Les ponts de Toko-Ri

(The Bridges at Toko-Ri)

1954

réalisé par: Mark Robson

avec: William HoldenGrace KellyFrederic March

Se pencher sur les événements historiques récents est toujours un exercice périlleux auquel le cinéma s’adonne régulièrement. Le manque de recul perturbe souvent l’objectivité et les vérités d’aujourd’hui ne sont pas toujours celles de demain. “Les ponts de Toko-Ri” de Mark Robson fait partie de cette catégorie de longs métrages qui entendent disserter autour d’un conflit armé quelques mois à peine après la fin des hostilités: en se propulsant en pleine guerre de Corée tout juste un an après la fin de l’intervention américaine, alors que la péninsule se scinde en deux, le film prend le risque de manquer d’esprit critique. On y suit le lieutenant Brubaker (William Holden) de l’armée US, un intrépide pilote d’avion pris dans les tumultes de l’Histoire. Alors qu’il bénéficie d’une permission qui lui permet de rejoindre sa femme Nancy (Grace Kelly) en territoire japonais, notre héros va se retrouver partagé entre sa vie civile et son devoir de soldat avec tout spécialement en tête sa prochaine mission: détruire les ponts de Toko-Ri, cible stratégique coréene. Un objectif qui s’annonce compliqué à atteindre tant la zone est farouchement gardée par les troupes communistes.

Donnons un coup de pied dans la fourmilière immédiatement: sur plus d’un plan, “Les ponts de Toko-Ri” prend des allures de promo à peine déguisée pour l’armée américaine dans le fond et dans la forme. On sent perpétuellement, et dès l’entame alors qu’un texte défile pour rendre hommage aux troupes du pacifique, que le film cherche à embellir l’image des militaires, voire à inciter la jeunesse à s’enrôler. Si aujourd’hui on s’ennuie un peu devant ces interminables séquences d’aéronefs qui vont et viennent sur les porte-avions, il ne fait aucun doute qu’à l’époque, ces images pouvaient fasciner les spectateurs les plus influençables.

Un postulat qui permet tout de même aux “Ponts de Toko-Ri” d’offrir sa dose de grand spectacle plus ou moins prononcé. Bien sûr, aujourd’hui, ces scènes d’affrontements ont vieilli et il faut se replacer dans le contexte de l’époque, mais pour qui sait attendre, la bataille de Toko-Ri garde une certaine forme de réussite visuelle et une force d’évocation qui peut séduire.

« Là c’est moi et ma femme à La Baule »

Mais s’arrêter à cela serait tomber dans le piège du long métrage qui se dédouane presque totalement de toute objectivité politique. On pense en tout premier lieu à l’image du conflit coréen, simplifiée à l’extrême. On sait aujourd’hui que les ramifications de la guerre de Corée sont complexes mais “Les ponts de Toko-Ri” semble s’arrêter à une vision manichéenne opposant gentils ricains et méchants communistes. L’œuvre finira par évoluer un petit peu et parler de “mauvaise guerre au mauvais moment” mais bien trop tard pour inviter à une quelconque réflexion autour du bien fondé des affrontements.

Dans la même veine, l’image du Japon d’après-guerre qui s’étale pendant la permission du lieutenant Brubaker semble embellie, édulcorée. Alors que dans la réalité, l’archipel nippon a souffert de nombreuses années après la Seconde Guerre mondiale et fut plongé dans une précarité lourde, c’est ici une image presque touristique qu’on propose. Une atmosphère plaisante se dégage des décors vraiment réussis de ce segment, mais pour l’objectivité concernant la souffrance du peuple japonais, on repassera.

Tous ces genres de clichés très américains sont synthétisés autour du héros du film. William Holden offre une interprétation qui ne démérite pas mais l’écriture de son personnage laisse à désirer. Brubaker a tout du soldat modèle de bravoure et de camaraderie, prêt à prendre les risques qu’il faut, intrépide. Là aussi le film viendra nuancer cette position mais beaucoup trop tard une fois encore, alors que la psychée de Brubaker est déjà établie. Il manque indéniablement un degré dans le « dilemme du soldat” pour que l’œuvre fonctionne et marque.

Reste tout de même en tête le personnage de Grace Kelly, comme toujours ensorcelante de beauté et de nuance dans le jeu. Certes, Nancy a tout de l’épouse dévouée et un brin servile mais elle incarne toute la problématique autour de la vie civile que laissent derrière eux les soldats. C’est plutôt vite expédié mais l’idée qu’un soldat est avant tout un homme comme les autres émane de cette portion du récit probablement trop restreinte.

Finalement, “Les ponts de Toko-Ri” est un film qui ne fait que caresser des problèmes plus denses sans jamais les creuser, se contentant de se réfugier dans la grammaire du film militaire avec une pointe de facilité. Il y avait largement matière à apporter une pointe de drame plus complexe dans ce qui restera comme un long métrage d’aventure un poil bêta.

Symbole d’une époque où le recul sur l’Histoire manque encore, “Les ponts de Toko-Ri” déçoit par son dilettantisme.

Nicolas Marquis

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