Nightmare Alley
Nightmare Alley affiche

2021

Réalisé par: Guillermo del Toro

Avec: Bradley Cooper, Cate Blanchett, Toni Collette

Film vu par nos propres moyens

Si le cinéma était un Freak Show, Guillermo del Toro en serait un des plus grands bonimenteurs. Son parterre de créatures aussi fantastiques que singulières parle à travers lui: entre monstres aquatiques, humanoïdes floraux, robots futuristes et diables vengeurs, le créateur émerveille de son imaginaire débridé un public acquis à sa cause. Entrez ici, spectateurs hagards, et pénétrez sous sa tente moyennant quelques piécettes. Seulement voilà: le septième art ne saurait se résumer à une attraction de fête foraine d’antan, et le fond doit communiquer avec la forme. Loin de tenir ici le procès d’une coquille vide, Nightmare Alley n’étant pas dépourvu de substance, il convient toutefois de constater de quelle façon le cinéaste s’empare du Charlatan de Edmund Goulding pour mettre en évidence les égarements agaçants de cette nouvelle itération, marquée par les approximations et les maux de son temps.

Pourtant, le cadre est idéal pour Guillermo del Toro: le scénario de son dernier long métrage lui permet de s’inscrire justement dans le folklore de ces foires aux monstres des années 40, pour y tisser le parcours de Stanton Carlisle (Bradley Cooper), un jeune (sic) forain qui gravit les échelons du monde du spectacle. Initialement dévolu aux tâches les plus ingrates, cet anti-héros arriviste se lie à la fausse médium Zeena (Toni Collette), auprès de laquelle il apprend un code secret qui lui permet de mettre sur pieds un numéro de divination factice. Grisé par ce nouveau pouvoir, Stanton délaisse le monde des Freak Show en compagnie de Molly (Rooney Mara) pour vendre son prétendu talent à la haute société de son époque. Toutefois, la nature sombre de Stanton et l’appât du gain le pousse à arnaquer des clients de plus en plus dangereux, jusqu’à faire la rencontre de la psychiatre Lilith (Cate Blanchett) qui l’entraîne vers des prises de risques inconsidérées.

Mauvaises habitudes

Fidèle à l’esthétique qu’on lui connaît depuis de nombreuses années, Guillermo del Toro s’épanouit à nouveau à travers une image hautement stylisée, dans les sentiers qu’il a jalonnés jusqu’alors. Parfois intéressante narrativement, comme lorsque le visage de Willem Dafoe, incarnant le patron du Freak Show, apparaît entre des bocaux contenant des amas de chairs difformes pour appuyer le fait qu’il est lui aussi un monstre sans en avoir l’apparence, force est de constater que dans la plupart de ses plans, le cinéaste a une approche purement graphique, sans réflexion sur le sens de ce qu’il affiche. Que ce soit dans la phase initiale, où Guillermo del Toro s’extasie, une fois de plus, des designs des créatures et décors qu’il a imaginé, sans que cela apporte de la consistance au récit, voire le perturbe, ou dans la seconde moitié de l’oeuvre où le réalisateur bascule de la pose pure durant de longues minutes, Nightmare Alley peine à être parfaitement cohérent.

Nightmare Alley illu 1

Sa mise en scène pataude et sans subtilité ne réhausse pas ce constat. Si on peut être trop explicite par le dialogue, on peut tout à fait l’être également dans l’écriture. Probablement par souci qu’on ne saisisse pas son propos, ce qui ne flatte pas notre intelligence, Guillermo del Toro impose des scènes où le travail de compréhension est totalement prémâché, complètement à l’inverse du film d’Edmund Goulding qui jouait la carte de la retenue. Ainsi, le cinéaste se sent obligé d’ouvrir son œuvre sur Stanton mettant à mort un homme, avant d’y revenir une seconde fois à la fin, pour bien faire comprendre que son personnage est maléfique. À un autre moment, il prépare ouvertement une scène dramatique, où un alcool à brûler est subtilisé à un autre, destiné à la consommation, séparant les deux dans deux boîtes de couleurs différentes pour bien que le spectateur, si tenté qu’il soit trop idiot, saisisse le forfait. Un processus oppressant qui a en plus le mauvais goût de perturber la cohésion des personnages: Stanton sait que Lilith enregistre un échange bien particulier, Guillermo del Toro nous le signifie d’un gros plan appuyé sur l’appareil de capture audio, et pourtant il dévoile tous ses secrets les plus intimes qui pourraient le mener à sa perte. Que de lourdeurs qui rendent Nightmare Alley indigeste.

