Bandits à Orgosolo
Bandits à Orgosolo affiche

(Banditi a Orgosolo)

1961

Réalisé par: Vittorio De Seta

Avec: Michele Cossu, Peppeddu Cuccu, Vittorina Pisano

Film fourni par Carlotta

En 1958, le cinéaste italien Vittorio De Seta se prend de passion pour un sujet hors du commun: la vie des bergers de Sardaigne. Du quotidien âpre et parfois sans pitié de ces hommes face à la nature, il tire deux courts métrages, Bergers d’Orgosolo et Une journée en Barbagie. Toutefois, le réalisateur est bien loin d’avoir assouvie sa nouvelle obsession, il souhaite aller plus loin dans l’immersion, et disserter plus en profondeur l’objet de sa fascination. Deux ans plus tard, il plonge à nouveau en immersion dans les montagnes italiennes, cette fois pour tourner une œuvre plus conséquente, pour laquelle il fait uniquement appel à des acteurs non professionnels, natifs des environs, dans des rôles similaires à ceux qu’ils sont dans la vraie vie. Bandits à Orgosolo est né. Bien qu’animé d’une envie d’authenticité, le film n’a assurément rien d’un documentaire. Si des scènes méthodiques sur le savoir-faire des insulaires sont légion, une flamme de révolte sociale face aux inégalités de l’époque est constante d’un bout à l’autre du long métrage. Loin des codes de son époque, et d’ailleurs filmé en noir et blanc au moment où la couleur explose au cinéma, Bandits à Orgosolo est rebelle, un véritable conte moral, rappellant dans le ton une oeuvre d’un autre Vittorio, De Sica cette fois, Le Voleur de bicyclette. Le succès critique est bien au rendez-vous pour De Seta, allant jusqu’à glaner le Lion d’Or en 1961, mais son exploitation en salles plus complexe: le redécouvrir au cinéma en version restaurée est donc une opportunité unique que nous offre Carlotta.

Bandits à Orgosolo nous narre le périple de Michele (Michele Cossu), éleveur de brebis de père en fils dans les montagne de Sardaigne, et la précarité dans laquelle il vit. Accompagné de son frère Peppeddu (Peppeddu Cuccu), il arpente les montagnes en quête de pâturage pour un cheptel dont il doit encore rembourser les traites. Un soir, une bande de voleurs de bétail fait un arrêt chez Michele: fuyant les carabinieri que tout le monde redoute, ils se délectent de la viande d’un cochon qu’ils ont dérobé. Lorsque les forces de l’ordre débarquent finalement, le personnage principal du film est confondu avec les malfrats, malgré son innocence, et n’a d’autre choix que de prendre la fuite dans une nature sauvage.

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Une notion de sacrifice forte reste fermement attachée à Bandits à Orgosolo: le porcin mis à mort en début de film n’est que le coup de semonce initial de tout ce que le long métrage démontre par la suite. Dans une pauvreté crasse, Michele est tout aussi martyr des événements. Son âme vagabonde est mise au ban de la société, presque tel un paria que le progrès ignore. La trajectoire de Peppeddu tend également à montrer qu’une partie de la jeunesse est tout aussi crucifiée, alors que ce fils de paysan ne jouit d’aucune forme d’éducation scolaire, bien que le film se déroule dans les années 1960. L’évocation du souvenir d’un père mort durant un labeur similaire ne dépareille pas de ce sinistre tableau. Les personnages principaux de l’œuvre semblent régulièrement ramenés à la condition de bêtes, que les carabinieri traquent comme des chasseurs, presque comme celles qu’il gardent, à ceci prêt que Michele et Peppeddu sont davantage sauvages. Dans plus d’une scène, Vittorio De Seta appuie cette métaphore en montrant un héros qui partage eau et pâturage avec ses brebis, dans une forme de communion.

