(剣)
1964
Réalisé par: Kenji Misumi
Avec: Raizō Ichikawa, Yukiko Fuji, Yūsuke Kawazu
Film vu par nos propres moyens
2 ans après Tuer !, Kenji Misumi poursuit son exploration des arcanes du Bushido avec le deuxième volet de sa trilogie de La Lame. Le cinéaste prolifique est pourtant loin de se consacrer exclusivement à sa saga: pas moins de 4 réalisations séparent le deux longs métrages, pour l’essentiel des Chambaras, confirmant la réputation de bourreau de travail du metteur en scène. En 1964, alors qu’il pose la deuxième pierre de son triptyque, sobrement intitulé Le Sabre, Kenji Misumi s’écarte grandement de sa première proposition, et à plus d’un titre. Cet opus marque une rupture profonde avec le corpus que forme l’ensemble. Si Tuer !, et par la suite La Lame Diabolique, ultime épisode de l’épopée, s’expriment dans de séduisantes couleurs, Le Sabre adopte lui un noir et blanc tranché. Le premier et le dernier long métrage de la trilogie du Sabre prennent place dans un japon féodal peuplé de samurais, ce deuxième numéro est lui inscrit en plein XXème siècle, dans le club de Kendo d’une université nippone. Mais plus que tout, c’est dans le texte originel qui inspire le film que Kenji Misumi se démarque: alors que les autres films sont des adaptations de nouvelles signées Renzaburō Shibata, Le Sabre propulse à l’écran un écrit de Yukio Mishima, personnalité iconique contemporaine du réalisateur.
À plus d’un égard, Yukio Mishima reste par ailleurs un personnage trouble de l’époque. Son talent d’auteur n’est plus à prouver, et il est salué pour ses textes alors qu’il est encore sur les bancs de l’université. Véritable polymorphe de la littérature, il s’épanouit aussi bien dans des épopées historiques que dans le portrait intime de personnages de son temps, torturés par leurs démons intérieurs et l’oppression des carcans de la société nippone. Toutefois, sa face publique et ses nombreux coups d’éclat ont de quoi glacer le sang, et ne manquent pas d’être dénoncés dans l’archipel nippon. Si son obsession maladive pour le culturisme et les arts du sabre intrigue déjà, ses prises de position politiques profondément extrémistes achèvent d’en faire un homme à la moralité défaillante. En s’affirmant ouvertement comme un impérialiste convaincu, et en fondant La Société du Bouclier, groupuscule de 100 martialistes dévoués à la grandeur soit disant perdue du Japon, Yukio Mishima laisse transparaître une psyché obscure. En 1970, il se donne la mort selon le rituel ancestral des samurais, le Seppuku. Fort heureusement, ses frasques tragiques ne se ressentent que très peu dans ses écrits, et Yukio Mishima est encore aujourd’hui considéré comme l’un des auteurs les plus influents du XXème siècle, un véritable objet de fascination qui conduit Paul Schrader à lui consacrer un biopic en 1985, intitulé Mishima, dans lequel il fusionne événements factuels de la vie de l’artiste et mise en image de ses textes, pour saisir toutes les facettes du trublion.
Au cœur du Sabre, nombre d’obsessions communes aux œuvres de Yukio Mishima et Kenji Misumi se rejoignent et se mélangent au fil d’un long métrage ancré dans le monde des arts ancestraux japonais, mais également, et avant tout, dans le portrait intime de jeunes hommes. Kokubun (Raizō Ichikawa) est le capitaine du club de Kendo de son université et voue son existence à la maîtrise du sabre. Loin des considérations triviales de ses pairs et de leur appétence pour les loisirs et la gente féminine, il consacre tout son temps à parfaire son art, dans une poursuite de pureté qui lui impose une rigueur morale absolue. Les entraînements éprouvant auxquels il soumet ses camarades, en vue du tournoi national, créent toutefois des divisions dans le club: si le jeune Mibu (Akio Hasegawa) éprouve une admiration sans faille pour son ainé, Kagawa (Yūsuke Kawazu) est lui le rival affirmé de Kokubun, et se jure de le pervertir.
Totalement à l’opposé de Tuer ! et La Lame Diabolique, Kenji Misumi opte pour une forme radicalement différente des affrontements dans Le Sabre. Alors que le cinéaste est un spécialiste de son ère des chorégraphies millimétrées, c’est ici dans un chaos absolu que se dévoilent les combats. La majeure partie du temps, son film n’impose par ailleurs pas des duels, mais une cohue de multiples binômes qui s’entraînent inlassablement, jusqu’à bout de force. La mêlée désorganisée des corps est accompagnée d’une forte perturbation de la sphère sonore, sous le fracas des lames de bois qui s’entrechoquent. Alors que les deux autres longs métrages de la trilogie définissent les mouvements de sabre comme des gestes brefs et vifs, souvent des échanges fugaces, ce deuxième opus s’épanouit dans une infinie répétition des coups d’estoc des étudiants. Kenji Misumi refuse à son public tout émerveillement issu de l’action: les combats sont le plus souvent vécus en arrière-plan, comme un simple accompagnement, alors que l’essentiel n’est pas dans l’art du kendo, mais dans le chemin moral qui conduit à sa maîtrise.
