The Souvenir
The Souvenir affiche

2019

Réalisé par: Joanna Hogg

Avec: Honor Swinton Byrne, Tom Burke, Tilda Swinton

Film fourni par Condor Films

Évoluant dans le circuit indépendant britannique, Joanna Hogg ne connaît peut être pas un succès public retentissant, mais ses films font d’elle une personnalité connue de la critique et des festivals du monde entier. Clamant haut et fort ses méthodes de travail héritées de Eric Rohmer et Yasujirō Ozu, privilégiant des prises de vues longues mais offrant peu de mouvements de caméra, la cinéaste capture le monde qui l’entoure, dans une retranscription graphique proche de la réalité. Son cinéma tutoie la vérité et l’essentiel, loin de toute esbroufe malvenue, et puise profondément dans l’art de la photographie que pratique également la réalisatrice. Si Joanna Hogg a pour habitude de faire en partie appel à des comédiens amateurs, sont parcours est indissociable d’une comédienne professionnelle mondialement réputée: Tilda Swinton. Dès 1986, pour le remarqué court métrage Caprice, les deux femmes nouent une complicité certaine. Plus de trente ans plus tard, en 2019, alors que Joanna Hogg met sur pied son projet le plus ambitieux avec le diptyque The Souvenir, elle se tourne naturellement vers son amie. Au-delà du rôle secondaire qu’interprète Tilda Swinton, le choix de confier l’incarnation du personnage principal à Honor Swinton Byrne, la propre fille de la comédienne, semble s’inscrire dans une lignée logique, témoin de l’attachement entre les deux familles. Une intention couronnée de succès: sélectionné à Sundance, le premier volet de The Souvenir permet à Joanna Hogg d’asseoir davantage sa position de cinéaste iconique de son pays.

Dans ce premier film, la réalisatrice représente le parcours bouleversant de Julie, une étudiante en cinéma des faubourgs de Londres, dans les années 1980. Alors que ses rêves de septième art sont sur le point de se concrétiser, la jeune femme succombe au charme de Anthony, joué par Tom Burke, un dandy de la capitale. Mais cet homme charismatique est porteur d’un lourd secret: son addiction à l’héroïne en fait un personnage torturé, souvent insaisissable. Progressivement, Julie voit sa vie être mise entre parenthèses, subjuguée par la force de ce premier amour, mais esclave de la dépendance de son partenaire. Son quotidien sombre dans une relation toxique, qui la condamne aux tourments de l’âme.

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Pour restituer l’essence de la mémoire, The Souvenir utilise une narration faite de nombreuses ellipses, dans une succession d’instantanés significatifs, comme pris sur le vif. La caméra de Joanna Hogg se cache, perçoit la réalité de Julie à travers l’échancrure d’une porte ou d’une fenêtre pour la surprendre dans son intimité la plus totale. Le long métrage n’entend pas dépeindre froidement l’enfer de la drogue, mais davantage capter les moments fondateurs dans la construction de la protagoniste, en réaction à son vécu. L’introspection est au centre du film, et les instants où le silence apparaît lourd de sens sont un des axes de lecture principaux du film. En offrant une vision du passé, The Souvenir opte également pour un éclairage doux et des couleurs pastelles: Joanna Hogg se détache ici de son réalisme habituel pour esthétiser son image. Le public n’est pas tout à fait propulsé dans la réalité, mais dans la psyché d’un personnage qui se remémore un temps révolu. Parfois proche de la rêverie, ou du cauchemar, le film vagabonde dans l’esprit de Julie.

The Souvenir n’en reste pas moins profondément lié à l’Histoire de l’Angleterre. Initialement, Joanna Hogg installe ce cadre chronologique à travers un bouillonnement culturel: la musique qu’écoute Julie marque clairement l’époque à laquelle se déroule le long métrage, sans pour autant se faire trop appuyée. Néanmoins, la cinéaste tend progressivement vers des appels explicites à l’art plus ancien de son pays. L’apparition de peintures du XIXème siècle, l’architecture ancestrale de certains lieux significatifs, et des brèves scènes étalant une forme de narration épistolaire sont autant de convocations d’une mémoire plus reculée, dans laquelle s’épanouit The Souvenir. La sphère politique joue quant à elle un rôle significatif: en début de film, Joanna Hogg dresse un parallèle entre les événements de société et l’intrigue d’un long métrage. Alors que Julie envisage de s’atteler à une œuvre sur la révolte des ouvriers de Sunderland, ses proches pointent du doigt la nécessité de lier l’échelle intime de son projet au cadre environnant. The Souvenir épouse totalement cette règle. Alors que dans les années 1980, les tensions entre l’Irlande et l’Angleterre gangrènent la vie du Royaume-Uni, les courtes séquences qui rendent compte des attentats qui secouent le pays, ou de l’injustice frappant certains irlandais, apparaissent comme autant d’échos à la corruption par la drogue de la romance entre Julie et Anthony.

