Du rouge pour un truand
Du rouge pour un truand affiche

(The Lady in Red)

1979

Réalisé par : Lewis Teague

Avec : Pamela Sue Martin, Robert Conrad, Louise Fletcher

Film fourni par Carlotta Films

Après une vie dissolue proche du courant artistique libertaire américain des années 1960, Lewis Teague transforme ses rêves de cinéma en réalité, à l’aube d’une nouvelle décennie. Résolu à se faire une place dans le milieu après ne s’être illustré qu’à travers des postes d’assistant sur de toutes petites productions, il trouve un nouveau foyer au sein de la société New World Pictures, en 1974, sous l’égide du producteur emblématique destiné à devenir son mentor, Roger Corman. Il suit ainsi la trajectoire de Martin Scorsese, son camarade de promotion de l’université de New York qui a vu l’un de ses premiers films, Boxcar Bertha, être financé et distribué par la firme, mais aussi celle de son ami Monte Hellman pour lequel il effectue le montage de Cockfighter, désormais également disponible chez Carlotta Films. Avant de se faire cinéaste à force d’abnégation, Lewis Teague fait ses armes en tant que technicien durant trois ans dans ce temple de l’improvisation et de la débrouillardise. Assistant réalisateur sur plus d’une demi-douzaine de longs métrages mis sur pied par New World Pictures, il apprend à résoudre les problèmes pratiques propres à un tournage en redoublant d’ingéniosité et évoque encore aujourd’hui cette époque fondatrice de sa carrière avec passion. Toutefois, l’artiste veut s’émanciper et exprimer à l’écran sa propre vision du septième art, influencée par l’esthétique de La Nouvelle Vague française qu’il affectionne, et tout spécialement par ses plans caméra à l’épaule et par ses éclairages naturels. Lewis Teague est destiné à devenir un chantre du cinéma populaire, mais il puise son inspiration esthétique chez les briseurs de codes européens. En 1979, la chance de devenir enfin metteur en scène lui est offerte. Roger Corman se tourne vers lui pour porter à l’écran Du rouge pour un truand, sur un scénario de John Sayles. Pourtant, l’accomplissement des désirs artistiques du cinéaste se heurte aux diktats de l’industrie. Lewis Teague est membre de la guilde des réalisateurs mais son producteur n’en a pas reconnu la charte. Pour tourner son premier film, l’artiste doit s’affranchir d’une amende de 11 000 dollars infligée par son syndicat, parfaitement égale au salaire qui lui est promis par New World Pictures. Lewis Teague n’en a que faire. Son souhait de devenir réalisateur est plus fort que tout et rien ne peut entraver son évolution. L’homme de l’ombre devient chef d’orchestre et offre au public une œuvre acerbe aussi malicieuse que dramatique.

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Du rouge pour un truand est une rencontre entre l’Histoire véridique de l’Amérique et les fantasmes qui l’ont transformée. En pleine époque de la Grande Dépression, Polly (Pamela Sue Martin) est une jeune femme de la campagne qui vit sous l’autorité d’un père violent. Pour fuir son foyer délétère, elle gagne Chicago dans l’espoir de tracer son propre destin. Cependant, la précarité du début des années 1930 violente l’héroïne. Après un emploi d’ouvrière où elle fait l’expérience des inégalités sociales et de la toxicité masculine, elle sombre dans la prostitution, unique moyen de subvenir à ses besoins, avant d’être emprisonnée. Loin de la réhabiliter à la vie en société, le pénitencier n’est qu’un nouveau domaine de l’injustice, qui la conduit à sa sortie vers la maison close d’Anna Sage (Louise Fletcher), lieu de plaisir et de débauche de la mafia locale. Un évènement tragique contraint néanmoins la proxénète à fermer son hôtel de passe. Devenue serveuse, Polly fait la rencontre d’un homme mystérieux (Robert Conrad) avec qui elle noue une passion fusionnelle, enfin épanouie. L’énigmatique personnage porte cependant un lourd secret. Il est en réalité le truand John Dillinger, le plus célèbre des braqueurs de banques américain, traqué sans relâche par les autorités. Fiction et faits réels se marient alors, dans une fresque tragique. 

