La Ligne
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2023

Réalisé par : Ursula Meier

Avec : Stéphanie Blanchoud, Elli Spagnolo, Valeria Bruni Tedeschi

Film fourni par Dark Star Presse pour Diaphana

Française de naissance mais suisse d’adoption, la cinéaste Ursula Meier émerveille le septième art helvétique depuis maintenant 25 ans, conjuguant style d’écriture subtil et recherche esthétique pointilleuse. Fond et forme se marient dans ses œuvres, souvent des portraits de femmes en perdition isolées dans l’immensité de décors qui nuancent et accentuent la narration de la réalisatrice. Pour disséquer la psyché de ses personnages, la metteure en scène à besoin de se figurer l’espace dans lequel ils évoluent. Qu’ils soient urbains ou champêtres, les paysages qui émaillent ses longs métrages sont des scènes sophistiquées des drames humains et des contradictions de protagonistes torturés. Dès son premier film et après de nombreux courts métrages et autres travaux pour la télévision, Ursula Meier frappe en plein cœur le public avec Home, sorti en 2008. Davantage qu’un simple premier essai, son œuvre est un manifeste de la sensibilité de l’artiste. À travers le périple d’une mère incarnée par Isabelle Huppert, menacée de voir son foyer disparaître sous la menace d’une modernité qui ronge les territoires ruraux, Ursula Meier exprime une attirance particulière pour les récits centrés autour de femmes partiellement dysfonctionnelles, malmenées par une austère réalité. L’étude des dynamiques au centre du cercle familial s’affirme aussi à l’écran et marque ostensiblement la suite de la carrière de la réalisatrice. Sélectionné à la Semaine de la critique cannoise, son film s’illustre également lors de la cérémonie des Césars en étant auréolé de trois nominations. Dès lors fortement attendu, son long métrage suivant confirme l’émergence d’un nouveau talent, et devient lauréat de l’Ours d’Argent en 2012, mais aussi récompensé du prix honorifique de meilleur film suisse de l’année. L’enfant d’en haut oppose à nouveau ruralité et urbanisation; en traçant une sévère frontière entre les plus démunis et les parvenus insouciants. Les rapports de filiation cèdent cette fois la place à l’expression de liens fraternels forts, mais une femme reste au centre de l’intrigue, sous les traits de Léa Seydoux. Le cinéma d’Ursula Meier est féminin par nature, fait d’épreuves sentimentales et concrètes.

Sorti en 2023, son dernier long métrage en date, La ligne, désormais disponible en Blu-ray et DVD chez Diaphana, est une pierre de plus à ce jeune édifice cinématographique, fruit de l’héritage des expériences passées. Toutefois, la maternité du projet se doit autant à Ursula Meier qu’à son actrice principale, Stéphanie Blanchoud. Sur le tournage du clip Décor, la réalisatrice fait la connaissance d’une artiste totale, à la fois chanteuse, comédienne et dramaturge. Animées par une envie commune de théoriser les tourments d’un personnage féminin violent d’ordinaire peu représenté au cinéma, elles s’attèlent à l’élaboration du scénario d’un film où les cicatrices du corps sont la matérialisation des blessures de l’âme, en parfait équilibre entre la compréhension et la condamnation de la colère. Ancienne boxeuse, Stéphanie Blanchoud a déjà évoqué par le passé l’épreuve physique en guise de réponse aux dilemmes du quotidien, dans sa pièce Je suis un poids plume. L’une derrière la caméra, l’autre devant, La ligne est l’enfant de deux femmes dont la rencontre était inévitable.

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Après une très violente bagarre qui l’a opposée à sa mère Cristina (Valeria Bruni Tedeschi), Margaret (Stéphanie Blanchoud) est sous le coup d’une mesure d’éloignement qui lui interdit d’approcher à moins de cent mètres le domicile familial. Prisonnière de l’extérieur, elle se rend régulièrement à la frontière pour continuer de prodiguer à sa jeune sœur Marion (Elli Spagnolo) des cours de chant. Davantage que les relations affectives, la musique est le seul trait commun qui unit ces trois femmes, mais l’empoignade entre Margaret et Cristina a rompu ce lien en rendant partiellement sourde la matriarche, ancienne pianiste prodige. Au fil des répétitions entre les deux sœurs, les blessures du passé saignent à nouveau. Tandis que Marion s’évertue à renouer avec Margaret dans le souhait de lui redonner sa place dans le foyer, l’influence néfaste de Cristina, son égoïsme et sa sévérité, esquissent les contours des véritables raisons de l’affrontement.

