Navalny
Navalny affiche

2022

Réalisé par : Daniel Roher

Avec : Alexeï Navalny, Yulia Navalnaya, Dasha Navalnaya

Film vu par nos propres moyens

En août 2020, Alexeï Navalny lutte pour sa survie. Dans un terrible cri d’agonie, le principal opposant au régime de Vladimir Poutine s’écroule dans l’avion qui le ramène vers Moscou de la Sibérie, où il menait une enquête sur la corruption locale. Si l’hôpital qui le prend en charge refuse de confirmer cette théorie, les proches d’Alexeï Navalny redoutent tous l’hypothèse d’un empoisonnement criminel commandité par le Kremlin. En effet, depuis de nombreuses années, le trublion de la scène politique russe est dans le viseur des autorités. Ses nombreuses prises de position contre le pouvoir en place lui ont attiré les foudres du gouvernement, qui perçoit sa popularité comme une menace. Transféré de Russie jusqu’à une clinique allemande après d’innombrables démêlés administratifs, le malade voit ses pires craintes se confirmer. Les médecins retrouvent dans son sang des traces de novichok, une substance neurotoxique militaire. Vladimir Poutine n’a pas simplement tenté de l’assassiner, il a signé son crime de cet agent pathogène régulièrement employé par le FSB, l’agence d’espionnage russe. Néanmoins, Alexeï Navalny survit. Exilé en Europe, il collabore avec les journalistes occidentaux pour confronter le pouvoir de son pays aux preuves de l’odieux complot, avant de revenir sur ses terres.

Navalny, le documentaire de Daniel Roher, est un témoignage filmique de cette enquête réelle digne de certains des scénarios hollywoodiens les plus invraisemblables. Le cinéaste mélange entretiens face caméra avec Alexeï Navalny et ses proches, durant lesquels l’homme politique profite d’une tribune médiatique, et des images prises sur le vif beaucoup plus intéressantes, en immersion dans l’investigation tentaculaire. Entre instantanés du quotidien et révélations inattendues, la vérité explose à la vue de tous.

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Face à la tyrannie d’un système presque autocratique, Navalny souligne sans cesse la nécessité de s’appuyer sur des preuves concrètes pour faire la lumière sur les sinistres événements. La partie du long métrage consacrée au cheminement des reporters apparaît la plus pertinente, témoignant d’un monde où la pratique journalistique a changé. Le Kremlin n’a de cesse de réfuter la parole des hommes sur les plateaux de télévision, dès lors seuls des éléments tangibles peuvent faire vaciller un pouvoir omnipotent. La passionnante bataille pour la vérité au cœur du film ne se livre pas au rythme de rencontres clandestines avec des témoins, mais en remontant les traces informatiques irréfutables laissées par les complotistes. Les ordinateurs deviennent les instruments de la vengeance légitime d’Alexeï Navalny, apte à combattre les mensonges du régime de son pays depuis l’Europe. La démarche du film s’en trouve magnifiée. Navalny est autant le témoignage d’un martyr d’un système répressif qu’une mise en accusation étayée par des éléments concrets d’une des plus grandes puissances au monde. Au grand étonnement du spectateur, obtenir des preuves accablantes de la culpabilité des autorités russes se révèle d’une facilité déconcertante. Le Kremlin semble dépassé par la guerre informatique, et la bêtise des dirigeants militaires s’illustre à l’écran lorsque le choix d’un mot de passe risiblement aisé à pirater est évoqué. Pourtant, la faille ultime dans le système de gouvernance obscure de la Russie est humaine. Le long métrage se déroule sur un tempo effréné, mais Daniel Roher change complètement de rythme au moment où Alexeï Navalny piège l’un des conspirateurs pour obtenir malgré lui ses confessions, imposant de longues minutes d’échanges téléphoniques. Le socle de l’investigation repose sur des éléments indiscutables, mais le coup de semonce final naît de la parole d’un homme, alors que le manipulateur devient le manipulé.

Le système oppressif ivre de pouvoir a voulu effacer toute trace d’Alexeï Navalny, pourtant l’homme politique triomphe en forçant les médias russes à évoquer l’affaire. Il était une personnalité connue de tous avant la tentative d’assassinat, mais jamais les journaux télévisées n’avaient jamais mentionné son nom explicitement, diminuant son importance sur la scène nationale. Les reporters locaux continuent de le dénigrer publiquement, mais le remous que provoque l’empoisonnement, obligeant même les dirigeants européens à prendre publiquement position, a forcé les journalistes à le considérer. Après tant d’années à avoir été muselé, malmené, arrêté arbitrairement, il existe enfin hors de l’anonymat auquel le condamnait les soumis à la parole du Kremlin. Lorsque Vladimir Poutine est confronté à une question concernant le complot au cours d’une de ses annuelles conférences de presse, Alexeï Navalny savoure sa victoire. Il a souffert mille supplices physiques et moraux pour y parvenir, mais il incarne enfin une opposition farouche que nul ne peut ignorer, pas même le président. Navalny oppose alors la froideur du régime russe à une humanisation accrue du héros du documentaire. Alexeï Navalny est un être parfois fragile qui se confronte au contrôle exacerbé d’un gouvernement assurément totalitaire. Le long métrage consacre presque autant d’instants au combat politique qu’aux moments d’apparence anodins qui font du protagoniste du film un père et un époux aimant, bien que transcendé par sa noble mission. La bataille qui prend place devant le spectateur n’est pas qu’idéologique, elle est aussi un affrontement entre l’homme dans son individualité, face à un système collectif néfaste.