Dans la peinture sociale au vitriol qu’offre Du rouge pour un truand, la réitération de systèmes oppressifs qui contraignent l’évolution de Polly marque chaque étape de son parcours, comme une nouvelle épreuve physique et morale sans cesse renouvelée. Mondes de l’usine, de la prison et de la maison close, voire même du restaurant, sont des microcosmes aux visages différents, mais pourvoyeurs d’un même malheur. L’âme et le corps sont privés de leur liberté et de leur dignité, soumis à une dictature de l’argent à peine voilée. Dans l’Amérique de la Grande Dépression, tout se monnaie, y compris les attraits charnels de la divine héroïne, privée de son émancipation espérée. Polly n’a pas choisi son mode de vie, elle survit en réaction à une société injuste et inégalitaire dont les femmes sont les premières esclaves. Le mal est généralisé à toute une nation qui sombre dans la précarité, mais le film incarne le plus souvent les ogres qui tirent les ficelles du désespoir dans l’ombre. Chefs d’entreprise, gardiennes de prison et mafiosi sont des tyrans aux costumes distincts, mais unis scénaristiquement par une même domination néfaste sur les plus démunis. Les institutions sont hypocrites, seul un badge ou un uniforme les distingue des truands qui pullulent dans les États-Unis des années 1930. La quête du bien matériel est secondaire pour Polly, victime d’un univers pernicieux et pourtant téméraire face à l’adversité. Avant d’espérer le confort, elle est à la recherche d’un terrain de libre expression que lui offre John Dillinger. Elle veut être elle-même avant de s’inscrire dans le monde des hommes. Ainsi, bien que celui qui fût surnommé le Robin des bois de l’Amérique par les journaux de l’époque ait dévalisé un nombre conséquent de banques, Polly ignore tout de son identité jusqu’à sa mort et ne profite jamais de sa richesse. Le malfrat qui s’est affranchi de la légalité et la femme asservie sont réunis par une connivence spirituelle. Puisque le travail n’est pas récompensé à sa juste valeur et puisque l’ascension sociale est impossible pour la protagoniste, l’attirance pour la figure la plus célèbre de la criminalité épouse une logique implicite et devient l’unique moyen de s’épanouir. Défaits de leurs apparences, ils s’aiment d’un amour sincère et partagent une même curiosité pour l’art, que Du rouge pour un truand synthétise autour de leurs sorties récurrentes au cinéma. Pourtant, le refuge de l’esprit est destiné à être souillé par une résurgence de la haine, lorsque le parvis du Biograph Theater est maculé du sang de John Dillinger, au moment de sa mort. Le temple du cœur est contaminé par la loi de la violence et la fatalité triomphe.

