
2021
Réalisé par: Jonas Carpignano
Avec: Swamy Rotolo, Claudio Rotolo, Grecia Rotolo
Film fourni par Sandrine Hivert pour Blaq Out
Si certains réalisateurs doivent parfois attendre de longues années avant d’obtenir la reconnaissance qui leur est due, Jonas Carpignano est lui auréolé de louanges depuis ses tout débuts. En 2011, à seulement 27 ans, et tandis que A Chjàna est son premier film, le jeune metteur en scène est déjà adoubé par la critique, glanant le prix du meilleur court métrage au Festival de Venise. La suite de son périple cinématographique s’affiche dans les plus grands événements internationaux: de Cannes à Sundance, Jonas Carpignano est un enfant chéri des circuits festivaliers. Chacune des ses œuvres est scrutée et accueillie chaleureusement par les observateurs du monde entier, le récompensant de dizaines de prix qui honorent son travail. Depuis 2015, le metteur en scène quitte la forme courte pour s’essayer au long métrage. Installé dans le sud de l’Italie, il observe les habitants qui l’entourent, et tente de retranscrire leur quotidien dans les œuvres qu’il élabore. Dans une approche empreinte de vérité, très loin d’une sur-esthétisation outrancière, Jonas Carpignano met sur pied une grande fresque attachée aux hommes et aux femmes qu’il côtoie. Ses trois longs métrages forment ainsi une trilogie, ancrée sur ses terres calabraises. Après Mediterranea et A Ciambra, il parachève son triptyque filmique avec A Chiara, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 2021.
En s’attelant à ce nouveau film, Jonas Carpignano lève le voile sur le monde de la mafia, et plus particulièrement sur les femmes qui entourent les hommes d’influence. Son héroïne est la jeune adolescente Chiara (Swamy Rotolo), 16 ans, vivant une existence insouciante entourée de sa famille aimante. Elle ignore tout des agissements illégaux de son père Claudio (Claudio Rotolo), trafiquant de drogue pour le compte de la Ndrangheta, l’association de malfrats locale. Le jour où un mandat d’arrêt cible Claudio, celui ci prend la fuite, laissant sa femme et ses filles livrées à elles même. Chiara prend alors conscience, malgré le silence qui l’entoure, du quotidien de son père, et sa construction personnelle est bouleversée par ses découvertes. Petit à petit, la jeune fille perd pied avec la réalité.

A Chiara s’épanouit dans une forme de cinéma vérité, parfois très proche du documentaire, qui désacralise profondément l’image de la mafia à laquelle nous confronte souvent le cinéma. Jonas Carpignano ne souhaite pas tronquer la réalité qu’il observe au quotidien, il préfère opter pour une approche réaliste d’un monde obscur. Caméra à l’épaule, dans des prises de vue peu coupées, le cinéaste colle à la peau de Chiara pour mettre à jour un univers par définition secret. En assimilant le spectateur à ce personnage qui ne découvre la vérité que progressivement, A Chiara en devient presque didactique, une photographie cohérente et froide de son existence. Bien que le long métrage étale un certain faste dans ses premières minutes, il se réfugie rapidement dans des représentations aux teintes aussi grises que la moralité de ses protagonistes. Oubliez le clinquant des productions américaines, Jonas Carpignano restitue la dureté d’un milieu, et ses héros réfutent même le mot “Mafia” pour parler de “Survie”. Dans une ambiance crépusculaire, le film pose un regard désabusé mais vraisemblable.
Pourtant, la Ndrangheta n’est jamais le cœur du récit et ses codes ne se vivent que par procuration. Chiara reste l’axe principal du film, et les désillusions de sa jeunesse sont le véritable thème de l’œuvre. Avant que le voile de l’omerta ne se déchire, A Chiara passe par une longue phase introductive qui nous confronte à une vérité presque taboue en Italie: les enfants des mafieux sont comme les autres, leurs vies est semblable à celle de milliers d’autres adolescents. À travers une succession de scènes d’apparence banales, Jonas Carpignano établit cette idée comme le socle de son long métrage: Chiara échange des potins avec ses amies, fantasme sur les garçons de son lycée, et partage l’amour de la musique populaire avec ses proches. Le réalisateur fait par ailleurs appel à une jeune actrice de Calabre, dont c’est l’un des premiers films, mais qu’il connaît personnellement depuis 9 ans. Il sait que Swamy Rotolo est une adolescente normale, à même d’apporter le naturel nécessaire.

