The American Dreamer
The American Dreamer affiche

1971

Réalisé par : L.M. Kit Carson, Lawrence Schiller

Avec : Dennis Hopper, Lois Ursone, L.M. Kit Carson

Film fourni par Carlotta Films

Résolument irrévérencieux et libertaire par nature, Dennis Hopper a incarné une certaine image de la folie artistique tout au long de sa carrière. Si son périple cinématographique se révèle chaotique, poussant le comédien et réalisateur dans de longues périodes d’inactivité dû à son caractère difficilement gérable, le début des années 1970 marque un sommet de sa popularité. Fort du succès démentiel de Easy Rider en 1969, Dennis Hopper est érigé en meneur du Nouvel Hollywood, et se voit courtisé par la plupart des grands studios pour la mise en chantier de son prochain film, The Last Movie. Cependant, le metteur en scène iconique est à la croisée des chemins : si sa côte est au plus haut, la folie furieuse dans laquelle il sombre progressivement, marquée par le spectre de ses addictions, le conduit vers un horizon obscur. Dennis Hopper s’adonne à tous les excès, retranché dans sa maison de Taos où il règne en maître sur son empire de dérives psychédéliques. En plein montage de The Last Movie, l’artiste perd autant le fil de son œuvre que celui de son existence. Bien que son long métrage soit accueilli chaleureusement à la Mostra de Venise, et même si le temps finira par lui conférer une aura de film culte auprès de certains spectateurs, son désaveux total de la part d’Universal au moment de la sortie torpille la distribution, et contribue à faire de The Last Movie un échec commercial. 

Quelques mois avant que The Last Movie n’investisse les salles obscures, Dennis Hopper accueille les documentaristes L.M. Kit Carson et Lawrence Schiller dans sa maison de Taos pour le tournage du documentaire The American Dreamer. Entre portrait intime, entretiens face caméra, et instantanés du quotidien de l’artiste, le long métrage capture à la fois les dilemmes qui accompagnent le montage de The Last Movie, mais surtout la démence constante d’un homme hors de contrôle. Dans un témoignage précieux d’une période clé de la vie de Dennis Hopper, The American Dreamer accompagne le cinéaste dans une descente aux enfers, entre extase de plaisirs bruts et tristesse profonde sous-jacente.

The American Dreamer illu 1

Au fil d’une esthétique très brute qui capture la folie de Dennis Hopper sur le vif, souvent caméra à l’épaule, et au gré d’une temporalité éclatée, The American Dreamer offre une virée déjantée dans le domaine fantasmagorique de l’artiste. La villa de Taos est le lieu de toutes les excentricités, gouvernée par un artiste soucieux de se confronter à ses désirs les plus inavouables. Bien que le documentaire offre parfois quelques maigres respirations, par l’intermédiaire d’entretiens plus posés ou de monologues réfléchis de Dennis Hopper, l’essentiel du film plonge en apnée dans un quotidien éhonté. L.M. Kit Carson et Lawrence Schiller semblent bien avoir un plan en tête au moment d’entamer leur périple, mais il se voit rapidement mis à mal par le caractère insaisissable de leur sujet, qui impose sa mainmise sur le long métrage. Le tandem de réalisateurs est presque dépossédé de son œuvre, esclaves des désirs et des obsessions d’un Dennis Hopper démiurge sur ses terres. Rapidement, il apparaît ostensible qu’en voulant s’affirmer comme un film sur le cinéaste, The American Dreamer se métamorphose en long métrage de Dennis Hopper, qui questionne chaque strate de la volonté de L.M. Kit Carson et Lawrence Schiller pour imposer sa propre vision artistique. Dépassés par l’aura de leur protagoniste, les documentaristes livrent malgré eux le regard unique voulu par Dennis Hopper, transformant par là même leur film en fenêtre précieuse sur l’âme torturée du réalisateur, et accomplissant l’impossible pari de faire ressentir au spectateur les contradictions de cet être en plein malaise. Symboliquement, Dennis Hopper finit par ailleurs par être crédité à l’écriture de The American Dreamer, confirmant ainsi son emprise sur le film.

La nature intrinsèque de ce qui fait l’essence d’un documentaire est par ailleurs froidement remise en cause par Dennis Hopper. À l’évidence, l’artiste ne croit pas à la restitution de la réalité censée émaner de ce genre cinématographique. La vérité de l’instant se perd dans un escamotage du quotidien, qui révulse régulièrement l’artiste. Plusieurs fois, Dennis Hopper interpelle violemment L.M. Kit Carson et Lawrence Schiller, les renvoyant à leur incapacité à saisir la profonde substance de son être en le forçant à se répéter et en perdant ainsi la sincérité du moment. The American Dreamer crée alors une dimension reflective supplémentaire et fascinante, qui questionne le spectateur sur son propre rapport à l’image. Que penser des monologues de Dennis Hopper, installé dans la nature de Taos, si à l’évidence il a réfléchi sa diatribe avant que ne tournent les caméras ? Néanmoins, même si le cinéaste lui-même se borne à considérer The American Dreamer comme une “jolie petite idée” et un projet “sympa”, le documentaire témoigne de sa rage de vivre dans ses accès de colère et son cynisme impossible à maîtriser, laissant transparaître son mal-être profond.

