(The Abominable Dr. Phibes)
1971
Réalisé par: Robert Fuest
Avec: Vincent Price, Joseph Cotten, Hugh Griffith
Film vu par nos propres moyens
Alors que les esprits les plus obtus continuent de reléguer le cinéma d’horreur à la marge, le qualifiant même parfois de genre dévolue à un public adolescent, il est une qualité indéniable qui plane sur ce style à part entière depuis ses balbutiements: celle de porter à l’écran de grandes figures emblématiques, et souvent les acteurs qui les incarnent en conséquence. Il est bien compliqué de détacher de l’image de Dracula ou de la créature de Frankenstein, les faciès iconiques de Bela Lugosi et Boris Karloff.
Visage de l’horreur
Au panthéon des pourvoyeurs de l’angoisse siège également un comédien peut-être moins célèbre chez nous, mais salué à l’étranger: Vincent Price. Interprète émérite ayant éclaboussé de son talent L’homme au masque de cire, ou encore La nuit de tous les mystères, le comédien fut si admiré que Tim Burton lui offrit même un rôle dans son Edward aux mains d’argent, après lui avoir dédié son court-métrage Vincent. Si aujourd’hui il est question dans nos lignes d’une autre œuvre d’épouvante mettant en scène Vincent Price, à travers cette critique de L’Abominable docteur Phibes de Robert Fuest, loin de nous l’idée de ne résumer sa carrière qu’à cela. De très grands cinéastes lui ont accordé leur confiance dans des registres différents, tel Otto Preminger dans Laura dont nous avons déjà parlé, ou de manière plus anecdotique Cecil B. DeMille dans Les 10 commandements. Toutefois, ce qui n’était qu’une brève apparition dans la grande fresque biblique hollywoodienne trouve un étrange écho dans l’œuvre qui nous intéresse ici.
Les plaies de l’Egypte qui ont frappé les pharaons dans l’Ancien Testament sont remises au gout du jour dans L’Abominable docteur Phibes, produit par la célèbre société spécialiste de l’angoisse AIP, puisque ce sont d’elles que s’inspire ce personnage, joué justement par Vincent Price, pour mettre à mort neuf personnes issues du corps médical et ayant pour point commun de n’avoir pas pu sauver la femme de Phibes, à la suite d’un terrible accident qui a laissé cet antihéros dévisagé à jamais. Rats, sauterelles ou bien même la grêle seront donc les instruments de la folie de ce protagoniste torturé par le passé.
Divine rétribution
Ce sens du divin ne s’exprime pas uniquement dans les mises à mort qui parsèment le long métrage, mais se ressent également de manière très poussée dans la mise en scène pure de Robert Fuest. Est-ce un hasard si Phibes est décrit à la fois comme un théologiste et un musicien passionné d’orgue, un instrument fatalement associé aux églises? Le réalisateur du film n’a-t-il pas réfléchi à cette dimension alors que la voix de son personnage ne sort pas de sa bouche mais d’un étrange appareil qui lui donne un effet plein de réverbération? Au plus imagé, les mouvements horizontaux de l’œuvre n’ont ils pas été savamment pensés alors que Phibes s’enfonce dans le sol pour pénétrer dans son antre, comme plongé dans un enfer personnel, tandis que plusieurs élans de sa rétribution frappent ses victimes depuis le dessus, tel le bras vengeur d’un dieu courroucé?
Si on suit cette logique implacable, il convient dans le même temps de s’interroger sur l’étrange acolyte féminine qui accompagne Phibes, jouée par Virginia North. D’un mutisme total d’un bout à l’autre du film, elle semble accompagner son maître dans chaque geste, mais toujours avec une certaine distance. Elle lui est fidèle, obéissante, mais avec un détachement visible à l’écran. Alors que L’Abominable docteur Phibes théorise la colère d’un homme séparé à jamais de sa moitié, y voir le fantôme métaphorique de cette dernière est aisé et terriblement sous entendu. Elle l’accompagne à chacun de ses pas, mais n’est jamais totalement présente, comme désincarnée.
Environnement enc-hanté
Il règne toutefois une dissonance cognitive volontaire dans L’Abominable docteur Phibes. Alors que le déroulé de l’œuvre invite à la peur, Robert Fuest impose des visuels pétillants de couleurs et de magie. Les teintes criardes et bien peu naturelles aguichent l’œil et transportent dans un royaume fait d’illusions d’optique et de mécanismes grotesques très assumés. Alors que le fantôme de l’opéra semble être une autre inspiration majeure du long métrage, on se surprend à y voir des élans graphiques précurseurs qui alimenteront l’imagination de Brian De Palma pour son Phantom of the Paradise. Robert Fuest pose une grammaire claire de l’horreur édulcorée avec un savoir-faire certain.
C’est en mélangeant cette fantaisie à des peurs très primaires que le cocktail proposé par L’Abominable docteur Phibes prend toute sa saveur. Le frisson se révèle sincère devant le bestiaire que propose le film, Robert Fuest impose un dégoût intuitif convoqué par les rats et autres sauterelles. Mais n’y voir qu’un étalage de choses effroyables visuellement serait passer à côté d’éléments essentiels. La peur de la perte d’un enfant, également une des plaies de l’Egypte, est elle aussi profondément viscérale pour des parents. Le cinéaste s’amuse à nous torturer.
Rire et frissons
Le plus grand décalage que crée L’Abominable docteur Phibes reste dans le côté jouissif de sa structure. À la manière d’un Se7en des décennies plus tard, le schéma narratif clair, emprunté à des grands mythes, se révèle à la fois prenant et surprenant. Au-delà de l’angoisse, on s’impatiente de découvrir par quel moyen Phibes torture ses victimes, comment il transpose les plaies de l’Egypte au cœur de l’Angleterre. Il y a une notion de défi perpétuel et le long métrage se vit un peu à la façon d’un livre dont on ne saurait se retenir de tourner les pages pour en savoir la suite le plus vite possible. Robert Fuest est ingénieux dans sa narration, crée des attentes pour mieux prendre le contre-pied et surprendre son audience.
C’est assez étrangement que ce fil continue va être ponctué par des saillies humoristiques très british. L’Abominable docteur Phibes est habité par un second degré perpétuel, principalement amené par l’incompétence notoire des forces de police durant les ¾ du long métrage. Dans les dialogues, mais aussi à travers des installations visuelles, l’œuvre se révèle tout simplement drôle. Robert Fuest prend le parti de ne jamais être totalement sérieux et il en résulte une générosité de chaque instant qui accentue le plaisir du spectateur, certes un peu sadique, mais qui désamorce dans le même temps des situations parfois concrètement horribles. L’abominable docteur Phibes a le sens de la distance nécessaire.
L’Abominable docteur Phibes est disponible chez ESC.
Aussi effrayant qu’amusant, aussi dégoûtant que pétillant, L’Abominable docteur Phibes crée un savoureux mélange et trouve un ton tout à fait unique pour notre plus grand plaisir.