Saint Omer
Saint Omer affiche

2022

Réalisé par : Alice Diop

Avec : Guslagie Malanda, Kayije Kagame, Aurélia Petit

Film fourni par Blaq Out

Entre cinéma documentaire et fiction, la réalisatrice Alice Diop capture la réalité du monde qui nous entoure sous son jour le plus concret. Depuis plus de 15 ans, au gré de courts et de longs métrages, elle diagnostique notre société, souligne ses maux mais aussi parfois sa sublimité, faisant de la nuance et de la sophistication des scénarios les maîtres mots de son périple artistique. Dans des environnements urbains ou entre les murs des institutions, elle replace l’humain au cœur de la cité. En 2017, son court métrage documentaire Vers la tendresse confirme cette volonté affirmée de faire communier personnages et décors. Durant 39 minutes, Alice Diop accompagne des jeunes garçons de banlieue dans leur errance continue entre les tours de béton, soulignant la distance qui les sépare de femmes si proches et pourtant si lointaines. Le César qui récompense son film confirme aux yeux du grand public l’excellente réputation dont jouit Alice Diop auprès des critiques spécialisés du monde entier. De Paris à Londres, de Lussas à Vienne, elle est une enfant chérie des circuits festivaliers. Sorti en 2022 au cinéma et désormais disponible en DVD chez Blaq Out, son long métrage Saint Omer constitue à ce jour son projet le plus ambitieux et le plus médiatisé. Lointainement inspiré de faits réels, son film centré sur un procès épouse un naturalisme exacerbé et une épure esthétique totale qui gomme la frontière entre fiction et réalité. Pour Alice Diop, l’exercice documentaire auquel elle est habituée et l’imaginaire qu’elle déploie ici ne sont pas séparés par une limite claire, les deux disciplines dialoguent entre elles. Néanmoins, si Saint Omer est très largement issu de la propre expérience de la cinéaste, assise dans le public lors du procès d’une femme matricide, elle refuse de considérer son œuvre comme une retranscription littérale des débats. Son approche graphique discrète impose une forme de froideur et de réalisme, mais le texte de son film confronte le spectateur à des considérations universelles complexes autour de la maternité et de l’influence des racines culturelles et familiales de chacun. D’un personnage faussement détestable, Alice Diop interroge la moralité de l’ensemble de son public.

Écrivaine en pleine élaboration de son prochain ouvrage, Rama (Kayije Kagame) est une femme discrète, qui entretient des rélations froides avec sa mère devenue agée. Enceinte, elle cache sa grossesse à son entourage, se réfugiant derrière un mur de silence. Pour puiser l’inspiration qui lui permettra d’écrire son prochain roman, elle assiste au procès de Laurence Coly (Guslagie Malanda), accusée d’avoir tué sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur une plage à la marée montante. Au cours de l’audience, Rama est progressivement ébranlée par le récit de la vie de cette prévenue à la psychologie fragile, trouvant dans son parcours un écho à ses propres doutes.

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Face à l’horreur indicible du sinistre geste de Laurence, les convictions du public s’effritent lentement, laissant doucement la place au doute légitime quant aux motivations de la prévenue et sur sa folie potentielle. À l’effroi naturel né du meutre d’un enfant des mains de sa propre mère, seul élément avéré du récit établi dès l’entame, succède la parole d’une femme à la construction intime vascillante, à l’équilibre précaire et à la culpabilité proclamée. Les certitudes s’effacent au fil des dialogues, dans le huis-clos presque total du tribunal, les mots tentent de matérialiser l’imprononçable et l’inexcusable, faisant du libre arbitre de chacun un élément essentiel de Saint Omer. Propulsé sur le banc des spectateurs du procès, à travers l’utilisation régulière de vues subjectives qui assimilent la vision des échanges à celle de Rama, le public est désemparé mais actif, juré de substitution confronté à une accusée qu’il devient impossible de condamner froidement à mesure que se dévoile sa douleur. D’un regard foudroyant directement tourné vers la caméra, Laurence s’impose, existe dans toute sa fragilité et sa complexité, elle apostrophe une audience venue se nourrir de sa peine. Une femme est là face au verdict des hommes, oratrice consciencieuse et instruite, intelligente et digne malgré son acte, refusant ainsi l’hypothèse de l’acte sordide d’une personne abjecte. Un chemin tortueux fait de vexations, d’influences néfastes et de sentiments contrariés, l’a conduit vers l’accès de folie, l’abîme moral et l’acte funeste. Le sombre passé se révèle à travers les témoignages, parfois contradictoires, et pourtant la sincérité se trouve dans les silences omniprésents qui marquent Saint Omer. Le mutisme est un élément essentiel de la narration, un exaltateur de sentiments, quelques secondes précieuses qui invitent le public à assimiler et à réfléchir ce qu’il vient d’entendre pour que le film se construise autant en lui que devant lui.

