Vortex
Vortex affiche

2022

Réalisé par: Gaspar Noé

Avec: Françoise Lebrun, Dario Argento, Alex Lutz

Film fourni par Wild Side

Véritable provocateur du septième art français, Gaspar Noé a construit sa réputation d’auteur corrosif tout au long d’une carrière jalonnée par des films s’autorisant tous les excès. Dès ses débuts, un désir d’émancipation profond marque l’artiste: après des études de cinéma, mais aussi de philosophie, il fonde sa société de production Les Cinémas de la Zone en compagnie de Lucile Hadzihalilovic, qui sera la monteuse de ses premiers projets. Loin d’offrir le confort financier à Gaspar Noé, la société lui permet néanmoins de jouir d’une liberté créative totale, laissant s’exprimer sa fougue de forme, et son acidité de fond. En 2002, le cinéaste explose sur la scène internationale: le choc Irréversible, et notamment sa mise en image explicite d’un viol, envahit les écrans, et sa réputation hautement sulfureuse confère une aura toute particulière au long métrage. Au-delà de sa dureté scénaristique, le film propulse Gaspar Noé en expérimentateur du cinéma, cassant les codes établis pour servir son propos. Construit chronologiquement à rebours, Irréversible joue de sa temporalité pour priver son spectateur de tout repère. Le reste de son parcours ne fait qu’appuyer la folie furieuse d’un artiste débridé: en 2009, Enter the Void utilise vues aériennes et subjectives dans une expérience transcendantale; en 2015, Love étale des scènes d’ébats charnels explicites pour étayer une histoire d’amour complexe; en 2018, Climax est construit comme un long plan séquence ininterrompu qui immerge le public dans une horreur totale. Bien que toujours irrévérencieux dans son esthétique, partageant parfaitement son image en deux pour suivre en parallèle des personnages proches mais distincts, le dernier film en date de Gaspar Noé, Vortex, revêt une importance toute particulière pour le réalisateur, et devient son film le plus personnel. En 2019, il est victime d’une hémorragie cérébrale, et quelques mois plus tard, sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer meurt dans ses bras. Ces deux traumatismes esquissent la trame de ce nouveau long métrage.

Pour Vortex, Gaspar Noé s’entoure d’un casting émérite, savamment choisi par le cinéaste. Françoise Lebrun, popularisée par La Maman et la Putain de Jean Eustache, interprete une femme agée souffrant de la maladie d’Alzheimer, en proie à une perte de repères absolue qui la plonge dans des abimes mentaux difficilement soutenables. Face à elle, le légendaire réalisateur Dario Argento campe son mari, un homme quelque peu froid, qui vit dans le déni de la souffrance de son épouse. Alex Lutz, qui joue Stéphane, le fils du couple, tente tant bien que mal de trouver une solution aux dilemmes de ses aînés, mais fait face à l’obstination de son père, et à ses propres démons: son addiction à la drogue.

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En délimitant parfaitement son image en deux, par l’intermédiaire d’une austère bande noire, Vortex trace une effroyable barrière presque infranchissable, renvoyant ses personnages à l’extrême solitude et à l’impuissance qui les frappent. Si une fois de plus, Gaspar Noé réussit la prouesse de rendre intelligible et cohérent un film qui bouleverse l’expérience usuelle du cinéma, son esthétisation se révèle au service du fond de son œuvre. Le cocon familial, qu’on devine déjà précaire par le passé, est complètement pulvérisé. L’unité du groupe n’existe plus, l’isolement des protagonistes est affreusement établi, et rien ne saurait les extirper de ce périple personnel chaotique. Vortex casse néanmoins cette règle à quelques rares instants significatifs. Stéphane s’invite ainsi de temps en temps dans le champ de vision de sa mère, appuyant une certaine connivence émotionnelle dont est presque dépourvu son père. Le fils parvient à percer la bulle intime, tandis que la plupart du temps, seules les mains de son géniteur envahissent l’espace de sa femme. C’est uniquement lors des instants les plus dramatiques que les deux époux sont réunis.

