The Quiet Girl
The Quiet Girl affiche

(An Cailín Ciúin)

2022

Réalisé par : Colm Bairéad

Avec : Catherine Clinch, Carrie Crowley, Andrew Bennett

Film vu par nos propres moyens

Pour son premier long métrage, Colm Bairéad écrit une page significative de l’Histoire du cinéma de son pays natal. Sélectionnée pour concourir à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, son œuvre The Quiet Girl offre à l’Irlande sa toute première nomination dans cette catégorie. Le septième art local regorge de talents et a souvent fait bonne figure à la cérémonie annuelle, mais le plus souvent en utilisant l’anglais dans ses dialogues. Colm Bairéad entretient quant à lui une affection toute particulière pour le gaélique, langue officielle de son pays bien que relativement peu utilisée de nos jours. L’éducation des jeunes enfants irlandais continue d’être dispensée dans ce dialecte millénaire, néanmoins l’immense majorité des adultes s’en détourne au quotidien. L’artiste épouse donc une noble mission de préservation de la mémoire à travers ses films. La plupart de ses courts métrages précédents témoignaient déjà de son amour pour ses racines linguistiques et ressuscitaient l’âme parfois éteinte de l’identité irlandaise, The Quiet Girl s’inscrit désormais dans le prolongement direct de cette volonté propre à l’auteur. Le regard sur le passé de sa contrée est même au cœur du scénario. Sans jamais sombrer dans la nostalgie et en faisant toujours de l’humain le centre de toutes les attentions, ce premier long métrage s’ancre néanmoins dans l’Irlande des années 1980, faisant des disparités sociales de l’époque un élément très implicite de son intrigue. Pourtant, The Quiet Girl est une course vers le futur, celle d’une jeune enfant qui découvre une affection dont elle avait été injustement privée.

Cáit (Catherine Clinch) est une petite fille discrète et réservée. Dans le plus grand silence, elle subit le désamour de ses parents en pleine discorde, agriculteurs précaires désintéressés de son sort et de ses angoisses. Sans jamais se plaindre, elle affronte un quotidien éprouvant et intériorise son mal-être. Néanmoins, durant quelques semaines, elle découvre un amour dont elle ne devinait même pas l’existence. Confiée aux bons soins de la cousine de sa mère, Eibhlín (Carrie Crowley), et de son époux, Seán (Andrew Bennett), Cáit est accueillie avec bienveillance dans leur ferme. Enfin considérée, elle s’épanouit grâce à la douceur qu’on lui prodigue et s’affirme lentement. Toutefois, le couple altruiste cache une douleur profondément enfouie. La perte de leur jeune fils les a meurtri à jamais, laissant planer sur eux le spectre d’une peine inconsolable et rarement verbalisée.

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Pour parvenir à installer l’émotion sincère, constante et bouleversante, Colm Bairéad plonge le spectateur dans l’effroi avant de lui laisser percevoir une lueur fragile mais concrète. Dans sa famille de sang montrée durant les premières minutes du film, Cáit est dépossédée de son identité propre. Triste figure au visage fermé, elle n’est qu’une sœur parmi tant, une unité malmenée au sein d’un collectif qui l’opprime et lui renie l’expression de ses sentiments. L’âme contrie est assoiffée d’une liberté illusoire que la protagoniste tente de trouver à travers ses innombrables fuites. En se cachant dans les hautes herbes ou sous son lit, Cáit souhaite disparaître de ce cocon familial vicié par le désintérêt et trouver un espace propice à une intimité dont elle est dépourvue. Rejetée au ban de sa sororité, elle n’existe presque pas pour ses pairs, et l’arrivée prochaine d’un nouvel enfant, même si elle n’est pas perçue avec méfiance, ne promet qu’une négation encore plus affirmée de sa place dans cette famille dysfonctionnelle. L’enfance agonise puis renaît miraculeusement, les épreuves les plus anodines des jeunes années sont reniées par une mère distante avant d’être comprises par Eibhlín. La protagoniste souffre d’énurésie, une très probable manifestation incontrôlée de son désarroi affectif, mais jamais son trouble n’est considéré autrement que comme une corvée supplémentaire par son aïeule. Les racines de l’affliction sont ostensiblement ignorées. À l’inverse, celle qui prend Cáit en charge durant les vacances considère sa peine et dans le réconfort de quelques mots doux, elle la guide vers une confiance en soi qui se construit doucement. La précarité et une vie de privations seulement devinées ont conduit le foyer de la protagoniste à se désagréger. The Quiet Girl ne tente jamais de s’aventurer dans un message social trop affirmé, il reste constamment le portrait d’une enfant, mais dans les ténèbres d’une haine réciproque entre la plupart des membres de la famille, le poids d’une vie de contraintes s’esquisse. Le père de Cáit se métamorphose en monstre, souvent filmé de dos ou montré dans une attitude agressive. Il est un effroyable parangon d’injustice, moralement condamnable et distant de sa fille. Nimbé de mystère, le pourvoyeur principal du malheur louvoie dans l’ombre, prêt à laisser s’abattre sa colère aveugle. Le long métrage accentue la fracture entre son héroïne et son père à travers la linguistique. Cáit ne parle que le gaélique, son ascendant uniquement l’anglais. Séparés par les mots, ils ne partagent jamais le même monde.

