R.M.N.
R.M.N. affiche

2022

Réalisé par : Cristian Mungiu

Avec : Marin Grigore, Judith State, Macrina Bârlădeanu

Film vu par nos propres moyens

Dans le monde du cinéma roumain, qui a bien souvent du mal à s’exporter en dehors de ses frontières, les œuvres du réalisateur Cristian Mungiu font figure d’exception. Souvent sélectionné dans les festivals du monde entier, le metteur en scène jouit d’une aura incomparable, devenant ainsi un porte-étendard du septième art de son pays. Pourtant, le regard que pose Cristian Mungiu sur la Roumanie est profondément désabusé. Dans des films aux messages sociaux acerbes, souvent éprouvants pour le spectateur confronté à l’injustice, le portrait d’une nation divisée et en proie à ses démons idéologiques se dessine. Si la réalité est moins sombre que ce que présente l’auteur à l’écran, il s’épanouit dans une démarche de dénonciation habile des injustices. Circonscrire ses longs métrages au simple cadre roumain apparaît d’ailleurs réducteur. Le cinéaste en dit autant sur les errances morales de l’être humain dans sa globalité que sur les habitants de sa terre natale. Les esprits étriqués voudraient croire que son film 4 mois, 3 semaines, 2 jours, récompensé de la Palme d’Or en 2007, ne restitue que la réalité de l’ère communiste en Roumanie, pourtant les effroyables attaques récentes contre le droit à l’avortement dans les pays occidentaux tendent à démontrer que son chef-d’oeuvre n’a rien perdu de sa pertinence. Son dernier film en date, R.M.N., épouse la même universalité. En mettant en accusation le repli identitaire qu’il perçoit dans son pays, Cristian Mungiu alarme l’ensemble des citoyens du monde sur la résurgence d’un racisme qui met à mal la fraternité entre les hommes. La Roumanie est sans nul doute moins désenchantée que ne le montre le cinéaste, mais sa volonté d’artiste respectable est d’alerter dès aujourd’hui sur les problèmes de société actuels, avant qu’il ne soit trop tard.

L’intrigue de R.M.N. prend place dans un village de Transylvanie où se côtoient populations d’origines roumaines, hongroises et allemandes. Dans cet espace pluriculturel, le quotidien des habitants est précaire. Le peu de travail et l’abandon des anciennes exploitations minières contraignent les hommes à quitter leur terre, dans l’espoir d’obtenir un emploi correctement rémunéré à l’étranger. Revenu d’Allemagne, le modeste ouvrier Matthias (Marin Grigore) tente de retrouver sa place dans le village, mais l’accueil qui lui est réservé est glacial. Sa femme a fait le deuil de leur relation, son fils refuse de parler depuis qu’il a été le témoin d’un mystérieux évènement dans les bois entourant sa maison et son père est frappé par une maladie qui laisse présager sa mort prochaine. Seule l’ancienne maîtresse de Matthias, Csilla (Judith State), lui apporte un fragile semblant de réconfort charnel. La jeune femme est tout ce que son amant n’est pas. Versée vers les arts de la musique, elle occupe également un poste de cadre dans une boulangerie industrielle locale. Lorsque son entreprise embauche des travailleurs migrants venus du Sri Lanka, le village réagit avec violence à l’arrivée des travailleurs. Une explosion de racisme déchire la population prise d’une frénésie irraisonnée, essentiellement exprimée par la communauté hongroise qui voit ces nouveaux exilés comme un péril.

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En employant un cadre minimaliste isolé de presque toute modernité, Cristian Mungiu pose un regard critique sur l’ensemble de la ruralité transylvanienne. Le mélange des ethnies d’apparence unique propre au village au centre du récit est une réalité quotidienne pour des milliers de roumains, baignant dans un mélange culturel constant. La volonté du cinéaste est de poser un diagnostic froid mais cohérent sur les maux qui s’emparent de ces lieux, loin des grandes villes du pays rapidement aperçues dans le film. R.M.N. est la traduction roumaine de I.R.M. et le réalisateur se pose dès lors comme un radiologue d’une société malade. Le racisme des habitants durement manifesté n’est jamais plus que l’effroyable symptôme d’une affliction plus large, née de la misère économique et de la désertion des grandes industries. Le village a accueilli à une époque une large exploitation minière, mais les carrières sont désormais abandonnées, imposant des décors mortifères de terre rocailleuse mise à nu. En quittant les lieux, les anciens chefs d’entreprise ont également inondé la vallée qui abritait le cimetière local, coupant les hommes de leur passé et de leur futur à la fois. La métaphore de l’imagerie médicale se tisse aussi bien scénaristiquement que visuellement, alors que le noir des bâtiments et des arbres contraste avec le blanc de la neige omniprésente.