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Peu importe l’avis de Dennis Hopper au final, et tant pis si une forme de deuil de l’essentiel doit être faite, puisqu’à l’évidence, ce qu’il consent à livrer de sa personnalité reste significatif. Même si The American Dreamer s’abandonne à la mise en scène tronquée de la réalité de son sujet, il reste l’expression voulue par un artiste, et donc une fenêtre ouverte sur sa psyché. Si au premier degré, les scènes orgiaques laissent l’impression d’une perte de contrôle totale de Dennis Hopper, apte à réaliser le moindre de ses fantasmes en une poignée de minutes, une interprétation plus poussée de ces scènes crues amène à y voir la confidence d’une douleur implicite. Le cinéaste pense accomplir un rêve, mais perd dans le même temps la dimension onirique d’un désir inassouvi. Dennis Hopper est à un moment essentiel de sa vie où tout lui est permis, et où l’interdit n’existe plus. Le statut qui lui est octroyé par Hollywood le pousse à ne plus trouver sa place dans un monde psychédélique. Lui qui se voyait petit garçon timide fasciné jusqu’aux larmes par les grandes actrices de sa jeunesse est devenu un artisan de cette industrie, dépassant ses rêves les plus fous au point de lui faire perdre ses racines. Il est autant maître qu’esclave du septième art, et se contente de glisser vers un naufrage inévitable. Le rêveur est à l’orée d’un cauchemar prévisible dont il ne peut pas se réveiller. The American Dreamer accentue le désarroi de son sujet en le privant de port d’attache : les rapports conflictuels naissant avec les studios qui se languissent de l’arrivée de The Last Movie laissent présager du statut de paria qu’aura bientôt Dennis Hopper, et ses échauffourées avec les habitant de Taos prive son domicile d’un confort protecteur.

Si son habitat ne peut être synonyme de réel refuge, alors Dennis Hopper en fait un lieu de péril. De prime abord, la virée proposée dans un monde de drogue et de luxure qui est au centre du documentaire laisse entendre que le cinéaste a simplement perdu pied avec la réalité, au point de vivre dans un monde de fantaisie. Mais plus en profondeur, un intense sentiment d’autodestruction transpire de The American Dreamer. Dennis Hopper n’éprouve plus de joie de vivre, même à travers ses fantasmes les plus fous, il s’enfonce progressivement dans une noirceur de l’âme sous-jacente qui le conduit lentement vers un sort inéluctable. Son empoisonnement perpétuel avec tous les opiacés imaginables pourrait être vu comme une simple dérive, mais le mal-être qui en découle, et qui impose le malheur à ses proches également, le plonge dans un tourment de l’âme. Son rapport de fascination aux armes à feu est quant à lui glaçant. Se réfugiant derrière des monologues qui inscrivent le rapport aux pistolets dans l’Histoire des États-Unis, Dennis Hopper ne fait que camoufler son plaisir, peut-être le seul qu’il éprouve réellement, à manipuler des instruments de mort. Lorsque le cinéaste s’amuse d’impacts de balles sur la devanture de son cinéma, la déconnexion avec les considérations basiques de protection de soi est totale.

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Dennis Hopper semble en réalité privé de toute joie de vivre, lui qui est censé vivre dans un palace de plaisir. Artiste dans l’âme, il n’éprouve plus la moindre satisfaction à parachever The Last Movie, évoquant le montage du film comme un moment profondément ennuyeux dont il ne tire aucune jouissance. Pourtant, et même si cela peut être un point de discorde entre les fans du réalisateur et ses détracteurs, il apparaît clair que le montage de The Last Movie n’a rien de conventionnel et témoigne d’une vraie volonté artistique. Pourtant, le réalisateur y voit un calvaire, son propre chemin de croix, écartelé entre ce qu’on attend de lui et ce qu’il désire. Dennis Hopper oscille finalement entre détachement et effacement face à son œuvre. Dans une scène particulièrement forte, un étalage de ses photographies est disposé dans une pièce et le tandem de documentaristes invite le cinéaste à partager ses impressions face à ses clichés. Dennis Hopper s’y refuse et intime l’ordre à ses vis-à-vis de simplement filmer son travail. “C’est tout ce qu’il restera de moi quand je serais mort” déclame-t-il, distillant une nouvelle fois une ombre funeste sur son destin.

The American Dreamer offre une plongée singulière dans l’univers d’un artiste hors normes, aussi exubérant que désemparé face à son destin extraordinaire.


The American Dreamer est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films.

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Nicolas Marquis

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