Les vacances idylliques qui forment l’essentiel du récit sont alors une parenthèse hors du temps, une expression inespérée de l’insouciance, des joies et des prises de conscience de l’enfance ordinaire interdites à Cáit. Colm Bairéad est particulièrement soucieux de proposer au public dans la peau de son héroïne. L’espace d’un film déchirant, l’adulte retrouve sa jeunesse. Ainsi, le cinéaste adapte son cadrage à la taille de son actrice, filmant régulièrement les adultes en contre-plongée pour renforcer l’identification. Une part de la compréhension de certains enjeux de The Quiet Girl est également volontairement refusée. Puisque Cáit n’entend parfois que quelques bribes de conversations, la vérité des adultes n’est jamais explicite, elle est entourée de secret et condamne l’héroïne comme le spectateur à spéculer. Pourtant, Eibhlín et Seán finissent par briser les tabous et par mener la protagoniste vers une compréhension des drames de la vie. Même s’ils y sont indirectement contraints, la confession de leur douleur est une preuve de respect pour la jeune fille. Ils sont les guides spirituels de cette enfant mutique au visage souvent impassible. La discrétion de Cáit n’est néanmoins qu’une carapace vouée à doucement se fissurer. Le quotidien est fait de rituels initialement anodins mais qui deviennent progressivement des instants précieux. The Quiet Girl répète ainsi de nombreuses scènes, leur donnant à chaque fois une importance émotionnelle accrue. Éplucher des pommes de terre ou peigner des cheveux ne sont que de petits gestes qui sont toutefois le témoignage d’une confiance, d’un respect et d’une affection propice à laisser Cáit s’épanouir. Pour celle qui avait été privée de toute considération, se voir confier des responsabilités est un cadeau inestimable. De prime abord froid, Seán ouvre finalement son cœur à sa protégée et fait d’elle une complice malicieuse dans l’accomplissement des tâches propres à une exploitation agricole. L’enfant à guéri d’une partie de son chagrin, dans l’étable ils ne font plus qu’un lorsqu’ils passent le balais, dans un plan illustrant leur symbiose et qui les montre selon une parfaite symétrie. Cáit a une place dans cette maison, à table elle a son propre siège, et lors d’une soirée entre amis, elle est placée juste à côté de Eibhlín, sa figure maternelle complice. Ses courses juvéniles éprises de liberté entre les arbres qui bordent l’allée de la maison ne sont plus des fuites vers l’horizon, comme auparavant, mais bien une folle cavalcade pour retourner dans les bras de ses hôtes.

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Jamais candide, The Quiet Girl est un ode à la douceur et la sincérité du cœur. Harmonie et équilibre sont au centre de cette épopée de l’intime. L’éducation et l’amour ne sont pas innés, ils s’affirment selon un échange équivalent qui enrichit spirituellement adultes comme enfant. Durant quelques semaines, Eibhlín et Seán ont été plus importants pour Cáit que ne l’ont jamais été ses propres parents. Colm Bairéad berce cette union de circonstance en s’emparant de la pureté des forces de la nature. En introduction et en conclusion du film, le cinéaste laisse entendre le chant d’un coucou, le seul oiseau qui n’élève pas ses petits mais qui pond ses œufs dans le nid d’autres espèces, laissant sa progéniture au soin des autres volatiles. La protagoniste du film est l’un de ces animaux abandonnés, choyée par ce couple accueillant et partiellement adoptée le temps d’un été. Les gestes les plus basiques d’un amour maternel absent de l’ouverture du long métrage finissent par trouver leur place dans le confort de la ferme. Dans son bain, Cáit est soigneusement nettoyée par Eibhlín, comme un nouveau-né auprès de sa mère. La petite fille n’est plus seule face aux tourments du destin, elles sont désormais deux, avant que les trois personnages principaux ne deviennent un trio soudé. Si la bienveillance de l’agricultrice est immédiate, celle de Seán est plus longue à se manifester. L’homme brisé par le chagrin ne laisse son âme se mettre à nue qu’après le partage d’expériences communes. Pourtant, les leçons de vie les plus essentielles sont prodiguées par le fermier. Réunis sur une plage, Cáit et Seán échangent autour de la mort, sous un ciel étoilé. En même temps qu’il en expose la fragilité, le patriarche endeuillé communique à son interlocutrice l’importance de chaque destin et l’espoir qui doit sans cesse être conservé. En quelques mots, l’homme fait prendre conscience à l’enfant que son existence aussi est précieuse.