Si la pluriculturalité est initialement perçue comme idyllique, à travers une unité fantasmée, Cristian Mungiu sombre rapidement dans un défaitisme exacerbé face à des hommes qui cohabitent sans coexister. L’union se brise face au repli sur soi et le village se transforme en évocation à peine voilée de Babel. Les langues roumaine, hongroise, allemande et anglaise se perçoivent et chacun des habitants fait de la dialectique un outil pour affirmer violemment son identité au détriment de celle des autres. La cohésion s’effrite face à la peur aveugle de ceux qui sont différents et la division entre les peuples gangrène un village destiné à s’effondrer. Étonnamment, le racisme manifesté envers les travailleurs srilankais semble appartenir davantage aux habitants d’origine hongroise, qu’aux Roumains de souche. La patronne de la boulangerie est certes hongroise, mais le reste de sa communauté cède à une haine absolue, qui culmine dans les flammes d’un cocktail molotov jeté sur l’habitation des ouvriers. Cristian Mungiu atteint ici une pertinence dans son propos qui n’est pas propre à la Roumanie mais qui se vit dans de nombreux pays occidentaux. Vivement dénoncés par le film, certains descendants de migrants exaltent un oppressant sentiment nationaliste en épousant une peur aveugle de l’autre pour se sentir parfaitement intégrés. R.M.N. illustre cette idée en évoquant dans le texte un passé proche, au cours duquel hongrois comme roumains se sont ligués pour chasser la communauté gitane du village. L’ostracisation violente devient tristement universelle et fait écho à des milliers de discours néfastes proclamés partout dans le monde. Néanmoins, les hommes sont également divisés face à une oppressante dictature économique. Refuser les emplois mal rémunérés de la boulangerie est le seul moyen qu’ont les habitants du village d’exprimer une forme de fierté et leur colère se retourne contre ceux qui ont accepté les postes, sans percevoir qu’ils y étaient contraints financièrement. Pourtant, les protagonistes de R.M.N. ont conscience qu’à l’étranger, les roumains sont victimes des mêmes brimades idiotes et de la même prise d’otage financière. Dès la scène d’introduction du film, Cristian Mungiu étale un racisme manifesté envers les roumains en Allemagne, pour mieux souligner ensuite l’ironie de l’ostracisation dont se rend coupable le village.

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La nature humaine invite à une violence tristement banale et chaque institution qui devrait rappeler à un cadre moral transcendant l’instinct animal se rend complice de la haine. La police est notamment pointée du doigt, lorsqu’elle ne mène qu’une enquête partielle sur le jet de cocktail molotov et se contente d’abriter les travailleurs srilankais en attendant leur départ du village. Étrangement, les officiers parlent hongrois et non roumains, montrant ainsi qu’ils se sont rangés du côté des oppresseurs plutôt que de celui de la justice. La religion qui rythme la vie du village n’est jamais porteuse d’une sainte parole d’amour fraternel et chaque office se transforme en effroyable tribune populaire, au cours de laquelle les hommes d’Église sont dépossédés de la parole au profit des habitants pourvoyeurs d’une colère aveugle. Les travailleurs srilankais, bien que catholiques, sont à ce titre chassés des bâtiments saints, marginalisés jusque dans leurs croyances. La science est elle aussi mise en accusation, synthétisée par le médecin du village qui transforme la réalité pour étayer frauduleusement sa rhétorique détestable. Mais plus que n’importe quelle autre institution, les instances politiques sont condamnées pour leur lâcheté face à l’hideuse vindicte généralisée. Les élus abandonnent leur mission de garantie des lois, laissant s’exprimer librement les idées les plus infâmes lors d’une assemblée générale du village qui se métamorphose en théâtre de l’obscurantisme. Dans cette scène centrale du film que Cristian Mungiu filme avec une grande retenue, à travers un sobre plan fixe de plusieurs minutes confrontant le spectateur aux mots les plus abjects, une minorité sanguinaire bruyante prend l’ascendant sur le reste de la population silencieuse. Matthias et Csilla sont symboliquement réunis dans cette séquence, mais alors que le jeune homme ne sait plus s’il doit céder à la colère ou s’il doit suivre la voie de la tolérance tracée par sa petite amie, leurs mains ne cessent de se toucher et de s’abandonner.