Galerie de l’horreur

Dès lors, c’est l’ensemble de la cohésion des personnages et les liens qui les unissent qui semblent fragiles, parfois trop marqués, parfois étrangement absents, mais interdisant surtout au long métrage d’étendre son propos. Pourquoi s’entêter à délimiter certains personnages comme profondément néfastes, sans demi-mesure ? Lilith fascine peut-être Stanton de sa beauté, mais ses projets à long terme ne font aucun doute tant sa caractérisation se fait trop appuyée. La trahison est attendue et l’axe sur la psychiatrie tombe aux oubliettes. Il en est de même pour l’ultime antagoniste du film, un bourgeois victime de l’arnaque du héros, qu’on affiche comme un homme violent et patibulaire, laissant ainsi de côté la thématique du deuil. Toutefois, c’est davantage l’absence de complexification d’autres protagonistes qui fâche: la relation presque filiale avec Zeena et le poids de la trahison qui en découle ne fonctionne pas. L’union avec Molly est elle à la limite de l’intelligible, tant Rooney Mara devient une simple potiche dont se désintéresse totalement Guillermo del Toro sur le court terme. Nightmare Alley ne trouve pas la justesse.

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Là où la crispation atteint son paroxysme, c’est autour de la figure du Geek. Véritable attraction des Freak Show de l’époque, pour laquelle des forains peu scrupuleux attiraient les marginaux de leur temps pour les mettre en cage et leur promettre leur ration d’alcool contre un comportement animal, allant jusqu’à dévorer des poules vivantes. Guillermo del Toro semble ici complètement rater sa thématique profonde. Deux questions motrices de l’œuvre dont le cinéaste entend s’inspirer sont claires et transpirent malgré la mise en scène du long métrage: comment peut-on réserver ce traitement à un homme, et qu’est ce qui pousse un être humain à tomber dans de telles abîmes ? Pourtant, le réalisateur choisit d’offrir une représentation horrifique à ce personnage, par sa lumière et sa direction d’acteurs. Il déshumanise ce qui devrait faire vibrer la fibre la plus profonde du spectateur. Pire, il fait déclamer textuellement à Willem Dafoe le processus de transformation d’un Geek pour mieux nous faire avaler la fin de Nightmare Alley alors que le déroulé du film aurait dû parler de lui-même. Guillermo del Toro ne peut s’empêcher de transformer ce qu’il touche en monstre.

Différents sur le fond

Pourtant, le cinéaste prend un parti-pris intriguant tout au long de son œuvre: celle de faire de Stanton l’abomination ultime, le véritable antagoniste de son film, et d’en épouser la trajectoire. Il semble que Guillermo del Toro suggère perpétuellement que ce protagoniste est né avec le mal en lui et que c’est cette noirceur qui le condamne progressivement. Un sentiment conforté par la présence d’un foetus difforme exhibé dans le Freak Show, nommé Enoch, dont on nous raconte qu’il aurait dévoré sa mère à la naissance, faisant écho au parricide de Stanton. Certaines personnes naîtraient-elles donc néfastes par nature ? Une idée hautement perturbante: ce ne sont pas les circonstances qui poussent l’humain vers ses élans les plus glauques, mais une prédisposition naturelle ? En s’aventurant sur ce terrain, Guillermo del Toro prend un chemin bien glissant, invitant à faire un tri parmi les hommes auxquels on ne saurait souscrire.

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L’autre axe de lecture, peut-être plus exact et moins problématique, serait de voir en Nightmare Alley une mise en abyme de la carrière de son réalisateur. Guillermo del Toro est Stanton et ne fait que délivrer au public ce qu’il réclame de lui, même au prix d’immondices absolues. On saisit mieux ainsi la violence affichée aux femmes dont s’est rendu coupable l’ultime arnaqué du film, qui arrose allègrement de billets le héros: à la lumière du rapport conflictuel qu’a eu Guillermo del Toro avec Harvey Weinstein, cette vision s’assimile. Ceci dit, il en découle un autre problème qui est devenu agaçant avec le temps: l’habitude perpétuelle du cinéaste de se transposer dans ses propres œuvres. La création artistique engage toujours une part de soi-même, mais il devient énervant de voir Guillermo del Toro faire sa catharsis dans chacun de ses films, invariablement, et à plus forte raison de le découvrir à nouveau faire la critique d’un système dans lequel il se vautre ouvertement depuis des années, sans prendre position claire hors des plateaux.

Nightmare Alley est distribué par Searchlight Pictures

Cette nouvelle vision de Nightmare Alley ne séduit pas. Outre l’ennui devant les longueurs affichées et les mauvaises habitudes visuelles de Guillermo del Toro, le fond se fait fuyant et mal maîtrisé.

Nicolas Marquis

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