Tastr Time: Les rapaces

(Greed)

1924

réalisé par: Erich von Stroheim

avec: Gibson GowlandZasu PittsJean Hersholt

Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Les rapaces” de Erich von Stroheim.

C’est l’histoire de dizaines d’autres petites histoires. La première, c’est celle d’un blog de cinéphiles qui n’avait jusqu’alors jamais évoqué les films muets: honte sur nous et sur notre orgueil mal placé. La deuxième, c’est celle d’une oeuvre, “Les rapaces” d‘Erich Von Stroheim, qui a posé toute une série de bases pour le cinéma de fiction: histoire d’Histoire donc. Son approche novatrice et la continuité de ces “histoires”, on vous les détaille dans la suite.

Pour commencer, une histoire de dilemme, vieux comme le cinéma et toujours d’actualité. “Les rapaces” a farouchement opposé son réalisateur qui souhaitait offrir une oeuvre bien plus longue et les producteurs qui ont charcuté le film pour le faire tenir en à peine deux petites heures. Dès l’entame, le cinéaste impose un panneau qui atteste de son effondrement: le long-métrage ne correspond pas totalement à la vision de son auteur qui ne s’en remettra jamais. Déjà, en 1924, la loi du marché scarifie le septième art.

Pour continuer, une histoire de querelles de personnages. “Les rapaces”, c’est le récit sur plusieurs années de McTeague (Gibson Gowland), un dentiste qui s’éprend de la cousine d’un ami, la belle Trina (Zasu Pitts). Ce camarade, Marcus (Jean Hersholt), lui-même amouraché de la demoiselle (époque différente…) va renoncer à cette idylle pour son pote. Mais lorsque Trina gagne à la loterie, cet équilibre humain précaire va basculer dans la tragédie.

L’histoire de McTeague donc, à qui l’argent va faire tourner la tête jusqu’à lui donner “la folie des grandeurs”. Sans basculer dans une exubérance dingue, on comprend que ce personnage n’a rien de prudent et qu’il croit la fortune intarissable sans jamais compter le moindre sou.

L’histoire également de Trina que le pactole rend effroyablement cupide. Caressant littéralement chaque pièce, elle est comme hypnotisée par le magot et se ferme à ses amis, sa famille et même son mari. Seul compte le saint Dollar pour cette femme devenue comme aveugle.

« Hommage à Joey Starr »

En conjuguant ces deux personnages, on offre encore et toujours une autre histoire, celle d’un couple qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans une misère crasse et puante. Comme un gagnant du loto qui se retrouverait ruiné, les deux fiancés qui n’ont plus rien d’amoureux se voit de plus en plus englués dans la décadence financière et surtout sentimentale.

Encore? Pas de problème! L’histoire de Marcus que la convoitise rend fou d’amertume. Alors que son amitié pour McTeague semble sincère, l’arrivée de l’argent dans l’équation va le corrompre et l’enfermer dans une colère aussi noire que détestable. Les billets corrompent même les plus sincères sentiments et Von Stroheim le démontre avec beaucoup de justesse. Ces trois tristes héros forment une recette du désastre humain pertinente et inchangée même aujourd’hui.

Mais “Les rapaces” c’est aussi l’histoire d’un réalisateur presque chercheur du cinéma. En imposant des symboles très simples, facilement assimilables et pourtant très bien vus, Von Stroheim fait de sa mise en images une métaphore régulière. McTeague s’achète par exemple un oiseau, à son mariage il s’en offre un deuxième et ainsi le cinéaste offre une allégorie du couple. Lorsque Marcus devient amer, un chat commence à rôder autour de la cage des deux volatiles. Impossible de faire plus clair, et compliqué de trouver mieux!

L’histoire ensuite d’un film muet où le son est pourtant omniprésent. Dans les orchestrations musicales qui accompagnent le film, un orchestre grotesque joue et déforme des thèmes musicaux connus pour appuyer cette lente fuite des valeurs. Pendant le mariage, c’est particulièrement parlant (sic) alors que la marche nuptiale est déformée, comme une monstruosité auditive qui annonce la catastrophe.

Et enfin, l’histoire d’un film en noir et blanc qui réussit toutefois le pari fou pour l’époque de proposer de la couleur à l’écran. Verni à même la pellicule comme le faisait MélièsVon Stroheim va à de rares occasions donner à l’argent la couleur de l’or, ou une teinte rose à son image dans des moments de compassion émotive. Dès 1924, une notion de colorisation, c’est tout simplement du génie.

Pur classique, “Les rapaces” marque une étape capitale dans l’évolution du cinéma, entre sujet important et innovation technique. Terrible de se dire qu’on ne verra sans doute jamais la version souhaitée à l’origine par Von Stroheim.

Nicolas Marquis

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