The Painted Bird
The Painted Bird affiche

2019

Réalisé par : Václav Marhoul

Avec : Petr Kotlár, Udo Kier, Harvey Keitel

Film fourni par Spectrum Films

Telle une fresque macabre dans laquelle l’innocence de l’enfance est sacrifiée sur l’autel de la perversion humaine, The Painted Bird peint le sombre destin de son jeune héros de sang, de terre et de fureur. Jusqu’au bout de l’effroi d’une expérience sensorielle qui transcende les limites habituelles d’un long métrage, le cinéaste tchèque Václav Marhoul plonge dans un dédale de vices pour réveiller sauvagement les consciences endormies. Onze longues années de travail auront été nécessaires au réalisateur et scénariste pour accomplir ce qui apparaît à ce jour comme le travail herculéen de toute une vie. De la lecture du roman originel de Jerzy Kosinski à la diffusion du film au festival de Venise en 2019, l’artiste s’est affranchi de toutes les contraintes pour porter à l’écran sa vision sépulcrale d’une Europe de l’Est en pleine déliquescence, meurtrie par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et par une haine omniprésente. Radical dans sa forme, courant sur plus de trois heures et épousant un noir et blanc volontairement froid et austère, The Painted Bird conjugue choc esthétique et épreuve morale pour entretenir le devoir de mémoire. À l’heure où les conflits armés s’emparent à nouveau du continent, Václav Marhoul est pleinement conscient que son œuvre est un traumatisme nécessaire. Comme le confie le cinéaste, son long métrage n’est pas qu’un témoignage historique des heures sombres de l’Histoire, il est une mise en garde plus que jamais d’actualité. En offrant au film un magnifique écrin, assorti de plus de deux heures de bonus mais également d’une réédition du roman de Jerzy Kosinski, Spectrum Films perpétue la mission salutaire du metteur en scène. D’ordinaire dévolue à l’édition de films asiatiques, la société française effectue une incursion essentielle dans le septième art tchèque et fait de The Painted Bird le premier titre de sa collection “Section Parallèle”. 

Puisque les hommes sont devenus fous, The Painted Bird invite à percevoir une violence inexcusable à l’échelle de l’enfant. Durant la Seconde Guerre mondiale, Joska (Petr Kotlár) est une jeune garçon juif, confié aux soins de sa tante dans la campagne polonaise, où ses parents imaginent naïvement qu’il sera en sécurité. Victimes de vexation, le héros survit péniblement aux côtés de son aïeule, mais lorsque celle-ci meurt, il entame un interminable périple à travers un continent décimé, en quête d’un refuge. Les innombrables rencontres que fait Joska dans son errance désespérée le propulse dans l’horreur absolue d’une haine désormais ordinaire. À chaque étape, il se heurte à la perversité d’adultes presque tous malveillants et cruels. La guerre s’empare de la terre et les instincts les plus vils ressurgissent, décuplant la détresse du protagoniste.

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Chassé d’un paradis précaire esquissé dans l’entame du récit, Joska n’a d’autre choix que de plonger dans les enfers. Arraché à un foyer bienveillant, le héros se perd dans la recherche d’une chaleur humaine sans cesse corrompue par une résurgence effroyable du vice humain. Si la violence est perceptible dès les premières minutes de The Painted Bird, tragiquement perpétrée par d’autres enfants, les murs de la frêle cabane de la tante du protagoniste sont un cocon fragile où se dévoilent timidement des joies juvéniles. Éprouvé par le quotidien, Joska y trouve du réconfort à la vue d’un petit jouet mécanique, ultime manifestation de sa candeur avant que son destin ne le condamne aux tourments les plus atroces. The Painted Bird est dépourvu de presque toute musique, pourtant, dans ce logis, le héros joue maladroitement du piano, dernier reliquat d’une expression artistique et spirituelle précédant l’effroi. Un simple repas chaud se métamorphose en instant de communion fragile, à jamais perdue par la suite. Dans les flammes qui pourlèchent la maison et consument le cadavre de la tante, la pureté enfantine agonise, laissant place à l’horreur. Les déambulations de Joska, segmentées par chacune de ses rencontres, sont une tentative éperdue et toujours dramatiquement contrariée de renouer avec cet idéal d’un passé désormais sacrifié. Le héros est devenu un oiseau bariolé, un animal peint par la souffrance et dévoré par ses pairs, semblable à ceux que conserve un éleveur de volatiles rencontré pendant le périple. Le film laisse parfois penser qu’une cellule familiale peut se reconstituer malgré le chaos permanent, mais à chaque mirage de bonheur répond un désespoir étouffant. Les relations humaines sont viciées par les abominations morales et les murs qui accueillaient auparavant la compassion d’une aînée deviennent théâtre de l’infamie systématique.

