2022
Réalisé par : Guillermo del Toro
Avec : Gregory Mann, David Bradley, Ewan McGregor, Christoph Waltz
Film vu par nos propres moyens
Gepetto, sculpteur sur bois dans un petit village italien, est le père aimant du petit Carlo. Lorsque celui-ci est tué par une bombe, le vieil homme s’enfonce dans l’alcool et la dépression. Une nuit de beuverie, il fabrique une réplique en bois de son fils, une marionnette baptisée Pinocchio qui prend vie grâce à un esprit de la forêt. Or, Pinocchio n’est pas exactement l’enfant sage et docile que souhaiterait Gepetto et toute la société autour de lui.
Il a fallu 14 ans à Guillermo del Toro pour développer sa version de Pinocchio, avec l’annonce d’abandon du projet faute de budget en 2017 tandis que sortait La Forme de l’eau, un début de tournage en 2020 interrompu par le Covid, et enfin une sortie sur la plateforme Netflix. En dehors des obstacles externes, la technique de l’animation de marionnettes en stop-motion explique le temps long de cette production. Co-réalisateur du film, animateur salué et reconnu, Mark Gustafson donne vie à la vision de Guillermo del Toro avec un soin et une fluidité fascinante. Afin de faciliter le ralliement des spectateurs aux aventures de ces personnages animés, Gustafson et del Toro se sont attachés à des détails tels que des moments d’hésitation, des gestes répétés qui manifestent les micro-erreurs d’intention de la vie, comme lorsque le petit Carlo fait demi-tour pour repousser la porte qu’il a mal fermée. La première réussite du film c’est de parvenir à créer une empathie pour ses personnages en silicone.
Le récit originel de Carlo Collodi avait une forte visée éducative et moralisatrice : Pinocchio, pantin de bois, ne pouvait devenir un véritable petit garçon qu’en se comportant sagement, en obéissant à son père et en travaillant dur. C’était lui qui devait donc s’intégrer à la société. Or, Guillermo del Toro n’a jamais prôné le conformisme. Son amour va vers la bizarrerie, les monstres, les parias. Dans son film précédent, Nightmare Alley, développé en parallèle de Pinocchio, il abordait déjà le sujet du mensonge inhérent au travail d’artiste, d’autant plus quand il s’agit d’un illusionniste ou d’un metteur en scène. La mise en abyme est encore plus directe ici puisque Guillermo del Toro met en scène une marionnette en la personne de Gepetto qui fabrique une marionnette qui elle-même prend vie. On y verra la relation de tout créateur face à sa création, qu’il s’agisse d’un parent ou d’un artiste. Pour Pinocchio, le film révèle un travail colossal de préparation en amont et une maîtrise totale de la mise en scène. Et pourtant, rien ne laissait présager des difficultés qui sont entrées en collision avec la vision d’origine. Ainsi, les problèmes de financement, les choix de scénario et de montage qui font disparaître certains personnages ou scènes (l’antagoniste devait être Mangiafuoco, écarté pour être remplacé par le Comte Volpe), et même une pandémie mondiale, font que l’oeuvre qui vient au monde n’est pas celle qui avait été conçue dans l’esprit de l’auteur.
Si on se penche sur le niveau du récit, l’un des thèmes récurrents de del Toro est l’irruption d’un enfant (ou d’un adulte candide) dans un monde hostile. Le film a des similarités plus particulières avec L’Échine du Diable et Le labyrinthe de Pan, et forme une sorte de triptyque sur l’enfance. On retrouve des plans identiques comme cette bombe larguée depuis la soute, ou une explosion à l’intérieur d’un bâtiment qui projette un vieil homme au sol. Dans la représentation de la Mort, on retrouve l’esthétique du faune du Labyrinthe de Pan.
Autour de Gepetto et Pinocchio, la guerre sourd, s’immisce sournoisement dans le quotidien, puis prend toute la place. C’est elle qui a enlevé Carlo à Gepetto, elle a réduit le père endeuillé à une tristesse insondable, et c’est dans une nuit de fureur que ce dernier a créé Pinocchio. Le pantin est né de la souffrance, il a été sculpté brutalement et sa première apparition, arachnéenne, est terrifiante. Les plans de la séquence rappellent une mise en scène de film d’horreur.
Au milieu de cette violence, deux personnages sont particulièrement malmenés. Le premier, Pinocchio, s’il est très amoché à la fin du film, ne craint pas la mort puisqu’à chaque fois qu’il est tué il passe dans l’au-delà, et tient compagnie à l’esprit de la Mort de plus en plus longtemps, pour ensuite reprendre vie.
Le second, Sebastian J. Cricket, un grillon narrateur de l’histoire, subit les agressions extérieures dès le moment où il entre en scène. Cricket et Pinocchio sont indissociables l’un de l’autre : le grillon entre dans le creux d’un arbre pour s’y installer. Aussitôt, Gepetto coupe l’arbre et sculpte le pantin de bois. Le trou dans lequel se trouve Sebastian Cricket est situé à l’exact endroit du cœur du pantin. Ainsi, l’apparition du grillon fait exister la marionnette, il lui donne corps de manière anticipée. C’est Cricket qui dit à Gepetto ce que Pinocchio ne peut pas exprimer à voix haute. À la fin, tout comme Pinocchio continue à vivre quelque part, Cricket, par-delà la mort, continue à nous parler.
