Grand Format : Secret Sunshine
Seccret Sunshine affiche

(밀양)

2007

Réalisé par: Lee Chang-dong

Avec: Jeon Do-yeon, Song Kang-ho

Film vu par nos propres moyens

Shin-ae, jeune veuve, s’installe à Miryang, ville d’origine de son époux, dans l’espoir d’y faire son deuil. Peu après, la tragédie frappe à nouveau. Submergée de désespoir, elle se tourne vers une religion qui entend donner un sens aux événements qui l’accablent.

Lorsque le film sort, l’évocation de Miryang traîne une triste réputation avec elle. 3 ans avant la sortie du film, une affaire de mœurs a éclaté. Une quarantaine de lycéens se sont rendus coupables de viols collectifs sur des jeunes filles. Le comportement de la police et de certains habitants a indigné le cinéaste et ses compatriotes. Le choix de la ville évoque des faits embarrassants qu’on préférerait conserver sous le tapis. Elle met en évidence les comportements les plus bas des hommes et des femmes, l’envie, l’orgueil, l’hypocrisie. 

Dans Secret Sunshine, un personnage de jeune fille est sans doute une évocation destinée à rappeler aux spectateurs l’arrière-plan sociologique de l’histoire. La ville est un poids constant sur les épaules de Shin-ae, elle est omniprésente à travers les fenêtres, à travers ses déambulations en voiture ou à pied. La jeune veuve détonne dans le paysage : elle vient de Séoul, la grande ville, elle fait naître la méfiance, la jalousie, le mépris. Le film est ainsi, en partie, un portrait acide des villes de province et de l’esprit qui y règne. Comme certains personnages du film, on peut s’interroger sur ce qui a attiré la jeune mère de famille à cet endroit qu’elle souhaiterait meilleur qu’il n’est. Tout comme elle semble entretenir l’illusion d’un mari plus méritant qu’il ne l’était réellement. Pourtant, elle est avertie immédiatement par Jong-chan lorsqu’il la conduit à Miryang : c’est une ville en déclin économique, conservatrice, dont la population est en baisse. Rien de reluisant.

Et effectivement, Shin-ae déchante assez vite. La population se compose d’un groupe de pestes, d’hommes obsédés par les dessous des femmes, de chrétiens prosélytes insistants, d’enfants menteurs, d’un meurtrier. Lee Chang-dong dresse le portrait de la médiocrité à travers des gens impressionnés par les diplômes, les titres, l’argent, ou qui veulent suivre la mode de Séoul.

Shin-ae, loin d’être exemplaire, est d’une normalité affligeante. Lee Chang-dong ne la filme jamais comme une mère courage, comme une héroïne modèle. Elle fait des erreurs de négligence envers son fils, elle veut impressionner en faisant étalage d’un argent qu’elle ne possède pas, elle se laisse berner par des discours prometteurs. Au plus profond du désespoir, elle devient corruptrice et destructrice. La comédienne Jeon Do-yeon l’incarne avec âpreté, sans fioriture, sans maquillage, silhouette frêle, de dos, accroupie ou recroquevillée, le regard perdu. 

Pendant un moment néanmoins, elle emprunte un chemin de sainteté, exprimant le désir de pardonner à l’homme qui a détruit sa vie. Quelle force d’âme pourrait-on se dire, sauf qu’à la manière dont elle est filmée et jouée, on saisit que cette femme est en permanence à la frontière de la folie.

Ambivalente, elle cherche à attirer l’attention des autres, mais refuse celle de Jong-chan, seul être réellement bienveillant envers elle. 

Lorsque Shin-ae se convertit, la notion de regard de Dieu est introduite. À de nombreuses reprises, elle lève les yeux au ciel et s’adresse à Dieu. La jeune femme demande à Jong-chan pourquoi il vient au temple, et l’avertit « Dieu vous regarde. » Alors qu’elle veut corrompre un homme en le séduisant et que s’amorce une scène de sexe, Lee Chang-dong adopte le « point de vue de Dieu », ce placement de la caméra à 90° au-dessus de son sujet. La jeune femme fixe la caméra et adresse un « Regarde » de défi. L’homme avec qui elle est s’arrête et plein de honte explique « J’ai l’impression que Dieu me regarde. » Plus tard, elle lance des phrases de provocation au Dieu qui ne lui vient pas en aide : « Tu me regardes ? », « Tu n’y parviendras pas. »

Les regards que jette Shin-ae vers le ciel sont des regards de reproche et de défi. La jeune mère discrète du début du film se déchaîne, portée par la douleur. Elle crie, elle pleure bruyamment, elle martèle les bancs du temple gênant le recueillement des fidèles, elle insère une disque lors d’un rassemblement religieux, couvrant la voix du pasteur avec une chanson qui répète « Mensonges, mensonges ».