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Dans sa lutte impossible pour exister décemment et tout au long de son chemin de vie chaotique, Polly fédère autour d’elle les États-Unis des exclus. Une même douleur rassemble vieillards, jeunes désœuvrés, personnages à la peau noire, et essentiellement les femmes, autour de l’héroïne désenchantée d’un peuple meurtri. Elle est la figure de proue rouge éclatant du navire américain en perdition, pris dans la tempête de la crise économique. Magnifiquement campée par Pamela Sue Martin, Polly est l’incarnation d’un regard féministe sur la Grande Dépression, peu souvent montré au cinéma et qui constitue le socle narratif ouvertement assumé du scénario de John Sayles. Dès l’enfance, les codes moraux frappent les jeunes filles américaines. Dans la ferme bucolique paternelle, Polly essuie le premier affront à sa dignité et le totalitarisme d’un père qui érige la religion en justification de sa haine. Le reste de son périple n’est que fuite en avant à la recherche d’un équilibre impossible. Monde du travail, système carcéral et prostitution ne sont que de nouvelles entraves qui l’enchaînent. Du rouge pour un truand déconstruit son enveloppe charnelle, soumise à la violence de l’usine, de la prison et de la maison close, pour mieux dessiner son identité. Polly est une victime de l’ignominie sociétale, mais elle veut continuer de croire à la tendresse humaine. De la détresse naît la cohésion, dans la douleur réprimée se tisse un maillage de complicité fusionnelle. Les femmes sont les parias d’un monde devenu fou de rigorisme, d’un empire de la privation du corps et du refus de la parole, mais le partage d’une affreuse expérience commune exacerbe leur amitié. La protagoniste n’est jamais réellement seule, elle trouve le réconfort chez une camarade d’usine, femme juive d’origine soviétique et atteinte de tuberculose, ou chez une autre prostituée, noire de peau. Polly n’est pas tout à fait à la base de la pyramide du malheur esquissée dans le film, mais elle manifeste une empathie totale envers celles qui souffrent de l’ostracisation issue de leurs origines. Elle est une frondeuse insoumise à la recherche de l’égalité absolue et d’une autre forme de justice, consciente de la sagesse que seules les exclus peuvent connaître. Si Du rouge pour un truand crée très souvent une connivence particulière entre les femmes et leur oppose régulièrement l’image d’hommes despotiques, le long métrage se refuse au manichéisme. L’autorité néfaste est rendue possible par un statut social avant d’être une question de sexe, et suivant une même idée, la tendresse n’a pas de genre. La violence de la gardienne de prison qui opprime Polly ou la trahison d’Anna Sage, également inspirée d’une véritable figure de l’Histoire, sont le résultat de bassesses terriblement humaines. À l’inverse, John Dillinger et le Turc (Robert Forster) sont deux hommes vertueux, voyous au grand cœur, qui dialoguent avec Polly et qui la considèrent pour ce qu’elle est. Sans jamais perdre son ludisme et son caractère de noble divertissement, Du rouge pour un truand est un cri de détresse qui cherche un espace pour s’exprimer.

Le long métrage s’inscrit ainsi dans le large mouvement de romanisation artistique des bandits de l’époque de la Grande Dépression. Du rouge pour un truand hérite du leg du Nouvel Hollywood et se révèle être un lointain cousin de Bonnie et Clyde, autre variation filmique autour de véritables malfrats, ou de Nous sommes tous des voleurs. Néanmoins, en épousant la figure légendaire de John Dillinger, Lewis Teague se démarque de ses pairs en rendant poreuse la frontière entre le bien et le mal. Le gangster des années 1930 fut aussi bien détesté qu’adulé de son vivant, forcené pour les uns, héros de la justice sociale pour les autres, et Du rouge pour un truand lui confère une part de vertu émotionnelle dans un monde devenu fou. John Dillinger n’est jamais montré braquant une banque, ou même arme en main, il est uniquement représenté comme l’âme sœur de Polly. Il métaphorise une lointaine séduction de la transgression des lois, rendue légitime par les épreuves quotidiennes d’une existence obscure. Il est une alternative possible à l’effroi ordinaire. Toutefois, il n’est jamais le centre d’un récit qui reste centré sur son personnage féminin. Les exploits de John Dillinger ne sont pas racontés, ils sont tout au plus évoqués dans un bulletin d’information montrant J. Edgar Hoover et qui précède un film que viennent regarder les deux amants, comme une saillie de la réalité dans le sanctuaire de l’imaginaire. Du rouge pour un truand s’amuse en réalité à détourner le roman national américain établi dans les années 1930 pour donner une nouvelle couleur aux faits historiques. La femme en rouge qui donne son titre original au film et qui a été injustement considérée comme une traitresse par la presse à la mort de John Dillinger est ici incarnée, elle n’est plus un figure abstraite, elle est Polly, victime de la déviance de tout un pays et bouc émissaire. Lewis Teague ne cherche pas la cohérence historique, il se réapproprie le récit mensonger de l’époque pour en offrir une nouvelle lecture, tout aussi biaisée mais à l’exact opposé de l’éventail moral. Si dans la réalité, la femme en rouge était vêtue d’une robe orange, ici elle conserve sa teinte écarlate constamment utilisée dans le film, mais elle n’est plus antagoniste, elle est amante endeuillée qui a aimé d’un amour sincère. La séquence de la mort de John Dillinger n’est plus un acte de bravoure de l’organisation gouvernementale qui deviendra le FBI, elle est un guet-apens, au cours duquel les hommes de loi ont mis à mort un homme désarmé et sur lequel les passants vautours imbibent leurs mouchoirs du sang de la victime. L’ennemi public numéro un est un martyr, son décès est la fin d’un rêve, celui de la Californie pour Polly, celui d’une justice que seule la criminalité la moins violente possible incarnait pour une partie désemparée de la nation. La vie idéalisée de bandits de grands chemins agonise sur le trottoir du Biograph Theater et Du rouge pour un truand se transforme. Si dès les premières minutes du film, un braquage de banque est montré avec ludisme et amusement, comme une sirène qui réveille l’âme endormie de Polly, le dénouement du long métrage montre une autre attaque, cette fois à l’issue tragique. La musique de James Horner se métamorphose également et quitte les airs enjoués de fugue mutine pour laisser entendre des tonalités graves et solennelles. La criminalité n’est plus séduisante pour Polly, elle est devenue un ultime recours.

