La Double Énigme
La double énigme affiche

(The Dark Mirror)

1946

Réalisé par: Robert Siodmak

Avec: Olivia de Havilland, Lew Ayres, Thomas Mitchell

Film vu par nos propres moyens

L’Âge d’or du cinéma se révèle bien sombre. Au cœur des années 1940, alors qu’Hollywood écrit le début de sa légende, la popularité du film noir explose. À l’écran, une myriade de longs métrages garants d’un style singulier se succèdent et imposent des figures emblématiques de la Mecque du 7ème art. Pourtant, bien difficile de donner une définition concrète de ce genre à part. Si l’image de l’enquêteur patibulaire et des mégots de cigarette dans un cendrier plein viennent rapidement en tête, c’est avant tout une moralité flou des personnages et des scénarii qui font la part belle aux crimes froids qui stigmatisent l’exercice filmique. En 1946, La Double Énigme s’écarte foncièrement des stéréotypes. Si le début de son intrigue laisse supposer un polar convenu, son développement s’éloigne rapidement des forces de l’ordre pour s’attacher davantage à une couche de psychologie, voire de psychiatrie, originale pour l’époque. 

Pourtant, tout part d’un meurtre: le corps d’un médecin est retrouvé dans son appartement, poignardé dans le dos. De prime abord, l’investigation semble simple, alors qu’une cohorte de témoins affirme avoir vu le docteur aux bras de sa fiancée, quelques secondes avant l’acte funeste. Malheureusement pour le lieutenant Stevenson (Thomas Mitchell), tout se complique lorsqu’il découvre que l’accusée n’est pas unique, mais double: deux jumelles, Terry et Ruth Collins (toutes les deux jouées par Olivia de Havilland), s’échangeant tour à tour leur rôles au gré de leurs envies. Dans l’impossibilité d’accuser clairement l’une ou l’autre, le détective sollicite l’aide du psychiatre Scott Elliot (Lew Ayres) pour faire tomber les masques. Au fil des examens, ce pionnier de la cartographie de l’âme humaine s’éprend pour la plus fragile des sœurs, en même temps qu’il met à jour la part obscure de la seconde.

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De noms prestigieux issus d’une période faste du cinéma, La Double Énigme ne manque pas. Consulter son casting et la liste des petites mains qui ont œuvré à sa confection revient à éplucher un mille-feuilles fabuleux de femmes et d’hommes garants de talent et de professionnalisme. Au plus évident, les comédiens qui oeuvre à l’écran sont déjà bien installés, et verront dans le futur leurs noms inscrits sur les étoiles de Hollywood Blvd. Olivia de Havilland, aussi stupéfiante de beauté que de nuances dans un double rôle innovant est alors en pleine ascension. Les Aventures de Robin des bois puis Autant en emporte le vent l’ont propulsé au rang d’icône, et entoure le film de prestige. En partenaire privilégié, Lew Ayres n’a pas la réputation qui précède sa complice, mais sa performance dans À l’Ouest, rien de nouveau a été saluée, et le succès commercial de la franchise Dr Kildare, dont il est le héros, lui confère une certaine aura. En guise de chef d’orchestre, Robert Siodmak, le cinéaste allemand qui a fuit la barbarie qui a éclaté en Europe, est un véritable maître des ambiances lourdes, dans l’horreur avec Le fils de Dracula ou dans le noir avec Les mains qui tuent. Sous sa houlette peut exploser le brio de deux hommes indissociables du succès de La Double Énigme: le scénariste fin manipulateur Nunnally Johnson, déjà crédité sur Les Raisins de la colère, et le directeur de la photographie Milton Krasner, employant ici à nouveau nombre de techniques de trucage déjà expérimentées sur La vengeance de l’homme invisible, avant que sa carrière ne décolle avec successivement Ève et Sept ans de réflexion.

C’est ce dernier qui apparaît comme l’illusionniste en chef de La Double Énigme. En transposant le langage cinématographique des films de monstres Universal à cette pure enquête, le technicien insuffle originalité et tissu interprétatif. En filmant certaines scènes en deux temps, pour que Olivia de Havilland prennent successivement deux poses différentes, avant de fondre les prises en une seule et créer de toutes pièces ces deux jumelles à partir d’une seule actrice, Milton Krasner permet au film de traverser les âges sans prendre la moindre ride. Robert Siodmak saisit cette opportunité pour créer une confusion totale chez le spectateur, incapable de dissocier les deux personnages. Les robes s’échangent, dans des teintes qui soulignent souvent la nature profonde des sœurs Collins à des instants clé, et des accessoires de mode portant pourtant l’initiale de leur prénoms passe également d’une main à une autre. Le cinéaste veut perdre son public autant que la police qu’il expose dans le film. Un fin jeu de miroirs (dont le titre original accentue l’importance) s’instaure aussi, alors que grâce à une doublure, on filme l’une des jumelles de dos, et son alter-ego dans le reflet, comme deux faces d’une même pièce, à la fois semblables et opposés en tout.