Pinocchio est aussi évidemment associé à Carlo, le fils décédé de Gepetto. Pinocchio apparaît déjà avant même d’être présent physiquement : Gepetto fabrique des sabots à Carlo, des chaussures en bois donc, qui seront brûlés avec le corps de Carlo quelques instants après. Dans une scène qui suit, les pieds de Pinocchio sont mis au feu et brûlent. Carlo et son père ont un jeu qui est de trouver des pommes de pin sans défaut, c’est-à-dire avec toutes leurs écailles. Avant de mourir, Carlo en a ramassé une qu’il montre fièrement à Gepetto. C’est à cause de cette pomme de pin que le petit garçon est retenu en arrière et qu’il meurt dans un bombardement. La pomme de pin roule jusqu’à Gepetto qui l’enterre comme un substitut au corps de son fils. Les années passant, la pomme de pin devient un arbre que le vieil homme coupe pour y sculpter Pinocchio. Il est notable que la pomme de pin en question a une forme qui rappelle celle d’un coeur humain, que Carlo et Pinocchio sont doublés par le même comédien et que la mort de Carlo advient dans la 9è minutes après le début du film, tandis que Pinocchio obtient la mortalité 9 minutes avant le début du générique de fin.
Si Pinocchio et Carlo sont complémentaires, Gepetto a aussi son pendant en la personne du podestat. Comme Pinocchio, son trajet doit le mener à se séparer de ce qui l’associe à cet homme. Tous deux sont des pères déçus, qui blessent leurs enfants en exigeant d’eux qu’ils aillent à l’encontre de leurs caractères. Gepetto est un homme brisé, il hait la guerre qui a tué son fils et ne peut assumer l’arrivée inattendue d’un autre enfant. La première occurrence du podestat se situe au début du film, avant les événements tragiques. Il est directement associé au feu – élément dangereux pour Pinocchio, créature faite de bois – et au métal puisqu’il est maréchal-ferrant, matière associée à la guerre, tandis que Gepetto travaille une matière vivante.
Aux côtés du podestat se trouve le prêtre qui a l’immense cruauté de reprocher à Gepetto de ne pas avoir réparé le crucifix depuis 10 ans, crucifix associé à la mort de Carlo. Sur les murs du décor, l’inscription « Credere, obbedire, combattere », une devise fasciste qui reste en arrière-plan mais visible tout au long du film. Et voilà ce que Guillermo del Toro cible de manière critique : « croire » la religion qui n’a pas un geste charitable envers Gepetto. Pinocchio singe sans malice l’attitude du Christ en croix la première fois qu’il le voit, puis note la ressemblance entre lui et cet homme fait de bois, mais que les fidèles adorent tandis qu’il est rejeté : « Pourquoi l’aiment-ils Lui et pas moi ? » Symboliquement, Pinocchio endosse le rôle sacrificiel de Jésus dans le film, son corps est bardé de clous, il est mis en croix, il doit mourir pour sauver ceux qu’il aime.
« Obéir » : Pinocchio, s’il veut plaire à Gepetto et à la communauté, devrait être docile. Or, la référence absolue de l’autorité, Mussolini, est caricaturale. Il est tout petit et s’exprime comme s’il savait à peine parler, au point que sa seule argumentation est la condamnation à mort. Enfin, il apparaît dans une voiture aussi longue que le nez de Pinocchio quand il ment.
Le théâtre de marionnettes dont Pinocchio est la star infantilise les masses à travers un spectacle de marionnettes qui présente une imagerie positive de l’Italie fasciste. Quant au podestat, il parle de « Fatherland », terme qui fait se substituer l’État à la figure parentale.
« Combattre » : dans le récit de Collodi, les mauvais enfants étaient piégés dans l’île aux jouets. Del Toro en a fait un camp d’entraînement pour la jeunesse fasciste. Or, Pinocchio n’est pas touché par la gravité des événements. Puisqu’elle est présentée comme telle, la guerre est un jeu pour lui. Lors d’un entraînement, la compétition finit par un rire partagé entre lui et son adversaire, provoquant la colère du podestat. À l’ordre intimé par ce « combattre », La Mèche répond par le refus de se saisir d’une arme pour tirer sur son ami.
Chaque tentative de soumission est ainsi désamorcée par le comportement de Pinocchio. Le jeune pantin n’agit d’abord pas volontairement en rebelle, il s’enthousiasme de tout, comme un petit enfant, sans idéologie, sans connaître le sens des choses, sans détecter les symboliques. Il décide selon les sentiments qui l’animent sur l’instant. En cela, Guillermo del Toro capte de manière très fine la façon de réagir des enfants. Alors que le livre de Collodi devait convaincre les jeunes lecteurs de se changer en citoyens dociles, del Toro fait de son film un manuel pour la dissidence. En effet, Pinocchio ne change pas au cours du récit. Ce sont ceux qui le fréquentent qui se transforment : le singe Spazzatura et La Mèche qui le jalousaient sont finalement vaincu par la gentillesse de Pinocchio ; Sebastian Cricket qui pensait à son succès fait un souhait altruiste ; Gepetto qui délaissait son rôle de père parcourt le monde pour retrouver son fils et l’accepter tel qu’il est. L’optimisme de Pinocchio met en évidence le monde malade auquel on veut le conformer.
Le film nous invite à changer de perspective : lorsque le monde est injuste, la désobéissance est une vertu. Parents, êtes-vous prêts à dire à vos enfants que l’irrespect, le mensonge et l’insubordination permettent parfois de rester fidèle à ses valeurs morales ?L’ultime transgression est soufflée à Pinocchio par l’esprit de la Mort : « Break the rules » ; en devenant mortel, la marionnette perçoit enfin la valeur de la vie et accède aux sentiments de peur, d’espoir et d’amour, en somme, tout ce qui fait l’humanité.
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