Ils étaient tous mes fils
Ils étaient tous mes fils affiche

(All My Sons)

1948

Réalisé par : Irving Reis

Avec : Edward G. Robinson, Burt Lancaster, Mady Christians

Film fourni par Elephant Films

Au terme de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis pansent leurs blessures et se reconstruisent progressivement. Bien que l’essentiel des batailles ait eu lieu en dehors du territoire américain, l’effroyable coût en vies humaines a frappé une génération entière, laissé des millions de familles à jamais endeuillées, et provoqué une métamorphose lente de la société. Ceux qui reviennent du front se confrontent à l’absence de leurs frères d’armes, morts durant le conflit. Une parenthèse s’ouvre alors dans la sphère artistique, permettant à de nombreux auteurs de porter un regard critique sur les conséquences de la guerre, et d’employer la fiction pour théoriser le traumatisme national. Après plusieurs années caractérisées par des œuvres glorifiant aveuglément la belligérance, et juste avant une résurgence de la propagande à l’entame du conflit coréen, nombre d’artistes offrent une vision fortement nuancée de la reconstruction complexe de leur pays. En 1947, le dramaturge Arthur Miller emprunte cette voie, et fait de sa pièce de théâtre Ils étaient tous mes fils un témoignage des malheurs de l’après-guerre, à travers le portrait d’une famille américaine hantée par les fantômes du conflit. L’écrivain est alors à un sommet de sa popularité : la transposition sur scène de son écrit, confiée à Elia Kazan, est un triomphe total à Broadway, et laisse préfigurer du plébiscite critique et public que sera Mort d’un commis voyageur seulement deux ans plus tard. 

À ce moment de l’Histoire, la frontière entre sixième et septième art est particulièrement poreuse, et succès sur les planches s’accompagne traditionnellement d’une adaptation cinématographique. En 1948, alors que la pièce est toujours jouée à New York, le producteur et scénariste Chester Erskine en obtient les droits, et s’attèle à la réécriture filmique de l’œuvre d’Arthur Miller. En nuançant certaines idées du dramaturge, notamment en antagonisant plus fortement le père de la famille au centre du récit, il en modifie légèrement la substance, tout en conservant l’âme désabusée propre au matériel original. Pour porter à l’écran Ils étaient tous mes fils, Chester Erskine fait appel au réalisateur Irving Reis, d’ordinaire plus habitué aux polars qu’aux drames sociaux. Mais davantage que le cinéaste derrière la caméra, ce sont les deux acteurs principaux du film qui imposent leur patte sur le long métrage : dans des performances saisissantes, le déjà bien établi Edward G. Robinson et le débutant Burt Lancaster vampirisent la pellicule.

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Dans l’Amérique d’après-guerre, l’ancien soldat Chris Keller (Burt Lancaster) travaille auprès de son père Joe (Edward G. Robinson), patron d’une aciérie. Hantée par le deuil impossible d’un fils disparu au combat, la cellule familiale se recompose tant bien que mal, malgré le déni de l’évidence macabre dans lequel s’enferme Kate (Mady Christians), la mère du foyer. Lorsque Chris noue une idylle amoureuse avec Ann (Louisa Horton), l’ancienne promise de son frère, les Keller se déchirent : non seulement leur relation est perçue comme l’acceptation de la mort de l’aîné, mais plus que tout, Ann est la fille d’un ancien employé de Joe, condamné pour avoir fourni à l’armée des pièces d’avion défectueuses ayant engendrées de nombreux crash. Alors que parents et enfants s’affrontent, une sinistre vérité éclate : bien que Joe ait été innocenté par la justice, tout pousse à croire qu’il était parfaitement au courant du mauvais état des produits de son usine, et qu’il est le premier responsable des drames.

À travers le portrait au vitriol de la famille Keller, Ils étaient tous mes fils met en image la reconstruction conflictuelle qui s’impose aux États-Unis, à la fin des années 1940. Alors que le pays glorifie son Histoire, et entretient une aura triomphante, le refus de la réalité du deuil de millions de citoyens mène les familles éplorées vers l’impasse, les privant de leur douleur et les conduisant vers une guérison factice de leurs blessures. Ainsi, le déni dans lequel se complait Kate, alors qu’elle incarne régulièrement une autorité morale envers son mari, est assimilé à une forme de maladie qui contamine la maison, se propageant progressivement à chacun des membres du foyer. Régulièrement, un médecin voisin des Keller est présent au chevet de la mère, entretenant la confusion scénaristique volontaire entre mal psychologique et physique. Si Chris et Joe sont initialement réalistes quant au sort du fils disparu, ils perpétuent volontairement un culte de l’illusion qui invite à une prolifération de l’affliction, pensant ménager la mère de famille alors qu’ils ne font qu’accentuer son désespoir. Les somnifères prescrits à Kate sont symboliquement apportés par Joe, se rendant ainsi complice de l’aveuglement de son épouse.

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Face à la lente déliquescence qui frappe les Keller, Ils étaient tous mes fils confronte l’image d’une Amérique épargnée par les conflits, mettant ainsi en opposition ceux qui souffrent, et ceux qui prospèrent. Alors que les deux fils de la famille au centre du récit sont partis pour le front, leur jeune voisin a évité la conscription de quelques mois, et a pu fonder une famille nombreuse et heureuse. La haie qui sépare les deux jardins devient alors une frontière allégorique entre les tourments des uns montrés ouvertement, et l’insouciance des autres plus implicite. Même si la jeune ménagère vivant à côté de Kate est parfois à son service, lui confectionnant notamment des chapeaux, son sourire éclatant et sa désinvolture apparaît en complète contradiction avec le masque de la douleur émotionnelle de sa voisine. Le film creuse un fossé ostensible entre deux Amériques, à jamais désunies par les drames de la guerre. Pour une partie du pays, le bonheur conjugal est une évolution naturelle, pour une autre symbolisée par Chris et Ann, c’est une voie de guérison face aux horreurs de l’Histoire. Au cours d’un dîner qui réunit les Keller, Ann, et son frère convaincu de la culpabilité de Joe, Ils étaient tous mes fils démontre l’impossibilité pour les endeuillés de retrouver leur innocence perdue : après une entame légère et bon enfant, la scène de repas se termine dans le chaos absolu, alors que les êtres se déchirent. L’Amérique meurtrie se ment, et la vérité est vouée à mettre fin à la mascarade pour confronter les hommes à la réalité de leurs actes. 