Par une série d’artifices de mise en scène judicieusement pensés, Vortex établit également un monde de souvenirs lointains, qui se dérobe à Françoise Lebrun. Le décor employé par Gaspar Noé est comme le fantôme d’une vie passée, que le couple ne peut plus que caresser. L’accumulation d’affiches, qu’elles soient relatives à des luttes politiques ou à des œuvres de cinéma passées, laisse deviner ce qu’a pu être le destin des deux époux, sans pour autant le montrer explicitement. Plus directement, en faisant de Dario Argento un historien du septième art en pleine élaboration d’un ouvrage, Vortex le transforme en gardien d’une mémoire qu’il doit confier avant de quitter ce monde. La récurrence de teintes jaunes de l’image, évoquant le sépia des films lointains, ainsi que quelques extraits de longs métrages en noir et blanc, inscirvent un peu plus Vortex dans un chaos temporel voulu. Cependant, l’omniprésence de la radio avant l’apparition de Stéphane fait comprendre au spectateur que le temps continue de s’écouler, et même si le présent est une notion lointaine, elle se perçoit partiellement. Les époux sont cloisonnés dans leurs souvenirs mais la vie extérieure continue. Quelques coupes franches laissant apparaitre un éphémère écran noir suffisent à assimiler que le quotidien des deux amoureux est fait de moments volés et d’instantanés insaisissables.

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En contraignant Françoise Lebrun, habitée par son rôle, à d’interminables déambulations sans but dans son appartement, Gaspar Noé fait de la détresse de la malade l’axe principal de son récit bouleversant. L’action significative à beau se passer dans l’autre moitié de l’écran, la présence constante de ce personnage perdu dans son propre habitat est oppressante, comme une douloureuse vérité. Le labyrinthe interminable de l’appartement est analogue à celui des pensées de la protagoniste, qui en une seconde peut perdre son objectif initial, basculer dans un passé lointain, ou même ne plus reconnaître sa famille. Toutefois, en lui offrant de brefs éclairs de lucidité, Vortex accentue son désespoir: dans un murmure, la souffrante implore ses proches de se « débarrasser » d’elle. Cette culpabilité latente ne saurait être soulagée par des mots, le long métrage retranscrit une douleur aussi bien physique que morale d’une intensité inouïe, au bout de l’émotion. 

Dès lors, les proches de la malade voient leur vie mise entre parenthèses. Sans jamais jeter l’opprobre sur le personnage qu’incarne Françoise Lebrun, Vortex insuffle un désespoir permanent à ceux qui l’entourent. La vie devient survie, une existence vécue au service de l’être aimé en pleine décrépitude, dans une absence totale de solution face aux affres qui le frappe. Le cercle intime de protagonistes que décrit le film est presque déjà mort, il ne fait plus que s’accrocher à des bribes de souvenirs d’un lointain passé à jamais perdu. Si Stéphane tente éperdument de trouver un accompagnement approprié à sa mère, l’époux de la souffrante montre quant à lui un refus obstiné de la réalité, un déni total de la condition de son épouse. L’ombre de la faucheuse plane constamment sur un long métrage qui flirte avec l’issue funeste. Le deuil devient presque un concept à appliquer du vivant de la personne, imposant la nécessité de dire adieu tant qu’il est temps, tout en assimilant que la personne malade n’est déjà plus réellement là.

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Le fils en devient le père. Dans une situation impossible à anticiper, Stéphane est dans l’obligation de prendre les décisions les plus dramatiques, souvent contre l’avis de ses parents. Vortex joue de cette inversion des rôles, notamment à travers ses dialogues: le jeune homme adopte un langage enfantin pour s’adresser à ses aïeux, comme s’il parlait à son propre fils, régulièrement présent à l’écran. Pourtant, Stéphane est dépeint comme un personnage également en perdition avec la réalité, incapable de résister à ses démons. Son addiction est son combat quotidien, et l’épreuve que traverse sa famille le pousse invariablement vers une rechute prévisible. Bien que son courage soit établi, le cours des événements l’entraîne dans un abîme auquel il ne peut se soustraire. En confrontant le protagoniste à son enfant au moment d’une prise de drogue, Vortex trace un effroyable cercle vicieux: les problèmes des parents sont voués à devenir la responsabilité de leurs descendants.

Vortex marie ingéniosité de forme, et densité de fond, dans un récit bouleversant et éprouvant. Gaspar Noé réussit à transcrire la dureté morale de la maladie avec la gravité nécessaire.

Vortex est disponible chez Wild Side en achat digital, et sortira en VOD, Blu-ray et DVD le 21 septembre prochain, avec en bonus:

  • Deux scènes coupées
  • Un entretien avec Dario Argento et Gaspar Noé

Nicolas Marquis

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