À l’évidence, en passant du katana à l’arme du kendo, par nature non létale, Le Sabre s’écarte quelque peu de la grammaire sanglante des deux autres propositions de la trilogie. Toutefois, la mort est au centre du récit, et l’impact d’un coup asséné n’a rien de bénin. Si une vie n’est pas dérobée par un mouvement de sabre, le morcellement de l’âme qui en résulte plonge les victimes dans une profonde remise en cause, parfois semblable à un acte fondateur qui redéfinit leur psyché. Lors d’un affrontement avec Kokubun, Mibu fait face à son impuissance, et son esprit frivole se mue dès lors, épousant l’idéal de rigueur de son maître. La mort physique n’est cependant pas absente du Sabre. Au contraire, Kenji Misumi l’invite dans son histoire à intervalles réguliers, parfois froidement, d’autres fois plus symboliquement. Le suicide d’un étudiant, poussé moralement dans ses derniers retranchements par la pression exercée sur lui, s’étale dans l’introduction du film. La détresse d’un oiseau blessé recueilli par Kokubun, prêt à lui donner la mort pour abréger ses souffrances, image quant à elle la fermeté du héros: la faiblesse n’a pas sa place dans ce monde, selon sa logique, seule la poursuite de la puissance compte.
Dans cette quête illusoire, Le Sabre souligne l’impossibilité d’atteindre la perfection dès les premières secondes, alors que Kokubun déclame son admiration pour la force inexorable du soleil. Sa quête est vouée à l’échec face à la puissance de la nature, ici plus discrète que dans les autres films de la trilogie, mais bien mentionnée. La soif de pureté martiale du héros est insatiable, son but une chimère. En adoptant le noir et blanc, Kenji Misumi fait peser la lumière de l’astre sur l’ensemble du récit, comme un idéal oppressant. La déférence de Kokubun envers le vieux maître du club de kendo, qu’il cherche constamment à satisfaire et à honorer plus vivement que son propre père, impose quant à elle l’humain porteur de sagesse comme une divinité. Bien qu’il n’épouse pas les règles strictes de son élève, voire qu’il les condamne par moments, le vieil homme est installé comme l’ultime garant de la vertu, et le décevoir apparaît comme le déshonneur absolu. Le Sabre émule implicitement le mode de fonctionnement du Japon féodal, et la dévotion d’un samouraï envers son seigneur.
La société qui entoure Kokubun est le principal élément perturbateur de sa poursuite irraisonnée de maîtrise. Aussi impossible à accomplir soit sa tâche, son inflexibilité laisse planer le doute: tout au long du film, il est permis de croire que le jeune homme transcendera finalement ses limites. Si son parcours est contrarié, c’est avant tout par ses camarades, qui outre le fait de désavouer ses méthodes d’entraînement, se jurent de le corrompre. Le Sabre en devient presque l’inverse d’un film d’émancipation et de découverte de soi, un périple où l’ouverture sur le monde est synonyme d’entraves. Kagawa est indubitablement l’apôtre de la décadence, mais les symboles de corruption constellent en vérité toute la jeunesse que montre le long métrage. Jeux d’argent, alcool, tabac et appétit sexuel sont les constantes de cette génération livrée à elle-même, et l’utilisation du noir et blanc semble propice à l’écartelement moral que propose Le Sabre. Il n’existe pas de juste milieu entre perfidie et perfection.
Toutefois, Kokubun ne saurait être érigé en modèle. La dangerosité de son obsession est maintes fois soulignée, et le déséquilibre mental qui en résulte semble dénoncé par le film. Le héros trouve bien un disciple en la personne de Mibu, mais la fascination du plus jeune personnage est viciée, gangrenée par l’idolâtrie factice. En adjoignant une intense souffrance physique aux séances d’entrainement, confinant parfois à la torture, Le Sabre pervertit la noblesse de l’art du Kendo. Porter le casque est une récompense à atteindre pour les nouvelles recrues, mais pour y parvenir, leurs êtres doivent être brisés et remodelés par Kokubun. Kenji Misumi mécanise les adolescents en proposant une avalanche de plans restituant l’accomplissement machinal d’un seul et même mouvement de sabre, tout au long de son œuvre. L’uniformisation des corps se conjugue avec celle des pensées. En définitive, le tournoi national promis en début de film n’est plus le but ultime, tant le reniement de la personnalité et de l’épanouissement a contaminé une génération perdue.
Kenji Misumi tranche ostensiblement avec le reste de sa trilogie dans Le Sabre. L’art des bretteurs est relégué au second plan, laissant libre place à une théorisation de la moralité fragile des combattants. L’être compte davantage que les coups, et sa déchéance semble inexorable.
Le Sabre est disponible chez Wild Side, dans un coffret compilant toute la trilogie de La Lame, avec en bonus:
– Le Portrait de Kenji Misumi
– La Galerie de photos
– Les Filmographies
– Les Liens internet
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