Et il y eut un matin
Et il y eut un matin affiche

(Vayehi Boker)

2022

Réalisé par: Eran Kolirin

Avec: Alex Bakri, Juna Suleiman, Ehab Salami

Film fourni par Pyramide Films

Sur les terres marquées par des décennies de conflit, long est le chemin vers la réconciliation. Théâtre mortifère d’affrontements immémoriaux, scène internationale de l’injustice et de la défiance, le sol de Palestine subit inlassablement les outrages de l’Histoire et de la haine des hommes. Lointaines sont désormais les racines de la rivalité avec Israël, mais toujours très actuelles semblent les macabres tensions. Quelle place peut alors occuper l’art cinématographique dans la réunion de deux peuples divisés durablement ? La carrière du réalisateur Eran Kolirin esquisse un semblant de réponse au grès de ses envolées allégoriques. Bien que cet habitué des circuits festivaliers, et notamment de Cannes, soit un juif d’Israël, la condition actuelle des palestiniens, et plus largement du monde arabe, est au centre de ses propositions. Sans jamais manquer de faire l’autocritique de son pays, le metteur en scène pose un regard compatissant sur l’homme musulman moderne, cherche constamment à comprendre ses problématiques profondes, comme dans le road-movie La Visite de la fanfare, en 2007. De retour cette année sur le devant de la scène avec Et il y eut un matin, Eran Kolirin poursuit sa démarche artistique, et propose un long métrage où il épouse pleinement le regard de personnages palestiniens en plein chaos. Comme un symbole, il adapte ici un écrit de Sayed Kashua, auteur musulman d’Israel. Leur confession n’est pas la même, leur statut dans la société moyen-orientale non plus, mais les deux hommes s’unissent pour livrer une œuvre profondément humaniste. Et il y eut un matin s’ouvre sur quelques mots qui apparaissent ironiques dans la logique du film, mais qui témoigne de la force pacifiste de la pellicule: “Dans un pays pas si lointain, quelques secondes avant la paix…”.

Pourtant, ce qui précède cette réconciliation annoncée, qui apparaît pourtant comme une promesse incertaine tout au long de Et il y eut un matin, pousse à l’effroi le plus profond. Alors qu’il gagne la campagne palestinienne pour assister au mariage de son frère, Sami (Alex Bakri), un musulman d’Israël, se voit enfermé dans le modeste village: du jour au lendemain, sans avertissement ni explication, l’armée israélienne érige un mur autour de la bourgade, et interdit le passage à tous, sans distinction. Cloisonné dans cet environnement qu’il a quitté il y a bien longtemps, Sami subit l’outrage de cette injustice, et survit durant quelques jours en compagnie d’une famille avec laquelle il renoue, alors que les gens autour de lui semblent s’habituer au pire.

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Cette acceptation de l’effroyable est au centre de Et il y eut un matin, et apporte un premier moteur à l’élan rebelle d’Eran Kolirin. En choisissant de ne jamais expliquer les raisons qui poussent l’armée à ériger un mur, et en n’incarnant pas véritablement les soldats israéliens, souvent filmés hors-champ, le cinéaste expose une forme de résilience glaçante. Les palestiniens se sont habitués aux pires outrages, et cet ultime affront apparaît presque logique pour la plupart des personnages. Plus incandescent encore, le film adopte un ton décalé, où l’humour s’invite régulièrement, dans des incursions saugrenues et un brin lunaires. Des notions aussi âpres et invivables que le racisme ou l’extrême précarité sont toutes assimilées par une population livrée à elle-même, incorporées dans le quotidien comme une fatalité à laquelle nul ne peut se soustraire. Peu importe l’abomination que constitue l’édifice de béton, puisque chacun semblait attendre une escalade de la fracture entre les peuples.