Dans un microcosme familial devenu défaillant, la pulsion du corps devient la seule réponse possible face à l’absence de raison. À mesure que les minutes lèvent le voile sur des rapport humains empreints d’une forme sournoise de sadisme, l’agressivité de Margaret trouve ses racines. L’interdiction de l’affirmation de sa personnalité l’a transformé en être de fureur, qui meurtrit son corps pour exhiber à la vue de tous ses cicatrices profondes, enfouies dans sa chair. La ligne est une épreuve de rage et de sueur avant de se transformer en quête d’une raison d’être. La tyrannie taiseuse d’une mère culpabilisatrice a annihilé le respect de soi d’une protagoniste en perpétuelle errance, notamment dans la blancheur de la neige lors de son exil inaugural. Le sang coule à la frontière des cent mètres imposés par une décision de justice, Margaret meurt allégoriquement de son exclusion forcée. La ligne, d’abord métaphorique avant que Marion ne peigne de bleu la limite imposée, rognant autant le bitume que la terre ou le canal avoisinant, est à la fois une nécessité et une torture. Pour trouver une voie vers le salut, Margaret a autant besoin de cette séparation qu’elle en souffre. Le tribunal prive la protagoniste de son influence sur le logis familial et de la proximité avec sa sœur, mais elle est aussi une scission nécessaire avec les mauvais préceptes de Cristina. Devenue marginale de son propre monde, l’héroïne doit se reconstruire, désormais seule pour panser ses blessures, si on fait exception du secours discret mais sincère de son ancien petit ami Julien (Benjamin Biolay). Ancien partenaire de cœur et de scène, il mène Margaret vers l’expression de sa propre voix, l’invite à extérioriser ses démons par la musique plutôt que par les poings. La route vers l’accomplissement artistique est toutefois tortueuse et ne peut s’emprunter qu’avec une sincérité qui confronte la femme blessée à une réalité sur laquelle elle n’a plus d’emprise. Devenue employée de parking, Margaret ne voit sa mère qu’à travers des écrans de contrôle, incapable de casser la distance qui les sépare. Au fond d’elle, la protagoniste est femme et petite fille colérique à la fois, autant fascinée qu’effrayée par une génitrice démissionnaire.

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La maternité est désacralisée à l’écran. La matriarche est dictatrice, ordonnatrice du désespoir et instigatrice des supplices. La ligne s’affranchit de toute représentation idéalisée de l’affection parentale pour inviter doucement le public à juger Cristina, artisane du désamour et de l’irresponsabilité. Même si la performance de Valeria Bruni Tedeschi est parfois inégale, le long métrage gravite intelligemment autour de ce phare de la déchéance. Les liens du sang ne sont rien sans l’acceptation d’un abandon de soi auquel a renoncé Cristina. Ses enfants ne sont pas la source de son bonheur, il lui apparaissent comme des évocations d’un destin lointain dont elle estime avoir été dépossédée. Allongée sur le canapé, elle classe ses filles en les réduisant à de simples caractéristiques absurdes, toutes liées à sa propre personne. Elle prétend à cette occasion chérir Marion davantage que n’importe qui, pourtant elle abandonne immédiatement la jeune enfant pendant plus de trois jours, en quête d’un nouvel amour qu’on devine éphémère. Si les femmes de la famille sont brisées, c’est avant tout à cause de l’incapacité effroyable de Cristina d’être un pilier pour chacune de ses trois filles, obligées de se construire seules dans la douleur. Son égocentrisme est le catalyseur du malheur. À deux reprises durant les festivités de Noël, la mère refuse l’instant de communion et pervertit la sacralité du moment en s’érigeant au centre de tous les intérêts, quitte à se ridiculiser. Le vice louvoie sous l’hypocrisie d’une ogresse de l’attention. La fête devrait inviter la famille à se ressouder autour de la naissance des jumeaux de Louise, la troisième membre de la sororité, beaucoup plus pragmatique que ses deux sœurs, et magnifiquement incarnée par la toujours saisissante India Hair. Pourtant, au moment de porter un toast, Cristina verbalise son inhumanité en se larmoyant avant tout sur son sort et sur l’abandon de son piano. S’il semble évident que La ligne prône pour que chaque femme ait le droit à ses propres émotions, le film met ouvertement en accusation les égoïstes. Cristina refuse sans cesse le dialogue et Ursula Meier joue intelligemment de la surdité de son personnage pour livrer le portrait au vitriol d’une mère qui entend mener les échanges. Régulièrement, Cristina semble manifester une proportion étrange à ne pas entendre les propos qui la forcerait à se remettre en cause. Les conséquence de la bagarre ont fracturé le dialogue autant qu’ils ont violenté le corps. Le fossé affectif qui s’est creusé trouve une autre métaphorisation à travers la limite que trace Marion. Toujours auprès de sa mère au quotidien, la plus jeune sœur fait corps avec elle. La zone délimitée de bleu est comme un ventre matriciel, dans lequel la petite fille est toujours admise et reliée à sa génitrice par un fil concret, évocateur du cordon ombilical. À l’inverse, Margaret est exclue de ce champ, constamment invitée à ne pas franchir la ligne. Elle n’est plus incluse dans le giron parental, elle est paria.

