Mosquito Coast

(The Mosquito Coast)

1986

Réalisé par: Peter Weir

Avec: Harrison Ford, Helen Mirren, River Phoenix

Après avoir brillamment fait ses preuves en Australie, son pays d’origine, Peter Weir se lance à la conquête des Etats-Unis. Il veut adapter Le Royaume des Moustiques, le roman de Paul Theroux, et commence à envisager le tournage. Afin d’asseoir son influence et de rassurer les producteurs, il accepte de tourner Witness avec Harrison Ford, obtenant un succès critique et public. Un an plus tard, il se lance donc, toujours avec Ford, dans Mosquito Coast.

Allie Fox est père de 4 enfants, inventeur de génie d’après son fils aîné, dégoûté par la société américaine moderne. Car selon lui, celle-ci a abandonné l’idéal des pères fondateurs pour se vautrer dans le consumérisme à outrance. La première séquence montre Fox au volant de sa voiture, traverser un paysage bucolique, et entrer dans une ville saturée de panneaux publicitaires et d’enseignes de magasins. « Ce pays est une chiotte » dit-il à son fils Charlie qui boit ses paroles, admiratif devant son père ce héros idéaliste. Puisque c’est ainsi, Allie prend sa famille sous le bras et s’embarque pour l’Amérique du sud où il achète un coin de terre le long du fleuve Amazone, un village appelé Geronimo, comme le célèbre apache qui combattit les Etats-Unis. Commence alors une version tragique du Robinson suisse.

Paul Schrader, scénariste du film, développe une fois de plus les thèmes qui lui sont chers. Allie Fox est bien l’un de ses personnages qui rejettent le monde qu’on leur propose, et qui dans leur quête de changement, de vengeance ou de rédemption, enferment leurs idéaux dans leur vision bornée et rigide d’un monde parfait. Mais parfait pour qui d’autre qu’eux-mêmes ? Allie débarque dans une jungle inhospitalière qu’il ne connaît pas, agit en conquérant, et détruit petit à petit les lieux, les liens entre les hommes et leur environnement, et son propre cocon familial.

C’est dans ce thème que Peter Weir et Paul Schrader se rencontrent. Au long de la filmographie de Weir, les personnages n’ont de cesse de trouver et de construire l’utopie, et d’entrer en communion avec une nature à l’attraction parfois divine, toujours poétique et mystérieuse. Certains vont jusqu’à disparaître en elle (Pique-Nique à Hanging Rock), d’autres s’y retirent loin du monde moderne (Witness), certains aspirent à retrouver l’harmonie entre nature et humanité (Le Cercle des poètes disparus), d’autres traversent l’océan pour l’étudier (Master and Commander).

Contrairement à Paul Schrader, Peter Weir a un regard plus romantique, plus doux sur ses congénères. Schrader, lui, exprime plus de dégoût vis-à-vis de la place que prend l’homme dans le monde.

Ainsi, Allie Fox pourrait appartenir à la même catégorie que le médecin Stephen Maturin de Master and Commander et sans doute a-t-il été bercé par les mêmes lectures que Todd Anderson du Cercle des poètes disparus. Mais l’inventeur habile qu’il est ne peut maîtriser son orgueil occidental. Loin de s’adapter à la nature, il la structure à sa convenance. Car en arrière-pensée, il y a la certitude que sa mission est d’apporter le progrès aux peuples primitifs. L’intention paraît louable, l’exécution est douteuse. Grisé par ce retour à la nature, sur les pas des Pères pèlerins, Allie parle de « Nouveau Monde » et répète les erreurs de ses ancêtres et de son peuple qu’il méprise pourtant violemment.

Il fait ainsi construire la réplique immense d’une machine à fabriquer de la glace, dans une architecture qui ne peut qu’évoquer à la fois un temple et un monstre. Allie parle d’ailleurs de son invention comme s’il s’agissait d’un corps vivant, s’appelant lui-même le Dr Frankenstein : « vous contemplez ses entrailles, ses organes vitaux. » Il est intéressant de noter que son invention, qui est décrite deux fois, ressemble à l’homme de fer du Magicien d’Ozune autre excursion dans une illusoire utopie – et que comme lui, il n’est pas doté de coeur. Une autre évocation visuelle du film de Victor Fleming est ce chemin jaune tracé par un tuyau dégonflé lors de la mise en marche de la machine, rappel de la route de brique jaune que doit suivre Dorothy pour parvenir à la cité d’Emeraude.

Quand il a fini d’impressionner les habitants de son village, Allie Fox part en quête d’un peuple d’autochtones « qui n’a peut-être jamais vu de Blancs ». Toujours en mission pour répandre la connaissance, Allie aveuglé par son paternalisme ne cerne pas la réalité du pays dans lequel il a trouvé refuge.