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Cette approche extérieure de la dépendance est au centre de la démarche du long métrage. The Souvenir n’est pas un film sur un héroïnomane, il ne montre d’ailleurs aucune scène de prise de drogue, il reste perpétuellement la vision d’une proche d’un malade, dépossédée de toute influence sur son partenaire. Julie est constamment renvoyée à une solitude extrême, et l’abandon de Anthony est un élément récurrent du récit. Leur parcours est fait de départs et de réunions ininterrompus, plongeant toujours les protagonistes dans une abîme plus insondable. Si Julie tente un temps de pénétrer dans l’univers obscur de Anthony, elle fait régulièrement douloureusement marche arrière, consciente que son existence lui est volée par le mal qui frappe son amant. Joanna Hogg fait preuve de retenue et de justesse en faisant vivre l’enfer de la drogue par procuration, mais ne manque jamais de souligner que la dépendance ne frappe pas que le consommateur, elle rejaillit sur ses proches, les privant de tout rêve de futur commun.

Dès lors, toute notion de romantisme est dérobée au couple. En quittant brièvement l’Angleterre pour gagner Venise, la ville des amoureux, The Souvenir montre explicitement que la symbiose est inatteignable. Alors que cette séquence devrait constituer une respiration dans un long métrage oppressant, elle est porteuse d’une douleur sous-jacente, la prise de conscience ultime que rien ne peut sauver cette idylle. Le reste du long métrage n’est qu’une fuite en avant, une course poursuite contre une issue fatale à laquelle personne ne peut se soustraire. L’autodestruction profonde d’Anthony n’est jamais sermonnée par Joanna Hogg, toujours animée par la compassion. Cependant, la dépendance aux opiacés est progressivement liée à une détresse financière qui contamine les relations filiales. La servitude économique de Julie à ses parents, alors qu’elle paye en partie les dérives d’Anthony, est une chaîne supplémentaire qui entrave son épanouissement, plongeant la proche du souffrant dans une autre forme de dépendance. La complicité naturelle entre Honor Swinton Byrne et Tilda Swinton est un réel atout pour atteindre une représentation réaliste de ces rapports corrompus mais tangibles.

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Le seul échappatoire de Julie, bien qu’il lui soit longuement subtilisé, devient l’accomplissement artistique. Aussi mouvementées soit ses études de cinéma, elles constituent un idéal nécessaire pour la protagoniste. The Souvenir fait de la mise sur pied d’un film un élément cathartique: rien ne laisse supposer que la fiction qu’élabore l’héroïne soit directement liée à son quotidien, mais par la force des choses, les deux trajectoires finissent par se rejoindre. Joanna Hogg donne de la force au septième art, captant la portée universelle de son message. Sans s’en rendre compte, Julie y inscrit son âme, y voue son existence, et même si le périple est houleux, son accomplissement est la clé de la résolution de l’intrigue. The Souvenir n’a pas la prétention d’être un film sur le cinéma, sa mission n’est pas là, mais il offre tout de même une mise en abîme du médium. Le geste artistique est plus qu’un refuge, c’est un but pour un destin chahuté, une manifestation d’un cri nécessaire, le mode d’expression choisi pour confier une douleur.

Avec cette première pierre de son diptyque, Joanna Hogg parvient à tutoyer la justesse nécessaire à son message grave. The Souvenir ne cherche pas à résoudre les problèmes liés à la dépendance, simplement à se poser en témoin d’un mal durablement ancré.

The Souvenir est disponible en DVD chez Condor Films, en combo avec le deuxième volet, et avec en bonus:

  • Le court métrage Caprice
  • Un entretien avec Joanna Hogg

Nicolas Marquis

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