Face à l’ombre d’une mère défaillante, l’union sororale est un secours indispensable. Dans les ténèbres de vies brisées, le secours mutuel que se prodiguent Marion et Margaret devient la seule raison d’être des deux personnages. Pendant quelques minutes, une fois par jour, sur une butte entre un champ et une route, elles sont seules au monde, vouées à un idéal commun fait de musique. Dans le confort de leur rencontre initialement secrètes, elles apprennent la vertu du partage et de la considération de l’autre. Si le tissu familial est déchiré, les deux personnages tentent de le recoudre timidement sur les accords de guitare de l’aînée, et à travers les envolées lyriques angéliques de la cadette. La musique est le seul héritage que leur a transmis Cristina, mais elle l’a conjugué à la souffrance morale. Les deux descendantes entendent se l’approprier pour en faire un terrain de dialogue et de partage. Les notes se substituent aux mots imprononçables et la cohésion renaît. La perte de ces instants de communion marque une césure dans le récit. Montrée de jour lors des scènes fusionnelles, la butte s’affiche de nuit à l’écran lorsque la fracture s’opère, et dans la noirceur insondable de la nuit, les sœurs se cherchent désespérément, à corps et à cris. Elles sont devenues essentielles l’une pour l’autre, la musique a reconstruit l’amour, mais la colère peut le détruire. Une responsabilité démesurée pèse néanmoins sur Marion, trop jeune pour devenir socle de sa famille. En épousant son point de vue pendant le dernier tiers du film, Ursula Meier fait comprendre au spectateur que le rôle que son personnage endosse une part disproportionnée des responsabilités de sa mère, alors qu’elle n’en comprend pas tous les tenants et aboutissants. L’enfant voit son innocence volée par les luttes des adultes et en cohésion avec son esprit qui s’effrite, son corps dépérit lentement, malade de la bassesse humaine. La jeunesse est souillée, et seul le pragmatisme de Louise ressuscite Marion. En lui faisant boire du lait normalement réservé à ses bébés, la grande sœur ranime sa cadette d’un geste maternel salvateur.

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La ligne ne cesse jamais de tisser des ponts narratifs entre le monde de l’esprit, par nature immatériel, et celui des tensions concrètes qui gangrènent le foyer. La religion occupe une place centrale dans le récit, mais ses rites sont empoisonnés par la déviance. La bagarre initiale prive ainsi Marion de la fête de la Sainte Cécile, où elle était appelée à chanter. Le pugilat à contraint l’épanouissement de l’âme, jusqu’à en pervertir les rites. Étrangement dévote, la plus jeune des sœurs s’en remet perpétuellement à un Dieu dont elle ne comprend pas les messages, pensant que si elle se fait violence, le tout-puissant lui accordera son secours. À l’instar de Margaret, la réponse à l’effroi de son quotidien est violente, mais la souffrance infligée est dirigée contre elle-même. Entre absurdité et candeur, sa naïveté secrète est source de péril. La ligne place en vérité la vraie sacralité dans l’expression artistique, davantage que dans des évocations bibliques. Sur leur butte, Marion et Margaret ont tutoyé une vérité du cœur improbable aux vues de l’âpreté du film. Dans ces instants suspendus, malgré la frénésie du monde environnant, la musique devient chant angélique. Les vertus curatives de leur duo ont guéri leurs blessures et la chanson devient thérapie. Le film invite dès lors Margaret a exorciser ses démons à l’aide de sa guitare, de sa voix, et de son imagination. L’écriture d’une chanson remplace la violence, la beauté se substitue au mal, et le leg décadent transmis par une mère autoritaire n’appartient plus qu’à l’écorchée vive.

Intelligent dans sa mise en scène et porteur d’un message inspirant, La ligne est une réussite parfois anecdotique, mais aboutie.

La ligne est disponible en DVD et Blu-ray chez Diaphana, avec en bonus : 

  • Un entretien avec Ursula Meier et Stéphanie Blanchoud
  • le clip de la chanson “Le Passé”, par Benjamin Biolay et Stéphanie Blanchoud

Nicolas Marquis

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