Il y a donc dans le film une réelle interrogation sur le fondement des croyances religieuses, et une critique de ces mouvements qui expliquent les mystères douloureux et insondables de l’existence par la volonté divine.  Lee Chang-dong fait une observation acerbe d’une partie conservatrice de la société coréenne et de la mesquinerie qui règne chez les êtres humains. 

Le groupe religieux qui l’a séduite estime que tout répond à la raison de Dieu. Ainsi, l’abomination devient acceptable puisqu’il « faut comprendre que les desseins de Dieu sont impénétrables » répond une pharmacienne très missionnaire à Shin-ae. La femme invite alors Shin-ae à se rendre à une réunion de prière pour les âmes meurtries, ce qui n’enthousiasme pas la jeune femme. Mais de manière extraordinaire et alors qu’elle laisse exploser son désespoir, elle se retrouve devant le temple où a lieu la réunion. Une imposition des mains du pasteur fait taire ses cris, et Lee Chang-dong ne précise pas s’il s’agit d’un acte miraculeux ou d’une influence psychologique. Quelle âme affaiblie, déjà éprouvée par le deuil, séparée de sa famille, sans repère, n’accepterait pas de se tourner vers un groupe qui l’accueillerait à bras ouverts ? D’autant que ce groupe promet un amour infini, indiscutable, infaillible. Mais en affirmant que la mort la plus insoutenable est issue de la volonté de Dieu, ils ne lui permettent pas de faire son deuil : si elle a la foi, elle doit être heureuse de voir le plan de Dieu s’accomplir grâce à son sacrifice. « Grâce à Jun, je connais l’amour de Dieu » déclare-t-elle dans un instant d’euphorie, toute prête à devenir un exemple de vertu.

Mais Secret Sunshine n’est pas simplement une critique des petitesses et des faiblesses humaines. Car le réalisateur est aussi un écrivain et il connaît les mécanismes du récit. Dans Secret Sunshine, il remet moins en question la possibilité de l’existence de Dieu que la nécessité de la religion. Il affirme à travers son film que s’il existe une transcendance, c’est celle, dénuée de surnaturel, d’un auteur sur son œuvre. Lee Chang-dong fait manifestement partie des réalisateurs souverains, dont la maîtrise sur le film est totale. D’un côté, il utilise une caméra portée qui maintient l’image dans un état d’instabilité constante mais à peine perceptible car les mouvements sont modérés ; il prend le temps de plans longs, parfois à la limite du plan-séquence, pour laisser arriver la scène. Mais cette relative fluidité de l’image soutient une structure pleinement réfléchie.

L’ouverture du film est une contreplongée sur un ciel lumineux vu à travers un pare-brise. Le point de vue est celui de Jun, le petit garçon de Shin-ae, qui boude sur le siège passager. Au son, les feux de détresse battent la mesure. À l’extérieur, Shin-ae tente de se faire comprendre d’un dépanneur. Quand enfin elle obtient de l’aide, elle souffle devant le paysage tandis que son fils s’allonge par terre, feignant la mort. La plaisanterie ne la fait pas rire, elle se fâche, puis ils se réconcilient au bord d’un ruisseau. Quelques instants plus tard, le personnage du dépanneur est présenté, c’est Jong-chan.

En une scène d’introduction, l’essentiel des éléments et des motifs récurrents du film est exposé. Si on y prête attention, Lee Chang-dong nous avertit : l’accident de voiture, l’appel à l’aide, le téléphone, la mort, l’eau, et la question de Dieu à travers le t-shirt de Jun qui porte l’inscription « Holy kids, Holy Life ! » mais surtout à cause de ce premier plan qui contient toute la problématique du film : qui tient véritablement les rênes de l’existence de Shin-ae ? À l’idée que ce qui nous arrive « obéit à la raison de Dieu », le réalisateur répond que ce qui arrive est dû à la nécessité du récit. Les avertissements essaimés au long du film, les indices, sont là parce que l’auteur l’a voulu. Ainsi, l’apparition opportune du temple  juste après l’invitation de la pharmacienne n’est pas un signe de Dieu mais un élément de narration.