La romance conflictuelle entre Matthias et Csilla prend alors toute sa symbolique et les intentions profondes de R.M.N. parfois compliquées à saisir deviennent dès lors limpides. Le film est une tentative de réunion désespérée entre deux Roumanie, l’une précaire et tournée vers le travail manuel, l’autre épanouie et tutoyant la modernité. Cependant, le terrain d’entente nécessaire semble presque impossible à trouver. Les protagonistes voudraient s’aimer, mais l’environnement délétère du village leur rappelle leurs différences évidentes. Matthias s’érige sans cesse face à un péril métaphorique qui menace son mode de vie. Ses relations avec son fils sont quasiment inexistantes mais l’homme viril tient tout de même à inculquer des règles de survie absurdes à son enfant, comme si l’avenir ne pouvait être qu’obscur. Les habitants du village l’accueillent chaleureusement à son retour, mais dès les premiers échanges, ils demandent à Matthias d’abattre un animal pour un banquet. Une mort allégorique talonne sans cesse le héros, accentuée par la récurrence du fusil qu’il tient dans ses mains. À l’inverse, Csilla affronte l’avenir avec optimisme. Le cadre sophistiqué de sa demeure s’oppose à la précarité du village, sa compassion et son intérêt pour les travailleurs srilankais qu’elle materne presque l’honore et elle est le seul personnage du film à parler toutes les langues. Elle apparaît comme la garante d’une ouverture d’esprit louable interdite aux autres personnages. Sa pratique de la musique atteste de cette volonté de faire d’elle une protagoniste vertueuse face à une fatalité injuste. Matthias et Csilla tentent de faire fusionner leur deux identités opposées à travers leurs étreintes sensuelles mais aussi dans l’attrait qu’ils ont l’un pour l’autre. Elle est un moyen de s’élever spirituellement pour lui, il est une façon de renouer avec ses racines pour elle. R.M.N. montre néanmoins que leur idylle ne peut pas trouver sa place dans ces lieux troublés sans une profonde remise en cause des rapports de forces présents dans le village et qui emporte Matthias dans la spirale raciste. Symboliquement, alors qu’ils sont nus sur un lit, les deux amants ne peuvent pas s’avouer qu’ils s’aiment en langue roumaine.

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Csilla, mais surtout Matthias, prennent alors les allures d’incarnation d’une génération qui a perdu de vue ses racines et qui en conséquence directe ne peut pas communiquer avec la jeunesse roumaine. En entretenant la haine des autres, les protagonistes s’interdisent de perpétuer un héritage vertueux. À ce titre, le fils et le père de Matthias sont unis par un ensemble d’éléments scénaristiques qui leur fait partager une même peine. Si les raisons sont différentes, les deux personnages sont enfermés dans un mutisme, comme si leur voix ne trouvait plus leur chemin jusqu’aux oreilles des adultes dans la force de l’âge. Ils sont également conjointement associés à une vision similaire de la mort, exprimée au même endroit. Le fils de Matthias pense avoir aperçu un mort dans la forêt, le grand-père s’y suicide. Jeunesse et troisième âge sont placés sur un même plan de conscience, que Matthias ne peut plus concevoir. L’identité que les villageois pensent préserver par le repli est en définitive sacrifiée par la haine de l’autre. Plutôt que de perpétuer le savoir, ils s’isolent, se condamnant à l’oubli. En se concluant sur l’union de Csilla avec un personnage français, R.M.N. souligne une fois que le partage est la seule solution face au spectre du racisme.

Avec R.M.N., Cristian Mungiu pose un regard froid sur la ruralité roumaine et ses divisions, dans un portrait habile d’une génération en perdition.

R.M.N. sera disponible en Blu-ray et DVD chez Le Pacte, dès le 25 janvier, avec en bonus :
Entretien avec Cristian Mungiu, Marin Grigore et Judith State

Nicolas Marquis

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