ne doit son succès de metteure en scène qu’à l’appui d’hommes d’influence du septième art. Pour les plus obtus, les soutiens sans faille de Keisuke Kinoshita et Yasujirō Ozu sont la preuve que la réalisatrice ne s’épanouit que sous l’égide de personnalités masculines émérites. Consciente de ces reproches imbéciles, et bien qu’elle ai déjà révolutioné la place de la femme dans l’industrie niponne du cinéma, Kinuyo Tanaka prend un tournant radical initié à l’occasion de son troisième film, Maternité éternelle : désormais, sa caméra ne mettra en image que des scénarios ou des adaptations de livre d’autres femmes. Pour le script de ce long métrage, elle s’adjoint les services d’une meneuse de la vague féministe qui débute lentement dans son pays, en la personne de Sumie Tanaka. Bien qu’elles partagent le même nom, les deux dames de cinéma n’ont aucun lien de parenté, toutefois, une flamme progressiste semblable les habite. Kinuyo souhaite livrer “l’histoire d’une femme, du point de vue d’une femme”, et Sumie est la partenaire idéale. Une volonté qui pousse les studios Nikkatsu à cibler clairement le public féminin dans la campagne de promotion autour de Maternité éternelle, alors que ses thèmes sont universels.

Une troisième artiste est liée à la genèse du long métrage, puisque Maternité éternelle est basé sur la propre vie de la poétesse spécialiste du Tanka, Fumiko Nakajō. Ayant vécue dans l’anonymat le plus total pendant presque toute sa vie, cette femme de lettre n’acquiert la reconnaissance du public que quelques mois avant sa mort, en 1954, à l’occasion de la sortie du recueil La perte de mes seins, confession lyrique de ses tourments et douleurs liés à son cancer. L’écriture mélancolique et le style parfois sombre mais touchant de Fumiko Nakajō lui confèrent une renommée qui se perpétuera à titre posthume.

Dans Maternité éternelle, Kinuyo Tanaka et Sumie Tanaka conservent les grandes lignes du parcours de vie de Fumiko Nakajō, en lui apportant quelques nuances. Yumeji Tsukioka interprète la poétesse, ici rebaptisée Fumiko Shimojô, et son périple, de son mariage malheureux à son lit de mort se dessine. Mère de deux jeunes enfants, Fumiko fait face à la froideur et aux addictions de son mari, et confie ses blessures dans ses Tankas, qu’elle partage dans un club de sa ville. Lasse des vexations, elle finit par se séparer de son époux, mais doit, dès lors, affronter les difficultés qui s’imposent aux mères célibataires japonaises. Entre amour impossible et devoir familial complexe, Fumiko lutte au quotidien. Alors qu’elle pense enfin trouver un équilibre précaire, elle se voit frappée d’un cancer du sein qui la clouera de longs mois sur un lit d’hôpital, dans une lente agonie.

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Si l’univers décrit par Maternité éternelle est éprouvant, voire effroyable, et même si Fumiko est empreinte d’un sentiment de solitude constant, Kinuyo Tanaka n’isole pas socialement sa protagoniste. La dureté d’une société patriarcale est bien esquissée dans les premières minutes, notamment à travers l’époux de Fumiko, sévère, infidèle, et dépendant aux opiacés. Néanmoins, le divorce finalement obtenu n’est pas que la fin d’une époque, il est aussi la promesse d’un renouveau. Comme les fleurs que la poétesse décrit dans ses écrits, la nature meurt pour renaître ensuite. Une fois libérée des humiliations incessantes, Fumiko, bien que marquée par les événements, peut se fondre dans une autre société, celle de l’entraide. Maternité éternelle tisse un maillage complexe de connivence entre ses personnages féminins, même lorsque des différends les opposent. La mère de Fumiko lui reproche son célibat, mais cette aïeule est au chevet de son enfant à l’heure la plus sombre; la femme du frère de l’héroïne pourrait pointer son intrusivité, mais elle préfère faire preuve de sollicitude; une amie de la protagoniste voit son mari désiré par Fumiko, mais jamais elle ne formulera le moindre reproche, consciente que l’artiste n’aurait jamais franchi la ligne ultime. Une même vérité unie ces personnages, la conscience de la douleur implicite d’être une femme dans un monde dirigé par les hommes. Kinuyo Tanaka joue comme à son habitude elle-même dans le film, dans le rôle très discret d’une voisine portant secours à Fumiko. Au-delà des malheurs, les mains se tendent lentement.

Ce réseau d’entraide s’oppose toutefois à la profonde barrière établie entre hommes et femmes. S’il est permis de voir une incarnation de la bienveillance chez le frère de Fumiko, absolument tous les élans du cœur de la poétesse sont contrariés par les épreuves de sa vie, imposant l’idée qu’il est toujours trop tard pour l’héroïne. L’épanouissement sentimental est déjà mort lorsque débute Maternité éternelle, dont l’une des toutes premières scènes marque une démarcation opaque entre elle et son mari, unis dans le conflit. L’heure est également déjà passée pour une symbiose avec Mori : bien qu’ils partagent une même âme rêveuse et une jeunesse commune, l’homme est marié et tous deux s’interdisent de faire souffrir une épouse innocente, comme Fumiko a souffert elle-même. Enfin, il est aussi impossible pour l’ultime amant de la poétesse de concrétiser ses sentiments, alors que la protagoniste est sur son lit de mort : une timide étreinte les rassemble un temps, mais leur séparation irrémédiable est signifiée par Kinuyo Tanaka dans un des plus beaux plans de Maternité éternelle, lorsque Fumiko tourne le dos à son prétendant et qu’un miroir offre le reflet d’une larme qui coule de l’oeil de la belle à cet homme désoeuvré, avant qu’ils ne se séparent à jamais. Pourtant, le long métrage confine parfois à l’affirmation du corps de la femme, et à son droit d’en disposer. À la souffrance du cœur, Maternité éternelle répond au détour d’une scène par une revendication de l’enveloppe charnelle. Alors qu’elle a subi une ablation des seins, Fumiko implore une de ses amies de contempler ses cicatrices dans l’euphorie d’un bain longuement espéré. Une doléance qui ne sera néanmoins pas entendue, alors que les regards se détournent. L’oppressante unité de douleur du film est maintenue.