L’essence de Saint Omer n’est pourtant pas dans la grammaire du film judiciaire, mais dans le destin tragique qui se dessine au rythme des échanges et des aveux. Féminité et maternité sont mises à mal, la souffrance d’un parcours tristement ordinaire devient insoutenable. Laurence n’a subi aucune sévice physique mais elle a été suppliciée de mille maux moraux et a porté sur ses épaules le poids d’une pression démesurée issue de ses origines et de son parcours affectif. Fille d’une mère distante et sévère qui a transposé ses espoirs déchus sur son enfant, amante d’un homme qui a caché son existence à ses proches, étudiante passionnée légèrement méprisée par ses professeurs, elle n’a jamais eu la liberté d’être ce qu’elle souhaitait, n’étant qu’une émanation du désir des autres. Naissance et meurtre de l’enfant sont le résultat d’une vie vécue par procuration, sous le regard de figures tutélaires corrompues par leurs propres déviances. Laurence n’a pas connu l’amour, toutes ses relations humaines ont été synonymes d’enclavement spirituel et d’ostracisation. En sacrifiant sa petite fille elle pense vicieusement lui épargner la douleur qu’elle a connue. Une peine tacite, non exprimée mais éprouvée à part égale unie la prévenue et l’écrivaine dans un échange de regard, alors que le parcours des deux protagonistes paraît semblable, toutes deux en conflit avec leur aïeule. Rama n’est plus une observatrice à la recherche de matériel pour son ouvrage, elle est implicitement sur le banc des accusés, à la barre face à une justice en quête de compréhension de l’impardonnable. La préciosité de l’enfant à venir est décuplée à l’aune de celui qui a disparu. D’une caresse sur le lit de sa chambre d’hôtel, Rama tente de se convaincre qu’elle n’est pas Laurence, que son futur bébé est fruit d’un amour sincère et que le futur obscur lui sera épargné. Le nouveau né est “une part de soi” pour chaque mère, un nouvel organe dont Laurence a voulu se défaire, un que Rama acceptera.

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La salle du tribunal se métamorphose alors en confessionnal. Une parole qui a été muselée tout une vie durant se libère, sous les incitations d’une juge qui ne cesse de demander à Laurence de verbaliser ses tourments. Le masque d’une éducation rigoureuse et d’une grammaire impeccable s’efface lentement, la femme droite et inflexible durant l’entame du film fini par céder, s’écrouler sur elle même alors que la plongée dans sa psychée malmenée devient oppressante et éprouvante. La criminelle est tristement humaine et l’incompréhensible devient intelligible, jusqu’à rendre les remarques de l’avocat général grotesques de sévérité et de cruauté face à une souffrance légitime. L’opprobre jeté par un magistrat, relativement mal incarné, apparaît comme une gifle supplémentaire. Laurence a tenté de se fondre dans un moule sociétal dictatorial, mais elle a fini par craquer, et elle s’en voit jugée sévèrement. La vérité supposée des mots de la prévenue s’oppose aux dires partiaux et partiels de témoins venus laver leur honneur davantage que faire lumière sur des faits. L’intervention de l’amant de Laurence est ainsi contredit par des preuves matérielles évoquées sans être montrées, et qui forment le frêle socle sur lequel le spectateur peut construire une opinion sans certitude. La sincérité de Laurence est aussi remise en cause, laissant à penser que la vérité est un concept abstrait différent pour chacun, et qu’en définitive, les convictions du public ne se bâtissent qu’à l’aune de ses propres valeurs. Le tribunal, montré vide à la fin du film comme un lieu de vie désormais déserté, est un nouveau théâtre, les plaidoyers sont ses nouvelles pièces.