Dans le premier plan, on pourrait se laisser transporter par l’idée de transcendance : le soleil éblouissant, la lumière qui baigne le paysage, il y a de l’espoir et cet espoir est porté par Shin-ae qui aspire à une nouvelle vie à Miryang. Mais la réponse de Lee Chang-dong anéantit toute lecture mystique du film. Elle vient de manière symétrique – l’importance de la structure toujours – dans le dernier plan du film, une plongée sur un sol sale et boueux, le plus concret, banal, tangible, et peu propice à l’élévation que présageait le premier plan. Pas question pour le réalisateur de terminer par un plan symbolique qui donnerait au parcours de cette femme une dimension supérieure.

Si on s’intéresse à la façon dont le film est composé, il est divisé en deux parties distinctes et quasiment égales puisque la deuxième partie commence à la conversion de la jeune femme, environ 1h10 après le début du film sur une durée totale de 2H22. 

Shin-ae dit alors « Je ne connaissais pas le sens du mot ‘renaître.’ » et c’est ce que la structure en deux temps laisse espérer pour elle. Puisqu’elle a touché le fond, elle ne peut que remonter. Mais en lieu et place d’une renaissance, c’est plutôt une longue descente mortifère qui s’amorce. Le paroxysme de cette chute sera atteinte dans une scène de suicide, construite parallèlement à la scène de disparition de Jun. Lors de ces deux moments clés,  c’est la nuit. Shin-ae, qui était sortie, rentre chez elle, allume toutes les lumières, le cœur de la scène arrive – avec un téléphone qui sonne, puis elle sort pour demander une aide qu’elle n’obtient pas. 

Cette symétrie est récurrente dans le film, de nombreuses scènes se répètent : Le trajet en voiture jusqu’à Miryang, avec Shin-ae et Jun d’abord, puis avec le frère de Shin-ae ; une conversation sur les dessous, visibles ou non, d’une femme ; une scène chez un coiffeur ; une autre conversation sur la manière de décorer une boutique ; une scène de prosélytisme dans une pharmacie ; et de très nombreuses scènes de voiture. À l’oral aussi, on répète : le professeur d’éloquence qui fait répéter ses élèves, le pasteur qui fait répéter ses fidèles.

Cette forme de répétition met en exergue le parcours tragique de Shin-ae, prise en étau dans les obsessions de cette ville de province. Et à l’image de la première scène, chaque répétition sonne comme un avertissement de ce qui ne manquera pas d’arriver. 

Lors d’une scène annonciatrice, la pharmacienne aborde Shin-ae pour la première fois : « Vous ne croyez que ce que vous voyez et pas au reste, c’est cela ? (…) Quand on regarde au-dehors, on voit des gens et des voitures. Il y a aussi des choses invisibles. » A cet instant, Shin-ae ne voit plus son fils. Elle s’inquiète et pourtant, elle se laisse rappeler par le discours de la pharmacienne : « Si vous croyez en Dieu, vous verrez ce monde invisible. (…) Tant que vous ne croyez pas en Dieu, vous ne voyez que la moitié de l’univers. » Shin-ae, peu convaincue, répond : « J’y vais, je ne vois plus mon fils. » La comédie de la tristesse qu’elle joue lorsque Jun se cache d’elle sera d’autant plus tragique lorsque le véritable malheur frappera. 

À la première question posée par la pharmacienne « vous ne croyez que ce que vous voyez », Shin-ae répond « Je ne crois pas toujours ce que je vois » Et effectivement, le film lui met sous les yeux des évidences qu’elle ignore : la présentation sans attrait que Jong-chan lui fait de Miryang, le comportement de son enfant qui s’enfuit ou se cache, la présence répétée d’une jeune femme sur des lieux spécifiques. 

La question centrale du cinéaste se situe là, dans la problématique du visible et de l’invisible. Ainsi, les questions qui se posent d’un point de vue métaphysique dans le film s’adressent aussi au réalisateur, car la question du visible et de l’invisible est essentielle au cinéma, art dans lequel les créateurs doivent se poser en permanence la question de quoi montrer et comment montrer ce qu’ils racontent.

