Le Dernier Rivage
Le Dernier Rivage affiche

(On the Beach)

1959

Réalisé par: Stanley Kramer

Avec: Gregory Peck, Ava Gardner, Fred Astaire

Film fourni par Rimini Éditions

Pour le réalisateur Stanley Kramer, l’accomplissement artistique est synonyme de combat. Dès son enfance au cœur du quartier populaire de Hell’s Kitchen, à New York, dans les années 1910 et 1920, il se confronte à la dureté de la vie. Alors que ses parents se séparent très tôt, il ne garde presque aucun souvenir de son père parti loin du domicile. Le futur cinéaste est élevé par sa mère célibataire et ses grands parents, à une période où les difficultés économiques frappent les foyers les plus modestes. Néanmoins, la passion du septième art est inscrite dans son ADN et le destine à s’épanouir dans l’ombre des projecteurs: sa mère travaille dans les bureaux de la Paramount, et son oncle est employé au service distribution de Universal. Stanley Kramer a donc une parfaite connaissance de l’environnement du cinéma, et après divers postes dans les coulisses, il assimile que pour laisser exprimer sa vision, il doit s’émanciper des grands studios de l’époque. Au terme de la Seconde Guerre mondiale, il fonde sa propre société de production indépendante, la Screen Plays inc., qui deviendra par la suite la Stanley Kramer Company, pour jouir d’une indépendance nécessaire. Initialement producteur, Stanley Kramer finance notamment à cette époque les projets de Fred Zinnemann, parmi lesquels figure le chef-d’œuvre Le Train Sifflera Trois Fois. En 1955, il se décide à passer derrière la caméra: son premier long métrage Pour que vivent les hommes envahit les écrans, et un auteur naît enfin sous les yeux du public américain.

La suite de son parcours ne fait qu’accentuer la flamme de révolte qui habite Stanley Kramer, toujours prompt à employer le cinéma pour dénoncer les injustices et les démons de son époque. En 1958, dans le film La Chaîne s’attaque frontalement au racisme qui gangrène les USA, sujet sur lequel le réalisateur revient presque dix ans plus tard avec son film le plus connu, Devine qui vient dîner. De confession juive, le metteur en scène évoque également les blessures du XXème siècle dans Jugement à Nuremberg, mise en image habile des conséquences effroyables du nazisme. En 1959, à l’occasion du Dernier Rivage, c’est un tout autre sujet qui capte l’attention de Stanley Kramer: le péril lié aux armes atomiques. Dans un long métrage post-apocalyptique, il dépeint un monde à l’agonie, dans lequel l’Australie est le dernier refuge de l’humanité. Alors que la quasi-totalité du globe est devenue inhabitable, une poignée d’hommes et de femmes continuent de survivre en Océanie, dans une relative insouciance. Entre espoirs de futur dérisoires, derniers reliquats de l’armée, et élan romantiques désespérés, la société moderne connaît ses derniers jours.

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Copyright ON THE BEACH © 1959 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Pour l’aider dans son entreprise, le réalisateur s’appuie sur un parterre de stars, chacune à un moment charnière de leur carrière. Dans le rôle principal, Gregory Peck incarne Dwight, un commandant de sous-marin américain qui gagne l’Australie après avoir vagabondé autour du globe avec son équipage, et qui est destiné à retourner vers des USA dévastés pour percer le mystères d’étranges signaux radio. Pour l’acteur, Le Dernier Rivage est l’occasion de se défaire du rôle de héros de guerre qu’il a endossé la même année dans La Gloire et la Peur, grâce à un film beaucoup plus défaitiste dans sa représentation de l’armée. Face à lui, Ava Gardner joue Moira, une insouciante civile occidentale qui s’éprend de Dwight. Le Dernier Rivage constitue le premier film de la superstar de l’époque loin de ses obligations envers les grands studios américains. Désormais libre de tout contrat et de ses choix de long métrage, elle fait de sa prestation la manifestation d’une conscience politique jusqu’ici discrète. Pour Fred Astaire, qui campe un scientifique désespéré, l’œuvre de Stanley Kramer lui offre son premier rôle non-chanté, très loin de la joie de vivre qui avait jusque-là marquée sa carrière. Enfin, pour Anthony Perkins qui incarne Peter, officier britannique et père de famille, Le Dernier Rivage marque son ascension fulgurante dans le monde du cinéma, un an avant Psychose.