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En réécrivant les mythe du banditisme de la Grande Dépression sous le regard d’une femme oubliée de l’Histoire, Du rouge pour un truand saccage l’image de l’American Dream qui a encore cours au moment où sort le film. La bannière étoilée, très régulièrement présente à l’écran, est salie du sang des innocents qui ont cru aux illusions nationales et qui ont perdu corps et âme à la poursuite d’une chimère. Jamais le mérite et l’acharnement ne sont récompensés, le travail ne garantit pas un salaire suffisant pour survivre, et l’ascension sociale est inexistante. Polly est née opprimée et elle le restera si elle joue selon les règles d’un jeu truqué qui dévore son être. Sa résilience incite à l’admiration du spectateur mais les injustices qui la frappent sans discontinuer font du film une épreuve de force. Les États-Unis sont un rêve éphémère, celui du cadre chaleureux du restaurant ou celui d’une partie de baseball entre les deux amants, mais le douloureux réveil sonnera la fin des sentiments et l’heure de la mort pour ceux qui se sont crus autorisés au bonheur. Les organes du pouvoir conspirent pour que se perpétuent les inégalités. Presse, police et mafia sont inextricablement liés pour que l’ascendant d’un système oppresseur ne soit jamais remis en cause. Si Du rouge pour un truand est une invitation plaisante à l’insurrection, il est tout autant une vision froide de la fatalité des espoirs déchus. Il ne reste de la fronde de l’héroïne qu’une vague sensation, celle de la couleur rouge qu’elle arbore, symbole de courage sur le drapeau américain. Une bravoure qui ne se manifeste ici que dans la volonté de continuer à vivre et de contester l’ordre établi.

À la fois divertissement finement mis en scène et exaltation d’une lutte sociale, Du rouge pour un truand offre un spectacle jouissif qui ne démissionne jamais de son rôle de critique acerbe.

Du rouge pour un truand est disponible en Blu-ray, chez Carlotta Films, avec en bonus : 

  • En plein dans le mille (19 mn – HD) – Dans cet entretien inédit, le réalisateur Lewis Teague parle de sa découverte du métier auprès de Roger Corman, de l’influence de la Nouvelle Vague sur son premier long-métrage Du rouge pour un truand et de sa collaboration avec le compositeur James Horner.
  • Gagner la partie (19 mn – HD) – Une adaptation en images de la critique du film parue dans les Cahiers du cinéma en octobre 2021 et écrite par son plus grand admirateur, Quentin Tarantino.
  • Bande annonce

Nicolas Marquis

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