Or, dans le film, le fait de voir, d’être vu, de regarder, d’être regardé, est présent en permanence. Le premier plan n’est-il pas un plan vu depuis un pare-brise ? Des pare-brises, des fenêtres, des vitrines, des miroirs, il y en a partout, comme si on ajoutait des écrans à l’écran déjà présent du cinéma, lieu convenu de circonscription du mensonge et de la fiction. Les personnages regardent l’univers à travers les vitres, celle des voitures, celles des boutiques, celle d’un parloir de prison. À plusieurs reprises, des personnages essaient de voir à travers les fenêtres de la maison de Shin-ae

Tout comme le nom de la ville (« ensoleillement secret ») est un oxymore, ces vitres cachent le mal qui ronge les habitants de Miryang, au lieu de le mettre à jour. Tout le monde fait semblant. Shin-ae prétend être meilleure pianiste qu’elle n’est réellement (encouragée par Jong-chan et son faux diplôme), être plus riche et plus heureuse qu’elle ne l’est. Jun fait semblant de dormir. Sous un vernis d’amabilité, les pestes de la ville médisent sur leurs congénères, un homme pieux s’apprête à tromper son épouse, Jong-chan va au temple par habitude et non par conviction, le professeur d’éloquence sous un air de raideur morale est un criminel. Une fenêtre, dans la dernière partie du film, finit brisée par Shin-ae dans un geste rageur contre l’hypocrisie et le mensonge de ceux qui s’abritent derrière.

De nombreux miroirs apparaissent dans le film, et semblent attachés à une notion de mensonge, de tromperie, de cachotterie. Par instant, l’image semble être dans un sens mais le mouvement d’un personnage révèle qu’il ne s’agit pas d’une image directe mais d’un reflet.

Dans le dernier plan, l’ultime miroir est une flaque de boue qui ne reflète rien, en écho à la profession d’impiété de Shin-ae lorsque que la pharmacienne se lance dans des explications nébuleuses sur la présence du message divin dans les rayons du soleil. « Il n’y a rien » répond Shin-ae.

À ce Dieu absent se substitue un personnage omniprésent : l’inévitable et importun Jong-chan. Cet homme simple est l’ombre de Shin-ae. Son véritable reflet c’est lui, il l’imite en tout, parfois de manière quasiment surnaturelle, comme cette scène où rentrée d’une soirée dans un karaoké, elle court chez lui et l’observe chantant un karaoké seul dans son garage. Présent partout avec elle, flou derrière elle, ils se confondent à l’image. La grande silhouette de l’acteur Song Kang-ho penché sur elle la couvre, comme un ange gardien très terrestre. Cet homme qui la regarde sans cesse, qui la suit même quand il n’est pas le bienvenu, n’est-il pas une personnification du réalisateur et de sa caméra ? Car sans le réalisateur, le personnage n’existe pas. Or, n’est-ce pas Jong-chan qui conduit Shin-ae à Miryang et qui l’emmène vers le récit, qui lui trouve un local pour ses cours de musique, qui la façonne comme lorsqu’il en fait un prodige du piano en lui créant un faux diplôme, qui l’avertit sur la ville puis qui met en doute la nécessité de rencontrer le criminel pour lui pardonner, qui finit même par choisir ses vêtements ? À la fois protecteur et intrusif, il est à l’image de l’artiste face à sa créature, il est là parce qu’il ne peut faire autrement qu’être à ses côtés. 

Dans le dernier plan du film, Jong-chan tient un miroir devant Shin-ae, comme un écran sur lequel, devenue spectatrice, elle peut observer la projection de sa propre image.

Extrêmement élaboré, Secret Sunshine est remarquable par sa structure formelle, par la représentation de ses thématiques, par la finesse de son regard sur la société coréenne, et plus largement sur l’humain. Lee Chang-dong, cinéaste démiurge, passe par la question de l’intervention divine pour affirmer que la seule nature transcendante se trouve dans l’art, et particulièrement au cinéma, celle de l’artiste agissant sur sa création.

Secret Sunshine est disponible en DVD chez Diaphana, avec en bonus:
– Entretien avec Lee Chang-dong
– Entretien avec les comédiens
– Bandes-annonces

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