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Mais avant d’être femme et artiste, Fumiko est avant tout mère : ce sont d’ailleurs sur des images de ses deux enfants que le film s’ouvre. Alors que le fils et la fille de la poétesse sont omniprésents dans la première moitié du récit, Maternité éternelle les soustrait presque totalement de l’histoire dans sa seconde portion. Kinuyo Tanaka offre les images d’un déchirement constant, d’une séparation progressive de la mère et de ses petits. En même temps qu’elle signe l’acte de divorce, Fumiko voit son garçon partir au loin, afin de vivre auprès de son père. Dans un plan d’une grande mélancolie, Kinuyo Tanaka montre le départ du fils, dans l’encadrure d’une fenêtre, alors que la mère reste à l’intérieur de l’appartement, au premier plan, soulignant ainsi deux êtres qui n’avancent plus dans la même direction. Cette rupture de l’unité maternelle est aussi l’occasion pour Maternité éternelle de créer un lien plus intense entre femmes : portant sa fille tout contre son cœur, Fumiko l’emmène partout avec elle, et fait d’elle la témoin des malheurs féminins de l’époque, comme une douloureuse hérédité. Cependant, dès l’ablation de la poitrine de la protagoniste actée, environ à la moitié du long métrage, les enfants ne sont presque plus visibles, comme si le sein qui avait été retiré était lui interdisait son rôle de mère. Le film offre alors des actes manqués, des visites des enfants qui ne trouvent que chambre vide. Il n’y a qu’au seuil de la mort que la réunion s’opère, lorsque sur un même plan Kinuyo Tanaka reconstitue cette trinité dans un ultime adieu. Le dernier écrit de la poétesse prend alors l’allure d’un ultime héritage que transmet Fumiko, et dans le même temps son bien le plus précieux.

Car à l’évidence, l’accomplissement artistique est un concept aussi fragile que nécessaire dans Maternité éternelle. Fumiko est une victime de la vie, une martyre de la société et du destin, mais la poésie est sa thérapie. En accord avec les écrits de Fumiko Nakajō, un spleen omniprésent habite chacun des écrits, que Kinuyo Tanaka prend soin de représenter explicitement à l’écran. Cette verbalisation est aussi synonyme de délivrance pour l’héroïne. Lorsque tout le monde autour d’elle exige qu’elle soit irréprochable et docile, son cahier de note usé devient son oasis et son confessionnal. Le Tanka est la manifestation verbale de la psyché profonde de Fumiko et le témoignage de sa mise à nue absolue. Elle s’oppose dès lors en tout point à l’écriture journalistique de son dernier amant, attaché aux faits et à leur transcription formelle. Pourtant, Maternité éternelle opère une union entre eux. À l’instar de milliers de japonais, ce courtisan est ému par les travaux de Fumiko, et le film tient à lui adjoindre une sensibilité artistique développée. Alors que la protagoniste, au crépuscule de sa vie, se détourne des Tankas, c’est grâce à ce personnage qu’elle revient gratter le papier de sa plume mélancolique. En lui offrant une statue, expression de féminité, ou de façon plus discrète en ouvrant la boîte à musique qui accompagne Fumiko, le journaliste laisse à nouveau susurrer les muses aux oreilles de l’héroïne.

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À la beauté des vers, Maternité éternelle oppose la noirceur de l’hôpital, souvent en prolongement de la maladie qui frappe Fumiko. Tantôt dans une approche froide de la médecine, notamment au moment de représenter médecins et infirmières, tantôt dans une dimension plus mystique qui assimile les lieux à un temple religieux, le film fait du bâtiment une antichambre de la mort. Les barreaux infranchissables des fenêtres, que Kinuyo Tanaka filme régulièrement, accentuent l’issue funeste évidente qui attend la protagoniste, en même temps qu’ils emprisonnent son corps et son âme dans une chambre presque impersonnelle. De plus, en plongeant l’hôpital dans une brume spectrale, la réalisatrice métamorphose son décor en domaine obscur où défunts et vivants se côtoient. En parachevant son œuvre par la longue procession des proches qui accompagnent le brancard de Fumiko, désormais disparue, Maternité éternelle fait de la mort un passage, une transition, et invite auprès de lui l’image lointaine d’un Charon guidant les âmes vers leur destination.

Maternité éternelle a tout du noble mélodrame, sensible et sincère. Outre son aspect révolutionnaire pour la cause féminine, le film tutoie une force d’évocation sentimentale dense et un raffinement visuel d’une grande pureté.

Maternité éternelle est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:

  • Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
  • Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
  • Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
  • Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
  • Des bandes annonces

Nicolas Marquis

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