Néanmoins, Ils étaient tous mes fils ne jette heureusement pas l’opprobre sur les désemparés. Si la famille Keller porte une énorme part de culpabilité dans son malheur, notamment à travers le crime de Joe, une galerie d’autres personnages tend à dénoncer une ostracisation des sinistrés de la guerre, injustement mis au ban de la société. Constamment, le film pose son regard sur ceux que les USA victorieux choisissent usuellement d’ignorer, et fait le plus souvent preuve d’empathie. Ainsi, la condamnation du père d’Ann est à la fois un tabou de la petite ville où prend place le long métrage, mais également la source de rejet envers la jeune femme, pourtant entièrement innocente. Il semble même que Ils étaient tous mes fils mette en accusation le microcosme d’un village qui ne reproche pas à son aïeul d’avoir fauté, mais simplement d’avoir été pris : tout le monde sait que Joe est également coupable, pourtant il a conservé une excellente réputation grâce à son acquittement. Le pays veut à tout prix oublier le sang versé, et est prêt pour cela à fermer les yeux sur les crimes les plus odieux. Cependant, les laissés-pour-compte font entendre leur voix dans le film. Attablé dans un restaurant de luxe, se goinfrant de homard, les Keller sont apostrophés par la mère d’un soldat mort dans un des crashs d’avion, avançant vers eux comme animée par sa propre douleur. S’aveugler devient impossible, et si la justice n’est pas garante de vérité, les victimes s’emparent de leur rétribution.

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Dès lors, les accusés sont clairement identifiés. À travers la trahison de Joe, c’est tout un ensemble d’entreprises qui ont proliféré pendant la guerre qui se voit incriminé. Pourtant, Ils étaient tous mes fils ne se fait pas manichéen, et dénonce ouvertement la pression qui a pesée sur l’aciérie Keller durant le conflit, pour remplir les quotas exigés par l’armée. Néanmoins rien ne saurait pardonner le geste du patron de l’entreprise, plus avide de conserver une bonne réputation que de garantir la survie des soldats. Jamais la valeur d’une existence ne rentre en ligne de compte pour ce personnage cupide, hanté à l’idée de retomber dans les origines humbles dont il s’est extirpé. Arrivé au sommet de la pyramide sociale, l’homme se montre prêt à tout pour conserver son statut, y compris à sacrifier ses amitiés où plus symboliquement ses propres fils. Ils étaient tous mes fils hérite ouvertement du regard fataliste d’Arthur Miller sur l’être humain, et ne nourrit aucune illusion quant à la vertu des ogres économiques. Le long métrage les confronte froidement au désarroi des soldats : dans une lettre d’outre-tombe destinée à devenir un instrument de mort, le fils de Jo confie à son père le sentiment de trahison ultime que celui-ci a ressenti face au péché de son aïeul. Assimilant dans le texte chaque partie des avions à une portion des USA et à un symbole de l’adhésion des américains civils à la lutte armée, le disparu fait des pièces défectueuses la manifestation du désintérêt outrageux des siens, et une motivation à un suicide allégorique. Par ailleurs, en employant Edward G. Robinson pour incarner Joe, Ils étaient tous mes fils convoque implicitement chez le public l’image des truands célèbres que le comédien a joué, accentuant le sentiment de duplicité morale.

En complet prolongement de la bataille larvée qui se joue entre l’intérêt financier et la bonté du cœur, Joe est amené à être désavoué, et même malmené physiquement par Chris. Symboliquement, l’empoignade qui oppose les deux protagonistes projette le père sur une table de poker, recouverte de jetons : son empire du dollar vole en éclat sous les coups de son fils, profondément ébranlé par la faute de son modèle. Mais leur affrontement synthétise également une idée plus large, confrontant domaine de l’apparence et vérité des faits. Perpétuellement, Joe entretient le culte de son image : le personnage exhibe fièrement ses cigares, et confesse à Ann avoir paradé volontairement à sa sortie du tribunal, pour manifester son honneur facticement retrouvé. À l’inverse, Chris plonge dans la vérité, même lorsque celle-ci se fait hideuse et obscure, quitte à se rendre en prison pour recueillir le témoignage du père de sa fiancée. Vérité et mensonge sont mis en parallèle, mais aussi vie et mort, alors que le fils aspire à un futur meilleur, tandis que son père est coupable du pire. Pour Ils étaient tous mes fils, la conciliation et la réunion entre ces deux pôles est impossible : Chris renonce à prendre en charge l’aciérie familiale, et se détourne de l’héritage du sang pour poursuivre un idéal vertueux.

Ils étaient tous mes fils profite de la richesse de l’écrit de Arthur Miller pour livrer un portrait froid et sans concession de l’Amérique d’après-guerre, au fil d’un drame familial intense.

Ils étaient tous mes fils est disponible en Blu-ray et DVD chez Elephant Films, avec en bonus : 

  • Le film par Laurent Aknin
  • Une bande annonce
  • Une jaquette réversible

    Nicolas Marquis

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