Le Dernier Rivage est avant tout un film inscrit dans son époque, qui résonne avec les peurs qui frappent l’humanité tout entière à la fin des années 1950. En offrant la vision d’un monde dévasté par les armes atomiques et la folie des hommes, Stanley Kramer impose son film en véritable mise en garde adressée aux armées et aux pouvoirs politiques de son ère. En 1959, la Guerre Froide rentre dans une phase appelée “Équilibre de la terreur”: USA et URSS sont tous deux lourdement équipés en armes de destruction massive, et la population civile vit dans la crainte d’une escalade de violence qui conduirait à l’anéantissement de toute forme de vie. Cinq ans avant Docteur Folamour de Stanley Kubrick, et Point Limite de Sidney Lumet, Le Dernier Rivage est l’un des premiers exemples de dénonciation cinématographique de la course à l’armement, à tel point que la mise sur pied du projet se révèle complexe. À l’évidence, le pouvoir américain n’a aucune envie de collaborer avec Stanley Kramer, et lui refuse toute aide logistique, contraignant le cinéaste à utiliser exclusivement des navires australiens. Néanmoins, une fois le film terminé, son aura dépasse les frontières occidentales et influence la vision globale de la Guerre Froide. Même s’il n’y est pas commercialement exploité, Le Dernier Rivage est le premier film américain projeté en URSS devant une assemblée de décisionnaires politiques, sous l’œil de Gregory Peck venu pour l’occasion en Russie. Par ailleurs, quelques années plus tard, en 1962, durant la crise des missiles de Cuba, il se dit que le souvenir de l’œuvre de Stanley Kramer, qui a profondément marqué John Fitzgerald Kennedy, a joué dans la décision du président américain de ne pas envahir l’île des Caraïbes. Le cinéma dépasse le cadre de l’écran pour devenir un outil pacifiste.

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Copyright ON THE BEACH © 1959 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Pourtant, si Le Dernier Rivage réussit à interpeller le public, il ne le fait jamais par l’intermédiaire de visuels horrifiques. L’apocalypse décrite par Stanley Kramer ne montre aucun cadavre, ni même de bâtiments écroulés, mais étale une myriade de plans où toute forme de vie semble s’être évaporée. Le monde à l’agonie n’est pas en ruine, il est simplement devenu désert, comme si d’un claquement de doigt l’homme avait disparu. La suggestion née des rues désertes d’un San Francisco dépeuplé suffit à atteindre la justesse nécessaire à la volonté de mise en garde du film. Au terme de l’Armageddon, et bien que Le Dernier Rivage énumère les symptômes liés aux retombées atomiques comme une lente décrépitude, il ne reste pas même l’enveloppe charnelle de l’humain. Selon la comparaison du long métrage, “L’homme se cache pour mourir, comme les chiens”. L’ultime refuge qu’offre l’Australie, où prend place l’essentiel de l’intrigue, apparaît alors comme la dernière enclave de vie, néanmoins condamnée à court terme. Dès l’entame du récit, l’issue fatale est affirmée, alors que des vents radioactifs s’apprêtent à frapper le pays. Le Dernier Rivage n’entretient que de maigres illusions, et prend des airs de testament de l’humanité. La récurrence de plans décadrés ponctue l’imagerie installée par Stanley Kramer: l’homme est sur le point de s’effondrer à tout jamais, et n’est plus que dans un équilibre précaire.

Face à l’inévitable, l’humain s’accroche aux dernières bribes de civilisation restantes, dans une forme de déni de la réalité et des échéances à court terme. Le Dernier Rivage montre une population qui entend vivre ses derniers jours dans un faste ostentatoire, comme un ultime baroud d’honneur avant l’extinction. Certaines pénuries sont bien énoncées, et l’homme fait des concessions à la modernité, notamment en revenant au transport à cheval, mais presque tous les personnages réclament leur droit à l’ignorance volontaire de la mort prochaine. Les instants de plaisirs fugaces, comme une sortie à la plage ou la vision d’un bar animé, font écho aux rues foisonnantes de monde des villes australiennes. Le reste du globe s’est éteint, mais l’ultime bastion de l’humanité entend luire une ultime fois. Néanmoins, l’issue fatale est régulièrement rappelée, comme un coup de poignard dans une joie de vivre illusoire, pour mieux désarçonner le spectateur. Une conversation semble anodine, avant de dériver vers les blessures qui ont meurtries le monde, et de provoquer l’effroi d’un protagoniste. L’humanité est caractérisée par son incapacité presque totale à faire face à ce qui à conduit à sa perte, comme un refus de l’inévitable.

