2022
Réalisé par : Éric Warin, Tahir Rana
Avec : Marion Cotillard, Romain Duris, Anne Dorval
Film fourni par Nour Films
“Prends-en soin, c’est toute ma vie” : en 1943, alors qu’elle est sur le point d’être déportée et mise à mort, la peintre juive Charlotte Salomon parachève son œuvre testamentaire Vie ? Ou théâtre ? et la confie à un proche, résumant en ces quelques mots l’importance de son travail démesuré. En plus de mille gouaches, l’artiste retrace l’histoire nébuleuse de sa propre famille, mais aussi la sinistre montée du nazisme en Europe, dans un assemblage hétéroclite oscillant entre la fougue de visuels confinant à l’art abstrait, et la représentation plus concrète des visages de ceux qui ont côtoyé la plasticienne. Bravant les interdits de son temps, Charlotte Salomon a fait du pinceau un glaive face à la folie des hommes, payant son insurrection d’un lourd tribut. Durant presque quatre-vingts ans, son ouvrage, considéré par certains comme le premier roman graphique, et son destin n’ont eu de cesse de captiver l’attention des créateurs de notre monde. Romans, films et même opéras : son périple unique se décline en des dizaines de variations artistiques, comme un héritage précieux et indispensable à entretenir. Pour la productrice Julia Rosenberg, offrir une nouvelle vision de l’existence tragique de Charlotte Salomon est une nécessité, et sa forme toute trouvée : “Charlotte Salomon avait dessiné l’histoire de sa vie, il fallait donc que je produise un film d’animation. L’histoire dessinée de sa vie”. S’engage alors un travail long de plusieurs années, jusqu’à la sortie de Charlotte en 2022, long métrage biographique sur la peintre confié aux soins des réalisateurs débutants Éric Warin et Tahir Rana. Preuve de l’universalité du récit de la vie de l’artiste, nombre de noms prestigieux s’agglomèrent à l’équipe de production : Marion Cotillard, Keira Knightley, Xavier Dolan… L’histoire de Charlotte Salomon continue d’émouvoir le monde.
Dans le Berlin des années 1930, Charlotte est une jeune femme de bonne famille, vivant sous l’oeil protecteur de son père et de sa belle mère. Passionnée de peinture, elle se destine à un avenir dans le domaine des arts plastiques. Mais Charlotte est juive, et la montée de la barbarie nazie met à mal ses plans. Bien qu’elle réussisse à intégrer l’école des beaux-arts, l’antisémtisme de l’époque la menace et contrarie ses ambitions. Pour pallier au péril grandissant, ses parents décident de l’envoyer vivre dans le Sud de la France. Charlotte s’attèle alors à son œuvre emblématique, Vie ? Ou théâtre ?, une façon pour elle d’exorciser les démons de son temps et de sa tragédie familiale.
Face à la barbarie nazie, Charlotte s’impose comme une figure frondeuse et vindicative. Si le long métrage ne se détourne pas de la restitution d’une effroyable réalité à travers quelques séquences de violence et de destruction, il érige l’expression artistique comme arme face au totalitarisme. La guerre s’empare du vieux continent et l’héroïne livre la sienne, pinceau en main. En dénonçant perpétuellement la mise à mal des biens culturels par un régime totalitaire qui souhaite redéfinir unilatéralement l’identité d’un peuple, Charlotte dénonce ouvertement le musellement de la libre pensée par les tyrans du XXème siècle. Ainsi, le long métrage s’ouvre sur une scène d’opéra, interrompue par l’intervention de soldats nazis qui brise la splendeur artistique. L’ostracisation des oeuvres juives souligne également le dévoiement de l’héritage culturel, tout en accentuant la bêtise d’un régime aveuglé par sa haine : dans le musée de Berlin, les tableaux allemands sont érigés en modèle, et témoignent tous d’une représentation presque photoréaliste de la réalité, alors que l’expressionnisme des toiles judaïques est idiotement assimilé à une forme de déviance moral. Charlotte porte en elle une vérité du regard et du coeur, et perçoit la beauté au delà des messages propagandistes haineux qui l’entourent : sa fascination pour une forme de peinture parfois proche de l’art abstrait se confronte aux diktats imposés par ses professeurs, et comporte une charge émotionnelle qui transcende la réalité.