Saint Omer prolonge cette image en employant les codes narratifs propres aux tragédies antiques. La règle des trois unités, celle de temps, de lieu, et de ton, est respectée, appliquée scrupuleusement par Alice Diop qui efface tout artifice de mise en scène, jusqu’à l’excès de sobriété, pour laisser place au texte et aux acteurs. La réalisatrice ne laisse transparaître sa patte que subtilement, à travers l’utilisation très discrète d’une musique extradiégétique faite uniquement de voix. À l’instar des chœurs qui se faisaient entendre pendant les représentations des temps anciens, ces instants lyriques traduisent l’essence de l’âme des personnages, leurs conflits internes et leur déchéance psychique annoncée. Les muses aux sonorités influencées par les origines africaines de Laurence et Rama accompagnent l’exploration de l’abîme personnelle et de ses démons. Le mythe de Médée, ensorceleuse épouse de Jason ayant commis un acte matricide en réponse à l’abandon de son amant, est plusieurs fois évoqué explicitement dans le long métrage, une première fois lorsque Rama évoque le titre de son futur ouvrage, une seconde fois lorsque l’écrivaine regarde le film de Pier Paolo Pasolini sur l’écran de son ordinateur. Plus implicitement, et au-delà de la mise à mort de son propre enfant, Laurence est lointaine descendante de l’enchanteresse à travers un large spectre de traits communs qui font de sa douleur un mal immémorial. Les deux femmes ont quitté leur pays d’origine et leur culture à la poursuite de rêves à jamais inassouvis, elles ont été cachées aux yeux de tous par leurs amants respectifs, elles ont perçu en songe leur futur tragique et l’évocation de forces mystiques les accompagnent. Saint Omer reprend par ailleurs l’image de la lune qui observait Médée sous les traits de María Callas dans le long métrage de 1970 en faisant plusieurs mentions de l’astre au moment où Laurence évoque la nuit du crime. L’ancienne et la nouvelle matricide se différencient néanmoins dans les motivations profondes de leur acte. La colère dirigée contre Jason dans la mythologie est ici transformée en geste de désespoir face à un large éventail de racines d’une douleur qui frappe les femmes. L’intime antique devient universel moderne.

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La possibilité de forces occultes africaines à l’œuvre pour provoquer la déchéance de Laurence reste ainsi en suspens, répondant lointainement au personnage de Médée. Si cette hypothèse semble risible durant l’introduction de Saint Omer, une prescience mystique propre aux femmes est étrangement réaffirmée lorsque la mère de Laurence devine la grossesse de Rama, clamant avoir un don de divination. Les personnages féminins du film sont unis par un lien implicite, une sphère de compréhension dont sont exclus les hommes, qu’ils soient incarnés sous les traits de l’époux de l’écrivaine, de l’amant de la prévenue, ou de l’avocat général. Une vérité commune rassemble les femmes, toutes vouées à libérer la parole de l’accusée, de la juge à la recherche de réponses à Rama qui entend consigner les échanges dans son roman, en passant par les avocates de la défense habitées par leur mission. En restituant partiellement des faits réels, Alice Diop prolonge ce mouvement collectif par le biais du cinéma. La lignée d’une même sororité se perpétue sans fin, les descendants et leurs dilemmes trouvent une nouvelle émanation chez les nouveaux–nés, notamment à travers le prénom de l’enfant de Laurence, identique à celui de sa grand-mère. L’acte matricide est une façon allégorique et irraisonnée de briser la logique du malheur, de la plus sordide des manières. Néanmoins, l’horreur exalte les consciences. Rama a découvert davantage sur elle-même que sur Laurence au cours du procès, le verdict final n’a aucune importance, pour la protagoniste comme pour le spectateur, seul compte le chemin emprunté et la paix improbable qui en découle.

En empruntant un style totalement épuré, Saint Omer esquisse les contours de dilemmes féminins habillement théorisés, et force le spectateur à être actif dans un récit éprouvant.

Saint Omer est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : 

  • Une interview de Alice Diop

Nicolas Marquis

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