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Pour autant, la parole scientifique n’est pas muselée dans Le Dernier Rivage, mais elle est confrontée à sa totale impuissance, voire à sa responsabilité dans le drame mondial. Avec justesse, Stanley Kramer ne jette jamais l’opprobre sur une nation: qui des USA ou de l’URSS a déclenché les hostilités, nous ne le saurons jamais. Tout ce dont le spectateur est conscient, c’est qu’à un instant indéfini de l’Histoire, l’homme à commis l’irréparable, sachant que l’issue serait apocalyptique. Plus corrosif encore, le cinéaste met sur le même plan militaire et scientifique: lorsque les marins demandent au chercheur que joue Fred Astaire qui est responsable du cataclysme, celui-ci répond cyniquement “Einstein”. Pour Le Dernier Rivage, ce protagoniste sert de catalyseur au message alarmiste que porte le film, qui est accentué plus tard par une banderole où est inscrit un “There is still time… Brother” interpellant le spectateur. Fred Astaire est la voix d’une autorité consciente que dans une poursuite de technologie, elle a perdu tout sens commun. Le long métrage marque par ailleurs une rupture entre civils et scientifiques: on devine que les personnages joués par Fred Astaire et Ava Gardner ont été amants à une époque, mais une fracture visible les sépare aujourd’hui.

L’amour reste pourtant l’axe principal du Dernier Rivage, souvent plus proche de la romance que de la pure science-fiction. Certaines unions sont précaires et éphémères, comme celle qui lie Dwight et Moira, mais dans un dernier élan d’humanité, l’homme se tourne vers les émois du cœur comme un dernier refuge. Si la terre ne peut pas être sauvée, au moins ses habitants peuvent éprouver le sentiment le plus puissant une ultime fois. Cependant, le fatalisme reste là aussi de mise, et le fantôme de l’existence d’antan hante les protagonistes. Dwight a connu une vie de famille aux États-Unis, et y a perdu les siens, pourtant il ne peut parler d’eux au passé. Lorsqu’il se rend coupable d’un lapsus confondant Moira et son ancienne épouse, le silence qu’installe Le Dernier Rivage devient effroyablement pesant. En parallèle, Stanley Kramer montre le foyer de Peter comme idyllique, mais l’angoisse du futur imminent met un point final dramatique à chaque scène. La femme ne veut absolument pas entendre parler de l’extinction prochaine de la race humaine, malgré les suppliques de son mari, et ce déni morcelle un couple pourtant présenté comme fusionel à plusieurs occasions. Le passé s’est évanoui, l’avenir est macabre, seul reste le présent pour les héros du Dernier Rivage.

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Copyright ON THE BEACH © 1959 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

À l’heure du trépas, le film prône une liberté offerte à chaque personnage: celle de quitter ce monde comme il le souhaite. Alors qu’à l’heure actuelle, les débats sur les conditions de fin de vie font rage, Le Dernier Rivage fait de l’euthanasie une option que nul ne remet en cause. Stanley Kramer fait une fois de plus preuve d’un engagement certain: bien que le suicide de masse puisse être perçut comme une insertion cynique dans le scénario, la description préalable des symptômes d’une exposition aux radiations suffit à faire comprendre au spectateur que le calvaire ne vaut pas la peine d’être vécu, que personne ne sortira grandi d’une longue agonie. Même les personnages les plus opposés à cette idée finissent par faire volte-face, et par choisir le confort des bras de l’être aimé plutôt que l’horreur des retombées radioactives. Dans une logique douce-amère, Le Dernier Rivage offre au moins quelques instants de répit avant l’instant fatidique. Ce qui pouvait sembler dérisoire dans un monde en paix devient significatif dans celui du film. Pour Dwight, une simple partie de pêche est une révérence heureuse à son existence tourmentée. Pour le scientifique que joue Fred Astaire, c’est une course automobile où tous les risques sont encourus qui suffit à son bonheur. Après avoir vécu dans la peur, les protagonistes renouent avec leurs rêves dans leurs ultimes jours sur terre.

Précurseur du genre post-apocalyptique, Le Dernier Rivage est avant tout un avertissement adressé aux contemporains du film, en pleine guerre froide. Stanley Kramer ramène l’humain à l’essentiel, tout en dénonçant la folie des élites qui l’ont propulsé dans l’impasse.

Le Dernier Rivage est disponible en Blu-ray et DVD chez Rimini Éditions, avec en bonus:

  • Interview de Marie-Odile Probst, traductrice du roman
  • entretien avec le journaliste Vincent Nicollet

Nicolas Marquis

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