La jeunesse de Charlotte consiste en une multitude de petits actes de transgressions analogues, contribuant à faire d’elle une rebelle par la force des choses. Son entrée aux beaux-arts, dans un pays gagné par la fureur antisémite, est un premier geste de fronde face à la fatalité. La protagoniste ne peut certes pas gagner la guerre seule, et les flammes qui pourlèchent certaines de ses oeuvres ainsi que l’apparition d’affiches de propagande dans son établissement annoncent l’issue fatale de son combat perdu d’avance, mais la jeune fille entend vivre sa vie en accord avec ses émotions et dans la droiture morale. Alors que l’Allemagne est envahie par la folie, le simple fait de s’asseoir sur un banc interdit aux juifs, qui plus est pour accomplir un geste d’amour, insuffle le sentiment d’une révolte juste et nécessaire reposant sur les frêles épaules de l’héroïne. Ses toiles sont parfois sinistres, comme peintes avec le sang, mais elles ne sont que la symbolisation d’un quotidien éprouvant que l’artiste confie dans ses travaux. La mort est partie intégrante de l’existence pour Charlotte, pleinement consciente que son temps est compté, et ses toiles deviennent dès lors des cris de vie.
Éric Warin et Tahir Rana prennent par ailleurs un soin tout particulier à épouser la patte de Charlotte Salomon dans l’ensemble de leur film, sans chercher à la singer. La peintre n’utilisait presque jamais la couleur noire dans ses toiles, et les deux réalisateurs font de même dans leur long métrage. Bien que la teinte la plus sombre soit parfois incontournable, notamment lorsqu’il s’agît de montrer les effroyables croix gammées, les deux cinéastes emploient plus volontiers des bleus foncés et des gris, apportant ainsi un juste équilibre entre dureté et espoir visuels. Le trait en rondeur de Charlotte Salomon est aussi partiellement adopté pour caractériser les personnages du film : même les intervenants les plus détestables sont exclus d’une représentation trop anguleuse, apportant ainsi une part de nuance et écartant de Charlotte tout manichéisme esthétique. Cependant, l’hommage le plus appuyé au travail de la peintre émane des séquences où Éric Warin et Tahir Rana reconstitue l’élaboration d’une toile. Par coups de pinceaux successifs, esquissant le résultat final après quelques secondes, le film plonge dans la composition des tableaux de son héroïne. Le tracé prend vie à l’écran, et ce qui est figé dans Vie ? Ou théâtre ? se meut délicieusement. L’acte fondateur de peindre devient alors davantage qu’un simple liant entre les scènes pour s’installer en pivot du récit, évoluant de concert avec l’âme rêveuse de Charlotte.
Le film place alors la peinture en socle de sa construction, prenant régulièrement et volontairement le pas sur le destin concret de l’héroïne. Dès les premières secondes du long métrage, l’issue funeste de Charlotte Salomon est établie, en même temps que l’importance cruciale de ses œuvres qui sont son ultime legs à l’humanité. Il ne restera rien d’autre de la protagoniste que ses toiles, qui sont d’un bout à l’autre sa raison de vivre et une façon de vaincre la mort. À travers la présentation d’un dessin intitulé La jeune fille et la mort, Charlotte place la conscience d’un sinistre avenir très tôt dans la construction personnelle de l’héroïne, faisant de la faucheuse une présence allégorique proche de la protagoniste. Même si la peinture est initialement synonyme d’idéal et d’émerveillement, elle se métamorphose rapidement en nécessité, dans la seconde moitié du récit. Alors qu’elle capturait le monde qui l’entourait avec un certain émerveillement dans la première partie du film, Charlotte transforme par la suite son art en devoir. Elle ne peut se soustraire à l’histoire macabre de sa lignée, constellée par la tragédie et les suicides de ses aïeules. La seule façon de vaincre cette malédiction du sang est de consigner les sinistres événements propres à sa famille dans Vie ? Ou théâtre ?, comme une thérapie face à la fatalité du destin. Charlotte se sait condamnée avec une forme de prescience affirmée, mais sans savoir par quoi exactement, et sa quête artistique en devient une course poursuite.
