Mishima

(Mishima: A Life in Four Chapters)

1985

Réalisé par Paul Schrader

Avec: Ken Ogata, Gô Rijû, Masayuki Shionoya

Aussi étrange que cela puisse paraître, pour correctement parler d’un des films les plus personnels de Paul Schrader à de nombreux égards, il faut avant tout évoquer une autre figure majeure du Nouvel Hollywood : l’immense Francis Ford Coppola. En 1969, alors que le créateur de génie sent qu’il arrivera tôt ou tard dans une impasse avec la logique industrielle des grandes firmes du monde du Septième Art, il décide de créer sa propre société de production, American Zoetrope, une entreprise qui restera relativement discrète jusqu’au début des années 80, moment clé où la direction va décider d’élargir son catalogue. Outre l’ambition de produire ses propres œuvres, Coppola semble également animé par l’envie d’offrir un peu plus de liberté aux auteurs en leur accordant un espace créatif idéal. C’est sous cette bannière que “Mishima” voit le jour en 1985, fruit du travail de Paul Schrader, scénariste et réalisateur du long-métrage, mais également de son frère Leonard, profondément attaché à la culture nippone comme nous l’évoquions déjà dans notre Chronique Audio sur “Yakuza”. “Mishima” est avant tout un pari fou qui s’accomplit virtuosement, celui de proposer au public occidental une fresque au long cours inspirée de faits réels entièrement en langue japonaise, intensément liée à l’histoire du pays du Soleil-Levant, et centrée sur un homme que la plupart d’entre nous ne connaissons pas : le turbulent auteur et personnage politique Yukio Mishima.

Évocation claire de l’existence de l’écrivain, mais également vision méticuleuse de ses œuvres, “Mishima” propose de suivre la trajectoire complètement démente de ce personnage hors du commun. De ses modestes débuts à la renommée continentale, de son rapport initialement corrosif puis spécifiquement soigné à l’esthétique des corps, et surtout de sa timidité à ses élans profondément fascistes révoltants, Paul et Léonard Schrader proposent un portrait au vitriol de cet homme, objet de fascination intense.

Pour décortiquer cette ignoble personnalité, aussi fascinante dans ses écrits que détestable dans ses saillies politiques, Paul Schrader établit une narration sur trois plans. Il y a d’abord en noir et blanc la vie de Yukio Mishima dans ce qu’elle a de plus concret, une vision de cet anti-héros proche de la réalité et dans l’intimité duquel on peut s’immiscer et faire naître une certaine forme de compréhension de ce personnage. Au deuxième degré, à travers un étalage visuel merveilleux, fourmillant de couleurs et d’inventivité dans une mise en scène certes très théâtrale mais complètement explosive que ne renierait pas Shunya Ito, ce sont les œuvres de l’écrivain qui vont être discutées. L’intelligence de Paul et Leonard Schrader réside dans la modification d’une question qui nous a tous un jour interpellés : peut-on apprécier les ouvrages d’un être profondément détestable ? Les deux frangins préfèrent réfléchir à comment ces œuvres définissent certaines subtilités de leur géniteur. Au troisième niveau de lecture, “Mishima” propose une chronique des derniers instants de l’artiste devenu fou, alors qu’il prend en otage un gradé de l’armée nippone pour revendiquer une ligne politique obscure. Ici, c’est le choix de la couleur qui interpelle, alors que les faits réels étaient jusqu’alors en noir et blanc. Paul Schrader semble souligner avec justesse et tact un moment de la vie de Yukio Mishima où sa triste existence et son extase artistique pourtant parfois morbide se rejoignent.

Mishima” est donc une approche par les faits, par les thèmes et par les œuvres avec pour ambition claire de disséquer le geste artistique. Comme socle de leur récit, puisqu’on connaît d’entrée le destin de Yukio Mishima, mais surtout à travers la première œuvre traitée, “Le pavillon d’or”, Paul et Leonard Schrader placent la destruction comme finalité ultime de l’art. La beauté formelle est exprimée comme une souffrance, une prison, qui ne trouve son sens que dans une démolition en règle. Yukio Mishima, alors dépeint comme un enfant timide, est submergé par ses sentiments qu’il autopsie froidement, se réfugiant dans l’écriture. On comprend très rapidement que ce personnage principal est un médecin légiste de l’âme humaine et que pour nous livrer ses écrits, il doit passer paradoxalement par une étape de souffrance très intérieur, lui qui ne livre d’ordinaire rien de ses sentiments.

Pourtant le culte de l’esthétique est lui aussi au centre du récit, jusqu’à devenir un trait de caractère essentiel de Mishima. Jamais on ne lui reniera son goût des corps ou des vêtements. C’est même là que s’exprime le plus sa rigidité morale et profondément viciée, dans la susceptibilité qu’il déploie face à qui le dénigre. Pourtant là aussi les Schrader nuancent, et nous proposent une autre œuvre de Mishima, “La maison de Kyoko”, pour mieux saisir le culte du physique qui l’habite. Là aussi on exprime le caractère éphémère de la beauté pour Mishima (qui ira même jusqu’à dire que mourir au-delà de 40 ans est un déshonneur), et également la destruction qui doit l’accompagner pour en comprendre toutes les strates. C’est cette torture morale qui va entraîner le protagoniste au centre du film sur la pente de la radicalisation militaire.

C’est ce qui existe de plus navrant, même si la démonstration est excellente, dans “Mishima” : ce regard aiguisé et désabusé sur l’humanité. Que retenir d’autre comme triste morale de cette vie que les plus nobles intentions, dans les domaines les plus inspirants, sont vouées à être corrompues ? Que celui qui recherche la perfection absolue se consumera sur l’autel de son propre ego ? Ou peut-être les Schrader ont-ils voulu avec “Mishima” se mettre en garde eux-mêmes, collaborer pour ne jamais perdre de vue que l’idéal artistique ne doit pas se faire au détriment de la vérité ou de son lien avec la société, sous peine de ne plus représenter que ses propres idéaux douteux.

C’est l’un des films les plus ambitieux de Schrader que nous dévoilons aujourd’hui. Une œuvre d’une démesure folle sur le personnage qu’elle délimite, et sur les idées autour de l’art qui l’accompagne.

Nicolas Marquis

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