Dans la torture physique et psychologique, The Painted Bird dérobe son enfance à son héros, jusqu’à le priver de toute conscience de soi. Joska ne vit plus que par abnégation, comme une pulsion primaire qui le pousse à subsister malgré les outrages incessants qu’il subit. Son intimité est violée, son intégrité souillée et chaque souffle est une victoire inespérée face aux éternelles vicissitudes d’un monde mort. Le décor de Václav Marhoul se transforme en désert de Tartare de terre froide et de bois austères, un pandémonium labyrinthique où la direction à suivre est déterminée par la fuite davantage que par une quelconque destination voulue. Les villes et villages n’y sont jamais lieu de réconfort, ils n’abritent qu’une funeste malignité portée par les hommes. De leurs fourches menaçantes, les citadins obscurantistes maudissent Joska, considéré comme démon plutôt qu’être humain, et refusent jusqu’à le nommer. D’un mouvement de la caméra circulaire étourdissant, Václav Marhoul plonge le spectateur dans la peau de son protagoniste. Où que le regard se porte, seule la soif sanguinaire de personnages démons s’affirme. Le héros perd son identité et presque entièrement le langage, rendu muet et inexpressif par le pourrissement d’une société qui l’accable et fait de lui un paria de par ses origines supposées. 

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The Painted Bird confine alors à l’épreuve de force, un test de résilience du spectateur confronté à l’hécatombe morale d’un univers en pleine déliquescence. Pervertie une à une, chaque strate du récit repousse les limites du supportable dans une violence extrême nécessaire à la prise de conscience. Le film choque à dessein et assume la révulsion qu’il procure. Quiconque à fait l’expérience de cette décadence aveugle ressort à jamais marqué dans sa chair. Joska ne parle presque pas, mais son cri de souffrance est assourdissant. Ici tout n’est que déliquescence. L’amour charnel est vidé de toute tendresse pour n’être que source de jalousie colérique, avant de devenir véritable viol, d’abord infligé à une femme anonyme puis au protagoniste lui-même. Initialement perçue comme un secours, la religion est dramatiquement désacralisée. L’Église catholique protège l’enfant des soldats nazis, mais le place entre les griffes d’un nouveau bourreau encore plus inhumain que le précédent, puis refuse d’écouter la détresse de Joska, se rendant ainsi complice de l’effroi. Même les forces élémentaires de la nature sont gangrenées par le mal. Le feu consume le foyer perdu, l’eau manque de noyer le héros, en l’air les oiseaux s’entredévorent, tandis que dans la terre, Joska est enterré jusqu’à la tête, le crâne picoré par des lugubres corbeaux. La guerre a rendu le petit garçon animal, uniquement mue par son instinct de survie. Épousant pleinement cette idée, The Painted Bird tisse un parallèle visuel explicite entre des chevaux qui tirent une corde pour abréger les souffrances d’une bête et le héros, également harnaché, qui court pour faire tomber un de ses nombreux tortionnaires dans un fossé. Toutes les lois ont été abrogées, sauf celle du Talion, unique précepte que Joska peut encore assimiler à travers le lien mutique qu’il noue avec un soldat russe interprété par Barry Pepper. La haine engendre invariablement la haine.