Mais tout aussi omniprésente soit la mort dans le film et dans le parcours de Charlotte, le long métrage refuse obstinément à évoluer vers un assombrissement des teintes qu’il emploie. À l’inverse, Charlotte passe du gris d’un Berlin en proie aux fanatiques, aux couleurs particulièrement chaleureuses du Sud de la France. Si de prime abord, cette volonté de Éric Warin et Tahir Rana peut sembler paradoxale au spectateur conscient de la tragédie qui frappera Charlotte, elle répond en réalité à une envie de témoigner de l’épanouissement né d’un espace ponctuel de libre expression. Les secondes qui s’égrènent rapproche certe le récit de l’effroyable déportation que vivra Charlotte, bien que le film ne la montrera pas, mais sa vie sur la Côte d’Azur est également une parenthèse au cours de laquelle la femme peut être presque pleinement peintre. La pénombre plane sur son destin, mais elle se raréfie en comparaison de la première partie du film. Subtilement, Charlotte fait ainsi apparaître les ombres d’avions de guerre sur la plage où peint l’héroïne, nous rappelant le contexte historique, mais leur passage est rapide et la vie reprend ses droits immédiatement. Le monde autour de Charlotte est en plein chaos, mais elle est animée d’une mission supérieure qui dépasse son échelle intime, celle de peindre la vie.
Le spectre d’une présence oppressante pèse tout de même sur Charlotte, incarné par le grand-père auprès duquel elle vit près de Nice. Son rapport conflictuel avec cette figure paternaliste s’exprime principalement dans les très rares scènes de nuit qui s’offrent dans la seconde partie du film. Si dans Vie ? Ou théâtre ?, Charlotte Salomon semble confesser le meurtre de son aïeul après des vexations invivables, un flou historique entoure cette partie de son existence, et sa culpabilité n’a jamais été prouvée. Il est permis de voir dans ce point d’orgue du long métrage, et dans la théorie qu’il choisit, une mise en opposition des liens qu’entretient Charlotte avec les personnages masculins et féminins. Même si le père et le second petit ami de l’héroïne incarnent des valeurs positives, son grand père et son premier amant soufflent une duplicité morale totale. Charlotte a souffert en tant que petite-fille, mais également en tant que fiancée. À l’inverse, il existe un tissu de solidarité prononcé entre les femmes de l’histoire. Sa camarade de classe des beaux-arts ou la dame qui l’accueille sur la Côte d’Azur lui offrent une complicité de circonstances salutaire, mais plus que tout, c’est avec ses ancêtres que Charlotte converse à cœur ouvert. À de multiples reprises, le long métrage propose la chambre à coucher comme un lieu de confidence, que ce soit avec la mère biologique, la belle-mère, ou la grand-mère de l’héroïne. Le dialogue intime s’y noue, et les étreintes s’y affirment. Éric Warin et Tahir Rana prolongent intelligemment cette image en ne pourvoyant l’atelier de Charlotte que d’un lit et d’un bureau, faisant de ce lieu d’affirmation de la voix féminine une autre forme de chambre.
Charlotte constitue un hommage poignant à Charlotte Salomon et entretient à juste titre sa mémoire dans un film réussi.
Charlotte est actuellement au cinéma.