Pourquoi Allie, qui semble si heureux de se retrouver dans un lieu vierge, veut-il absolument corrompre une population apparemment isolée de la modernité ? Allie Fox, malgré son rejet épidermique de la religion, est pétri de la pensée protestante puritaine. Il est à ses yeux inconcevable de posséder une terre sans la faire fructifier, sans l’exploiter pour en tirer sa richesse. Et c’est là que les contradictions de Fox le font passer d’idéaliste à idéologue. En effet, l’inventeur ne veut plus rien devoir à l’Amérique, mais doit quand même faire appel à des fournitures extérieures, à l’image de cette tronçonneuse qui au début du film représentait l’inondation des produits japonais dans les magasins américains. Tout en voulant fonder une nouvelle Amérique, il perpétue les traditions américaines, en célébrant Thanksgiving, fête de la fondation des Etats-Unis. Pourtant, l’exil des Fox aurait pu laisser croire que leur aventure allait être un nouveau départ. Weir filme les adieux de la famille à l’Amérique en une image inversée de l’arrivée des migrants à Ellis Island.

Sur le bateau qui l’emmène en Amérique du Sud, Fox fait la rencontre du pasteur Spellgood avec qui il débat avec véhémence de la religion. Pourtant, il ne peut s’empêcher de se présenter lui-même comme un dieu, un père spirituel. Son entourage ne lui sert que de main d’oeuvre, de regard admiratif, et d’oreilles indulgentes dans lesquelles il peut déverser ses discours. Allie Fox, ne cesse de déblatérer sur les problèmes de la société américaine à des interlocuteurs qui n’ont aucune idée de ce dont il parle et ne partagent pas du tout les mêmes enjeux sociaux et politiques.

Quant à la liberté qu’il proclame, si sa femme a délaissé avec plaisir les tâches quotidiennes de sa vie en Amérique, une fois installée à Geronimo, la hiérarchie familiale est reproduite à l’identique. D’ailleurs, son prénom n’est jamais prononcé, elle est nommée par sa seule fonction : « Maman ».

De leur côté, les enfants retrouvent un peu de liberté lorsque leur père s’absente. Ils s’amusent alors à jouer au marchand, sous condition que leur jeu ne soit jamais révélé à Allie, de peur qu’il ne se fâche.

A la pratique religieuse infantilisante et automatisée du Pasteur Spellgood qui enregistre ses enseignements et les diffuse sur une télévision, Fox oppose une forme de rigueur idéologique, jusqu’à l’absurde. En voulant échapper à son pays qui se vautre dans le consumérisme, Fox finit par créer un besoin inutile dans la jungle, à travers sa machine à glace, qui permet de conserver les aliments, et donc de stocker, d’accumuler, propageant ainsi à nouveau une forme de la société de consommation. Fox monte une expédition afin d’apporter un bloc de glace à cette tribu qu’il croit être vierge de tout contact extérieur, mais quand il arrive, la glace a fondu. Cette scène est à l’image de la mission de Fox qui n’a en fait rien à apporter à ces gens. L’aberration de son ambition atteint un point culminant lorsque trop heureux de voir sa machine fonctionner, il répand une montagne de glace et qu’une bataille de boules de neige s’improvise au coeur de la jungle tropicale.

Allie Fox est donc un autre de ces hommes défaillants dans l’oeuvre scénaristique de Schrader : menteur, d’esprit étroit, se laissant engloutir par ses obsessions jusqu’à tout détruire autour de lui. Il finit par se confondre avec sa machine sans coeur lorsque, devant les catastrophes qu’il a provoquées, son cri inaudible est remplacé par les gémissements métalliques de sa gigantesque invention. Condamné à remonter le fleuve, il construit un radeau baptisé ironiquement « Victory » (comme le bâtiment de l’amiral Nelson), mais son embarcation évoque plutôt le squelette d’un gros poisson. Fox prend alors une forme caricaturale de la figure prophétique. Il annonce l’Apocalypse (nucléaire pour lui), il s’exclut du monde, se sent chassé, professe la reconstruction d’une société idéale loin de la pourriture qui gangrène le vieux monde. Comme souvent chez Schrader, il est difficile de déterminer si les personnages ont foncièrement raison ou tort. Le dégoût d’Allie Fox est compréhensible, mais pour convaincre son entourage, il s’appuie sur une idée fausse, celle de la destruction des Etats-Unis, signe de l’inconsistance de ses arguments. Allie Fox vit dans une chimère. Alors qu’il voulait édifier une civilisation nouvelle, il ne laisse en guise de patrimoine à sa famille qu’une fable à raconter. Tragiquement, à l’ultime question qu’il pose, la dernière ligne de dialogue du film est un mensonge.

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