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Toutefois, aussi sensible soit Alexeï Navalny dans les moments montrant son intimité, il a parfaitement su occuper les nouveaux espaces de liberté nés des nouvelles technologies pour se métamorphoser en véritable bête politique et médiatique. Conscient que le Kremlin est dépassé par l’émergence d’internet, le protagoniste s’empare des réseaux sociaux pour délivrer sa parole discordante. Internet devient un contre pouvoir à la propagande du pouvoir en place, un terrain qui apparaît étrangement délaissé par le régime de Vladimir Poutine, sur lequel Alexeï Navalny peut communiquer directement avec le peuple. Le succès du protagoniste ne se mesure pas dans les urnes, durement contrôlées, mais au nombre de vues que réalisent ses vidéos sur Youtube. Le documentaire en lui-même est presque un prolongement implicite de cette démarche de transformation de l’homme en personnage public. Dans la lumière, il est impossible à bâillonner et la tentative d’assassinat sournois en devient l’aveu d’impuissance d’un gouvernement désemparé. Les Tik Tok d’Alexeï Navalny sont une manifestation de l’écart de perception qui s’affirme entre certains citoyens et le pouvoir en place. Ses pastilles captent l’attention de millions de russes et la seule critique que peuvent opposer les médias traditionnels ne se base que sur la forme, moquant la reprise en lip dub d’une chanson américaine. Lorsque Yulia Navalnaya, la femme de l’homme politique, s’empare de son téléphone portable pour documenter la réponse autoritaire des forces de l’ordre à ses doléances, le public comprend que la possibilité de tout immortaliser sur vidéo est un moyen de se révolter.

Dans un pays où s’opposer au pouvoir en place est souvent réprimé dans le sang, Navalny propose une collection d’images rares des rassemblements des soutiens à Alexeï Navalny. Imitant l’exemple de l’homme politique et de sa famille, des milliers d’anonymes s’emparent des caméras pour témoigner de la réponse violente des autorités au soulèvement populaire. Rarement la Russie n’aura semblée aussi divisée que dans les visuels, parfois éprouvants, que propose le film. Un partie du peuple réclame sa souveraineté lors des manifestations, scande le nom de leur leader comme une injure adressée au régime de Vladimir Poutine. La victime devient l’apôtre d’une colère jusqu’alors sourde, mais qui explose enfin à l’écran. L’adhésion d’une partie de la nation à la lutte de l’opposant s’exprime dans les scènes d’introduction et de conclusion du documentaire. Dans l’avion qui le ramène en Russie, Alexeï Navalny, approché par presque tous les passagers de l’appareil, est félicité pour son courage et même applaudit.

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Toutefois, si rien ne peut justifier l’horreur de la tentative d’assassinat qu’a subit l’homme politique, ou son incarcération actuelle dans des conditions épouvantables, Navalny s’égare parfois en offrant à son protagoniste une tribune d’expression relativement libre. Il n’est que rarement confronté à son passé trouble et Daniel Roher préfère lui octroyer une stature héroïque presque constante, faisant de lui un martyr. Ainsi, Alexeï Navalny est interrogé sur son effroyable proximité avec des mouvances néo-nazies, mais le documentaire passe trop rapidement sur cet aspect de son parcours, préférant souvent faire de son sujet un parangon de justice vertueux. Le film confronte bien chaque spectateur à son propre compas moral aux vues de la réponse de l’opposant à Vladimir Poutine, qui clame que les extrémistes ont le droit de vote et que les insurgés de toutes les sensibilités politiques doivent s’unir contre l’oppression, mais cette déclaration hautement discutable est évacuée rapidement. Libre au public d’adhérer ou non aux propos problématiques d’Alexeï Navalny, et même si cette intervention sème une forme de confusion légitime, rien ne justifie l’injustice qui continue de frapper l’opposant, actuellement détenu dans les prisons russes. 

Navalny est autant la preuve d’une tentative d’assassinat politique qu’un documentaire sur un homme face à son destin. S’il est parfois regrettable que le film ne creuse pas davantage les démons d’Alexeï Navalny, sa mission est louable.

Nicolas Marquis

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