Raging Bull

1980

Réalisé par: Martin Scorsese

Avec: Robert De Niro, Cathy Moriarty, Joe Pesci

Il existe des films touchés par une grâce incommensurable dès les premiers instants. Au moment de faire la collection des scènes clés de la richissime carrière de Martin Scorsese, nul ne saurait omettre l’ouverture de “Raging Bull”. Au centre de l’écran, Robert De Niro est le boxeur Jake La Motta, il déambule dans l’espace exigu d’un ring qui sera le théâtre de sa vie. L’homme parade sous son peignoir léopard, il arpente son environnement comme un fauve en cage qui prend la mesure de sa prison et se prépare pour l’affrontement. Entre ondulations du corps sur un ralenti savamment dosé, et caresse musicale pleine d’ampleur, Scorsese trouve dès l’entame son ton, sa patte et esquisse son propos: “Raging Bull” sera l’expression la plus primaire d’un homme bestial impossible à canaliser, et pourtant possédé par la volonté des autres.

C’est dans des faits réels que Scorsese, à travers le scénario de ses deux proches collaborateurs Paul Schrader et Mardik Martin, va puiser son inspiration: son film se veut l’adaptation libre de la vie de Jake La Motta, champion du monde de boxe des poids moyens, de ses combats les plus confidentiels dans les quartiers du Bronx, à ses rivalités légendaires avec Marcel Cerdan ou surtout Sugar Ray Robinson. Mais plus qu’une simple odyssée sportive excellemment menée, le long-métrage est avant tout une plongée dans l’intimité de ce personnage torturé, animé d’une férocité qui corrompt ses relations humaines les plus sacrées avec en premier lieu les liens intenses qui l’unissent à son frère Jake ou à sa femme Vickie, incarnés par Joe Pesci et Cathy Moriarty.

Ce fameux “taureau du Bronx”, c’est donc dans son quotidien avant tout qu’on va l’éprouver, lui et son agressivité latente qui formera la charpente du récit. Au sommet de sa forme, Robert De Niro pèse de tout son poids sur chaque seconde et propose une logique au film, un fil rouge narratif qui sera la rambarde du spectateur. “Raging Bull” est la mise en image du destin d’un homme qui tente d’être perpétuellement le mâle alpha de sa propre existence. Certes, le long-métrage entretient une espèce de flou sur son intelligence, qu’il mélange à la mentalité très terre-à-terre propre au boxeur: Jake La Motta sait qu’on le manipule, il ne sait juste pas comment. Toujours est-il que dans ses échanges avec son épouse, pourtant initialement dévouée, ou avec son frère qui agit dans l’intérêt de tous, notre personnage principal nie le droit d’exister aux autres protagonistes. C’est lui qui doit trancher, parfois dans une colère froide, parfois dans une explosion, mais toujours dans l’affirmation de son ascendant.

Vickie et Jake sont pourtant loin d’être des personnages effacés, ils possèdent eux aussi leurs démons et tentent désespérément de vivre dans le peu d’espace que veut bien leur accorder Jake, comme s’ils étaient acculés dans un coin. Paul Schrader offre sûrement avec le scénario de “Raging Bull” les protagonistes secondaires les plus consistants de sa carrière, jusqu’alors. Il faut y voir le fruit de la collaboration avec Mardik Martin, plus rompu à l’exercice du film chorale, comme dans “Mean Street”, mais il faut également noter que l’homme à qui on consacre notre mois de novembre a su une fois de plus se nourrir de la vision des autres pour enrichir son futur cinéma. En magnifique conteur, Scorsese vient apporter sa touche de magie à l’ensemble, comme dans ses montages vaporeux qui balayent plusieurs années. On retiendra surtout ceci dit sa mise en scène pure et sa direction d’acteur: tous les personnages semblent s’affronter dans des pièces exiguës, émulant le ring de boxe, pour exacerber l’impact émotionnel.

Dès lors, la boxe à proprement parler n’est plus qu’une simple trajectoire, elle devient la continuité du quotidien de ce chef de meute animal, le point final des réflexions de son existence. C’est d’ailleurs là que Scorsese va cacher l’émotion: une seule fois verra-t-on Jake pleurer, dans l’intimité d’un vestiaire, alors qu’il est déchu de son statut de dominateur. Le ring est une scène où La Motta montre les crocs, prouve à tous et à lui-même qu’il est au sommet de la pyramide. Le réalisateur uni l’imagerie des films noirs, avec quelques jolis clins d’œil à “Nous avons gagné ce soir” de Robert Wise, et une forme d’inventivité fraîche et toujours d’actualité. Scorsese mitraille caméra en main, filme le “noble art” comme un combat militaire. Il virevolte, oscille, frappe, s’écroule. Le metteur en scène nous transforme en boxeur, à nu devant un public déchaîné. “Raging Bull” invente une grammaire du langage sportif.

Mais est-il un film associé à Paul Schrader sans complot manifeste? L’œuvre reste une tragédie ouverte, où les luttes d’intérêts ne sont même pas secrètes. Jake La Motta pourra être le meilleur du monde, et d’ailleurs le long-métrage abonde dans ce sens, il sera toujours victime de règles, ou de décisionnaires qui lui renient son statut de champion. L’homme n’est pas maître de sa destinée dans “Raging Bull”, il est l’esclave de ceux qui tirent les ficelles et qui refusent la seule chose que poursuit le héros: une chance de prouver sa valeur.

Aboutissement esthétique exquis mélangé à un drame humain sale et collant, “Raging Bull” est un immanquable de Scorsese et de Schrader.

Nicolas Marquis

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