Pourtant les dieux semblent avoir détourné le regard et laissé la société des hommes s’effondrer sous le poids de leurs péchés. The Painted Bird se fait aussi bien Babel, au fil des nombreux pays traversés et des multiples langues parlées, que Babylon en ruine, corrompue par sa perversité. La mystique apparaît sans cesse pervertie de sa mission d’élévation spirituelle, seuls les rites décadents trouvent leur place dans ces landes désolées. Durant de nombreuses minutes, le long métrage place Joska sous la surveillance d’une chamane, proche de la représentation usuelle d’une sorcière. Le récit se déroule à une époque où la communauté juive est ignoblement mise à mort, pourtant, la vieille femme assume une forme d’autorité obscurantiste pour des villageois pourvoyeurs d’une défiance extrême envers le protagoniste. Ses actes ne répondent à aucune logique scientifique et entretiennent l’ignorance, pourtant elle est érigée en guérisseuse et en seule personne apte à endiguer une maladie qui s’empare des habitants. Entre les potions et les dents broyées pour produire un onguent, cette figure tutélaire semble corrompue et bien qu’elle en ait la garde, elle ne manifeste jamais aucun amour envers Joska. Le curé qui secoure ponctuellement le héros montre lui aussi ses défaillances profondes. L’affliction pulmonaire qui l’étreint laisse planer l’idée que l’homme de bien se meurt, mais aussi plus généralement que la religion catholique n’offre qu’un refuge illusoire. En ignorant les doléances de Joska sous le couvert de la confidentialité de la confession, le religieux trahit l’enfance. L’Église a abandonné le protagoniste à son sort, tout comme le héros se détourne de cette voie en faisant tomber la bible durant un office. La fureur ignoble des dévots qui se vengent de son acte accidentel en le jetant dans une fosse achève de déposséder The Painted Bird de toute bienveillance divine. La corruption est humaine et c’est à eux de payer le prix de leur transgression. Dans les bonus de l’édition Spectrum Films du long métrage, Václav Marhoul souligne tout de même une différence notable entre le concept de religion et la croyance en dieu. Joska est de toute évidence trop jeune pour comprendre son identité juive, il la refuse même partiellement, mais une force supérieure le pousse à espérer et à poursuivre son périple. Seul ce faible espoir fragile constitue une réelle expression d’un hypothétique dessein céleste.

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Les armées, longtemps absentes du film, n’apparaissent que comme une extension douloureusement logique de la cruauté des hommes. The Painted Bird ne montre presque aucun combat entre soldats, mais ne cesse pourtant jamais de confronter les militaires à la population civile. Dans une séquence étrange où des gradés soviétiques livrent Joska captif à leur homologues nazis, le film tisse même un lien éprouvant entre deux camps normalement opposés. Les belligérants sont unis dans la déchéance, ils dialoguent davantage que ce que le public abasourdi escompte, ils sont parfois même complices dans l’oppression de la population. Ils sont les ultimes faucheuses, ceux qui synthétisent à eux seuls le point culminant de la tragique escalade de la haine. L’invasion de soldats cosaques dans un village, et la mise à mort systémique des habitants démystifie l’illusion d’une guerre valeureuse. À cheval ou à pieds, les hommes en armes saccagent leur environnement, en parfait destructeurs aveugles et irraisonnés. L’effroi est total lors d’une scène où des déportés réussissent à sauter d’un train qui les conduit vers un camp de la mort. Un à un, les prisonniers courent vers une liberté fantasmée, mais le pré qu’ils arpentent devient un champ macabre, alors qu’il sont abattus froidement. Pourtant, de leur cadavre, des vautours à l’apparence humaine se repaissent. Pilleurs funestes, des hommes leur dérobent leurs habits et leurs biens. Décédées en martyr, les victimes sont privées du reste de leur dignité au comble de l’épouvante. La guerre a créé un terreau fertile à l’expression brute des instincts les plus répugnants, et même si la fin de The Painted Bird pousse à croire que certains soldats sont valeureux, les conflits ont anéantis la candeur. Le témoin de l’horreur à désormais un nom que le spectateur ne peut plus jamais oublier : Joska.

Voyage au bout de l’épouvante d’une guerre insensée, The Painted Bird confronte le public à l’horreur absolue d’une société devenue folle de haine. Le visionnage du film est indispensable pour entretenir la mémoire des heures tragiques de l’Histoire.

The Painted Bird est disponible dans un superbe coffret combo Blu-ray / DVD, chez Spectrum Films, avec en bonus : 

  • Présentation du film par le réalisateur Vaclav Marhoul 
  • 11 colors – documentaire de 2H sur la genèse du film
  • Intervention de Fabrice Du Welz 
  • bande-annonce
  • Réédition du Livre l’Oiseau Bariolé.

Nicolas Marquis

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