Pour autant, Et il y eut un matin ne s’attarde pas réellement sur le fossé qui sépare israéliens et palestiniens, mais préfère centrer son intrigue sur les habitants du village uniquement. Le long métrage s’impose comme une critique claire et frontale de ceux qui se repaissent du malheur, les profiteurs du conflit. À l’envie tardive de manifester face au mur, Eran Kolirin oppose des miliciens palestiniens qui dispersent la foule sous les coups de feu, car leur main-mise sur le marché noir qui s’organise leur est profitable. Dans un même élan, l’illusion du pouvoir politique donné aux décisionnaires du hameau est mise à mal: sans que l’on exige quoi que ce soit d’eux, ces êtres qui se gargarisent d’une force illusoire font le choix du pire, en arrêtant les palestiniens sans-papiers qui peuplent la ville, et en les livrant aux soldats israéliens. L’un de ces habitants en situation illégale ne manque pas de souligner l’horreur de la situation, en tissant un parallèle clair entre les geôles israéliennes et les conditions de travail que leur impose la société palestinienne: peu lui importe que son tortionnaire change, puisqu’il vit déjà l’enfer. Et il y eut un matin condamne la défiance entre les deux pays, mais renvoie chacun à sa part de responsabilité.

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En situant son intrigue dans une bulle coupée de tout, Eran Kolirin fait du village une prison à ciel ouvert, où les métaphores de la liberté sont toutes contrariées. Les colombes censées s’envoler lors du mariage qui ouvre le film refusent inlassablement de décoller, et constellent le sol du village à des instants clés. Lors d’une scène de communion avec sa femme et son fils, en pleine nature, Sami propulse un cerf-volant dans le ciel, avant que ce moment suspendu ne soit interrompu par des détonations sinistres venues du mur. Toutes les envolées oniriques du film, tous ces instants de poésie, sont striés par le drame, en même temps que l’humour teinte parfois l’horreur. Une fois de plus, le statut des sans-papier s’ancre également dans l’imagerie proche de celle d’un pénitencier que leur impose le film. Alors qu’ils sont occupés à construire la future maison de Sami, un homme et son fils sont constamment montrés entre les briques de béton, comme s’ils étaient enfermés dans une lugubre cellule.

La musique, élément capital de Et il y eut un matin, accentue cette volonté de cloisonnement plus qu’elle ne libère les personnages. La reprise de chants traditionnels palestiniens sert en général à susciter l’union des foules opprimées par le despotisme israelien. Ainsi, le père de Sami lance un “On meurt ici” à la ville plongée dans une nuit insondable, avant que les habitants ne lui répondent, et qu’ils entonnent tous un air de révolte. Dans les premiers temps du récit, un palestinien insurgé entreprend même de forcer le barrage, mais uniquement une fois qu’il sera accompagné des voix mélodieuses de la foule. Dans une scène pleine de grâce, la femme de Sami danse, virevolte, se meut pour exister, pour résister, sous le regard approbateur de sa belle-mère. La musique est vecteur de désarroi, mais aussi d’ironie: l’unique soldat israélien réellement personnifié possède deux accessoires auprès de lui, un fusil et une guitare sur laquelle est collé le symbole “Peace and Love”. C’est aussi à travers les mélodies que s’exprime l’amour, alors qu’Abed, un habitant humble du village, tente d’attirer l’attention de sa femme qui l’a quitté en utilisant son autoradio pour lui faire signe.

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Et il y eut un matin tisse donc une réflexion sur des enjeux globaux du Moyen-Orient, mais un retour à l’échelle personnelle, incarnée par Sami est le véritable socle narratif du récit. Lui qui est un musulman d’Israël a quitté son village il y a longtemps, et s’est coupé de cette identité qui l’a défini durant des années. Son ascension sociale est sa plus grande fierté, mais alors qu’il se retrouve dans un contexte éprouvant, il constate effaré qu’il n’est en fait personne pour ceux qui constituent son quotidien: en quelques jours à peine, son travail l’a renvoyé pour son absence, et son supérieur hiérarchique ne semble même pas se rappeler de lui. Un retour aux valeurs familiales profondes alimente la thèse de Eran Kolirin: alors qu’il était mari infidèle, enfermé dans une relation adultérine avec une juive d’Israël, Sami renoue avec son épouse, prend à nouveau conscience de ce que sont ses racines et de ce qui définit son être. Cet homme de deux patries est déchiré, écartelé, et doit retrouver l’essentiel, tout comme la jeune génération qu’incarne son frère, les yeux rivés sur l’écran d’un téléphone qui ne fonctionne pourtant pas.

Poésie et onirisme servent magistralement de moteur à Et il y eut un matin. Eran Kolirin fait fi de la complaisance pour offrir un long métrage d’une profondeur éblouissante, qui se révèle par couches successives, tout en nuances.

Et il y eut un matin est disponible en DVD chez Pyramide Films, dans une édition comprenant:

  • Une analyse du film par Sabine Salhab

Nicolas Marquis

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