La confrontation avec le monde de la mafia n’en est que plus violente. Perpétuellement, Chiara se heurte à la règle d’or du silence, alors que ses proches lui refusent toute explication. Même s’il est permis d’y voir une volonté de préserver l’héroïne, sa famille lui impose de se taire et épouse une forme de mutisme oppressant, détournant chaque conversation profonde. L’amour filial n’est jamais remis en cause, mais l’omerta griffe Chiara, laisse son âme à vif et la condamne aux tourments émotionnels. L’adolescente est toujours seule au moment de mettre en lumière le secret, que ce soit au cours du plan séquence virtuose qui l’oppose à la violence du milieu, ou lorsqu’elle découvre un bunker secret dans sa propre maison. Alors qu’elle pensait connaître son habitat, il renferme une mystérieuse pièce, tout comme son existence est porteuse d’une vérité qu’elle ignorait.
Même si le fossé est vif entre Chiara et le reste de sa famille, A Chiara n’en dénonce pas moins la ‘Ndrangheta comme un système héréditaire, presque endémique, une maladie qui se transmet de génération en génération. Une fois que les familles ont goûté au poison, impossible pour les enfants du système de s’extirper d’un milieu qui les vampirise. L’héroïne est livrée à elle-même la plupart du temps, mais l’apparition soudaine de quelques figures d’autorité, principalement masculines, contraint son évolution. Ainsi, l’hypocrisie des oncles est vivement mise en accusation, alors qu’ils interdisent à Chiara de fumer, eux, les trafiquants de drogue notoires. Mais plus que tout, c’est l’image du père qui empêche la protagoniste de s’épanouir loin du monde de la criminalité. En les unissant tendrement dans l’introduction, Jonas Carpignano rend leur séparation impossible. Une forme de déférence certaine, néanmoins ponctuée d’affection discrète, rend la fuite de l’homme invivable pour l’adolescente, et sa recherche éperdue sert de moteur à un long métrage qui se métamorphose en course poursuite. Pour étaler cet amour filial, Jonas Carpignano fait le choix intéressant de faire tourner la famille de son actrice principale dans les rôles clés, assurant ainsi une véritable authenticité.

A Chiara devient alors le récit d’un écartèlement moral, le parcours d’une jeune fille entre deux mondes: celui des adolescentes de son âge, et celui de la criminalité qui s’ouvre devant elle. Bien que le réalisateur ne soit pas dans une explosion stylistique malvenue, une succession de symboles accentue le dilemme de son héroïne et l’illustre ouvertement. Au sein de son lycée, un jeu de focale isole ainsi Chiara, faisant d’elle le seul élément net au cœur d’une image floue. La jeune fille n’appartient déjà plus à cet univers, elle en est exclue par la force des événements. C’est d’ailleurs au sein de l’établissement scolaire que la réponse tardive mais nécessaire des pouvoirs publics à ses errements se manifeste. Néanmoins, c’est grâce à un jeu de symétrie que Jonas Carpignano trouve le plus de substance à son propos. Son film s’ouvre sur les 18 ans de la sœur de Chiara et se conclut sur ceux de l’héroïne. Les deux scènes se répondent par leurs différences: d’un amour taiseux dans la première, le cinéaste bascule dans une verbalisation plus saine des sentiments dans la seconde. Les séquences où Chiara court inlassablement sur le tapis d’une salle de gym, parfois jusqu’à bout de force, apparaissent également significatives, alors que dans la conclusion du récit, elle finit par pratiquer son sport sur une piste d’athlétisme. Elle qui se débattait mais n’allait nulle part finit enfin par avancer dans une vie complexe.

Dans une démarche de cinéma vérité, A Chiara met à jour les tourments d’une jeune adolescente qui voit son monde s’écrouler. Plein de sincérité et de subtilité, le film de Jonas Carpignano séduit par son tact.
A Chiara est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus:
- Entretien par CineEuropa
- Débat à la Quinzaine des Réalisateurs