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De là découle une première interprétation: au-delà de la relation de codépendance toxique entre les deux sœurs, le long métrage semble perpétuellement démontrer leur unité. Robert Siodmak est conscient, d’une part, que les spectateurs savent pertinemment qu’une seule comédienne a été employée, et cherche, d’autre part, à créer un certain chaos dans les dialogues, rendant la différenciation impossible. Dès lors, il est aisé de voir dans La Double Énigme l’esquisse d’un éventail de l’âme humaine, dans deux extrémités radicalement contraires et pourtant complémentaires. L’une des jumelles est douce et timide, l’autre sévère et joueuse comme une femme fatale emblématique du noir. Pourtant, à l’écran, elles sont identiques en tout et l’œuvre en devient délicieusement malade, dans un élan très volontaire, évoquant d’ailleurs la double personnalité ouvertement dans une réplique. La relation est fusionnelle, et donc l’analyse poussée tant à n’y voir qu’un seul individu, torturé entre les pulsions animales et la raison, celle du cœur essentiellement, comme salut.

La Double Énigme créé un autre bouleversement des repères, lui découlant davantage de ce qu’on se représente usuellement du film noir. On peut clairement tracé un axe de symétrie scénaristique à la moitié du long métrage, et y distinguer de part et d’autre des éléments similaires, comme le reflet d’un miroir ou bien le dessin d’un test de Rorschach, que l’œuvre met d’ailleurs en scène. Au début et à la fin, un meurtre potentiel; dans le premier et le dernier quart, une investigation policière; au centre du récit, une analyse psychologique. Le jeu est constant, et en installant initialement la figure de l’enquêteur emblématique du genre, Robert Siodmak baigne son audience dans la grammaire habituelle, avant de lui retirer complètement cette bouée, pour le perdre dans les méandres de la machination. La clé de l’énigme ne sera pas dans les faits, pas le résultat d’un indice disposé négligemment, mais dans l’exploration de la psyché. D’ailleurs, les forces de police semblent d’une incompétence notoire, parfois soulignée avec un humour étrange, et la justice elle même accepte l’hypothèse d’un meurtre dont on ne peut pas trouver le coupable. Les institutions habituelles sont dans l’impasse.

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La Double Énigme bascule alors en terrain inconnu et se révèle précurseur. En 1946, la psychiatrie n’en est qu’à ses balbutiements et le film porte les stigmates d’une vision datée à certains détours. Toutefois, le long métrage place une confiance sincère dans cette branche de la médecine en faisant de Lew Ayres l’investigateur principal. L’œuvre n’enquête pas sur un meurtre, elle met à jour deux femmes, dans ce qu’elles ont de plus intime. Pour y parvenir, le cinéaste vulgarise beaucoup, et c’est bien normal, on ne résume pas des années d’études en 1h25, mais s’appuie par là même sur des éléments de mise en scène efficaces. Le test de Rorschach mentionné plus tôt offre une scène capitale, l’association de mot également, et l’examen par l’intermédiaire d’un polygraphe achève ce portrait de la psychanalyse débutante. L’intelligence de La Double Énigme s’éprouve en conséquence: dans le monde qui nous entoure, impossible de lever le voile sur les Collins, mais dans l’intimité du cabinet du docteur Elliot, la disparité entre les deux jumelles devient flagrante. La romance qui se noue entre le médecin et l’une de ses patientes accentue le contre-pied voulu du film: Elliot ne cherche pas tellement la coupable, et quand bien même il la trouverait, se serait pour lui prodiguer une aide clinique. Par contre, il s’éprend éperdument de son autre patiente. La psychiatrie aimant ses sujets peut sembler être une idée utopique, mais le cinéma sert aussi à tendre vers certains idéaux, à les suggérer à notre société.

La fougue visuelle de La Double Énigme est au service de la densité de son fond. De ce film noir atypique ressort autant de machiavelisme que de sincérité, et la poursuite de certains idéaux encore très actuels.

La Double Énigme est disponible en DVD chez Wild Side dans une édition comprenant également:

  •  L’Entretien avec Hervé Dumont (auteur de Robert Siodmak, le maître du film noir aux éditions Ramsay) (21 mn)
  • La galerie de photos

Nicolas Marquis

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