Si le deuil finit par occuper une place centrale dans la construction scénaristique de The Quiet Girl, son apparition dans le récit n’est pas provoquée par l’un des trois protagonistes, mais par un personnage secondaire relativement détestable. Eibhlín prétend qu’il n’y a pas de secret dans sa maison, toutefois la mort de son fils est un tabou qui n’est jamais évoqué. L’inavouable ne peut s’exprimer que par la bouche d’une femme envieuse de sa voisine, absolument incapable de comprendre la peine qu’elle provoque chez celle qu’elle prétend être son amie. La fermière veut “voir le bon chez tout le monde, même quand il n’existe pas” selon son mari, et l’horrible réalité d’une société parfois inhumaine se rappelle aux deux époux, tout comme l’évocation de la famille défaillante de Cáit ressurgit sous les traits de la voisine médisante. Leur intimité est bafouée, leur peine volée et leur chagrin doit désormais se confier à leur jeune protégée pour conserver sa confiance, bien que les mots ne suffisent jamais à retranscrire l’intensité du drame. Les faits peuvent être énoncés froidement, la tristesse n’est elle que perçue à travers les regards qui se voilent et se dérobent. The Quiet Girl prolonge ainsi une première scène macabre, lorsqu’au cours d’une veillée, la jeune héroïne est confrontée au cadavre d’un ami de Eibhlín récemment disparu. Impossible pour la jeune fille de comprendre la portée du décès du vieil homme, seules des considérations pragmatiques et très enfantines s’emparent d’elle. Elle ne connaît pas le défunt et du haut de son jeune âge, elle ne peut pas mesurer l’ampleur de sa perte. Néanmoins, puisque le couple qui l’accueille lui a ouvert son cœur, elle peut partiellement comprendre le vide impossible à combler qu’a entraîné la perte de leur fils. Ainsi, Cáit n’a pas vocation à remplacer le triste défunt, elle est destinée à s’affirmer en tant qu’individualité propre. Si dans les premiers jours, elle porte les vêtements du fils de Eibhlín et Seán par nécessité, ses gardiens finissent par la conduire en ville pour lui acheter ses propres habits, et ainsi l’aider à manifester son identité personnelle. Cáit est unique et même si sa présence comble le couple de fermier, elle n’est pas une fille de substitution, malgré l’attachement intense qui se crée. The Quiet Girl différencie à ce titre les deux enfants. Le fils disparu est mort noyé. Et si, dans les dernières minutes du film, Cáit, alors seule, fait une chute dans le même puit, l’héroïne en sort indemne, son destin n’est pas celui de son prédécesseur invisible.

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De fable bucolique enfantine, The Quiet Girl se transforme alors en récit beaucoup plus complexe autour d’une prise de conscience de la précarité d’une vie, de la fatalité de la mort et de la nécessité de poursuivre son périple au-delà des obstacles. Colm Bairéad caresse une pureté absolue, empreinte d’une sincérité et d’une subtilité indéniable, pour conduire son récit jusqu’à des sommets d’émotion. La nature omniprésente est le théâtre des leçons les plus fondamentales, là où se dévoilent toutes les vérités. Cáit a fui les salles de classes où elle était victimisée pour tendre vers cette faune et cette flore accueillante, dont Eibhlín et Seán sont les gardiens. La bonne volonté du couple évolue de concert avec les forces de la création, dont ils sont les dépositaires. La fermière offre ainsi, un peu à contre cœur, de la rhubarbe au père de Cáit, tandis qu’un peu plus tard, l’incapacité de l’agriculteur à abattre son chien est évoquée. Ils sont des témoins du cycle des saisons et de la renaissance qu’ils espèrent dans leur propre foyer, mais aussi un maillon de la grande chaîne de la nature. Comme un père, Seán donne le biberon à un jeune veau, s’assurant de sa bonne santé. L’héroïne du film, en quête d’un sens à son existence, réclame sa place auprès de ses bienfaiteurs dans un ultime plan bouleversant. Le mot “Papa” qu’elle n’avait jamais prononcé jusqu’alors n’est pas destiné à son géniteur naturel, mais à celui qui lui a offert une place auprès de lui pendant plusieurs semaines. La protagoniste émouvante d’innocence se revendique implicitement comme une descendante spirituelle de ces deux âmes altruistes, qui ont su lui communiquer une joie de vivre et une fierté nouvelle.

The Quiet Girl ne laissera personne indemne. Au bord des larmes, le public sort grandi d’un film poignant et sincère, ou rien n’est artificiel. Un tour de force pour un premier long métrage.

Nicolas Marquis

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