À l’évidence, c’est Michele qui est en possession du savoir de la nature. Il en connaît tous les secrets et le réalisateur de Bandits à Orgosolo nous le démontre par le dialogue, alors que son héros a parfaitement conscience des itinéraires idéaux pour semer la police, mais également au fil de scènes un brin triviales, montrant le travail des bergers. Le soin apporté à une brebis qui s’est cassée la patte, ou la confection d’un fromage, ne sont pas sans rappeler la méthodologie d’un Robert Bresson, lui aussi dans une forme d’épure et de répétition de tâches fastidieuses. Martin Scorsese parle ainsi d’un “Anthropologue qui s’exprime par la voix d’un poète” pour qualifier le travail de son homologue italien, une image que Pier Paolo Pasolini prend lui aussi à son compte, évoquant un “Poète de la réalité”. Une chose est sûre: la connaissance est belle et bien placée entre les mains des hommes de la campagne, en harmonie avec la nature, et non pas dans celle des forces de l’ordre, qui passé l’introduction du film ne sont presque plus que montrés sur les routes qui griffent la campagne.

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Bandits à Orgosolo prend d’ailleurs le parti de dépeindre les carabinieri sous un jour tout à fait critique. Dans les premières minutes, leur représentation est patibulaire, les visages se font sévères et bestiaux, mais plus que tout, leur logique apparaît immorale. La justice de l’homme n’existe pas dans le film, Michele fuit car il sait pertinemment qu’il n’obtiendrait jamais gain de cause. Lors d’un échange avec un membre de sa famille, puis plus tard avec Peppeddu, le héros du long métrage démontre froidement que la quête du coupable véritable n’est pas le moteur des policiers, tout juste là pour trouver un coupable idéal. Vittorio De Seta les impose comme de clairs antagonistes, garants du désordre camouflé, qu’il n’a plus besoin d’exposer outre mesure à l’écran une fois le quart d’heure initial posé. Les carabinieri sont un couperet, une issue qu’on pense inévitable, une épée de Damoclès constante sur le récit.

Dès lors, la criminalité n’est plus le fruit d’un acte répréhensible, mais bien de circonstances fortuites. Le seul crime de Michele est la solidarité, et le prix qu’il doit en payer est maximal. De ce condamné sans délit revient en tête des effluves du Procès de Kafka, une vision acerbe d’une société devenue si mécanique qu’elle ne considère plus l’humain pour ce qu’il est. Le personnage principal est né coupable: coupable de ses origines, coupable de sa culture, coupable de son tempérament pourtant profondément bon et altruiste. La délinquance est son dernier refuge, et sans lui trouver de raisons excusables, puisque de toute façon il n’a à se faire pardonner de rien, Bandits à Orgosolo montre qu’on ne devient pas mauvais, on y est poussé par un contexte qui nous opprime. Dans sa conclusion, le film accomplit même la prouesse de nous faire prendre en sympathie ce qu’on aurait condamné initialement. Vittorio De Seta réussit le pari de faire bouger nos convictions et de nous inviter par la même à l’autocritique toujours très actuelle.

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Finalement, le seul véritable refuge de Michele reste sa famille. Les scènes de communion avec Peppeddu sont nombreuses, et l’évocation de leur ascendance touchante. Certes le personnage principal du long métrage est exigeant, parfois autoritaire, mais il l’est pour préparer son frère au calvaire qu’il est voué à endurer, lui qui n’est pas bien né. Dans des moments plus épars, Michele gagne également la ville pour dialoguer avec le reste de sa lignée. Vittorio De Seta opte ici pour une mise en scène radicalement différente du reste de Bandits à Orgosolo: d’ordinaire dévolue à faire la part belle à la magnificence de la montagne, il réduit ici l’espace et s’inscrit dans le cadre d’une toute petite pièce, comme si la famille était un cocon préservateur. C’est d’ailleurs par eux que vient la seule main secourable pour Michele, même si elle s’accompagne de la douleur de devoir délaisser la matriarche.

Toutefois, c’est bien aux grands paysages de montagne étourdissant de beauté que Bandits à Orgosolo fait la part belle. Vittorio De Seta est amoureux de la Sardaigne et lui rend grâce, sans pour autant jamais rentrer dans la facilité. Son film épouse la structure d’un road-movie, mais où règne paradoxalement une certaine forme de divine lenteur. La logique de fuite en dehors des sentiers battus permet au cinéaste de crier sa passion de l’île dans ce qu’elle a de plus sauvage et indompté. Comme son héros, il ne fait que peu de concessions à la modernité, il s’éprend follement de chaque falaise, chaque buisson, en même temps qu’il s’attache aux hommes qui les arpentent.

Conte moral de haut vol, ou la culpabilité est bafouée par l’autoritarisme, Bandits à Orgosolo est un magnifique hommage à la Sardaigne, sans jamais devenir une carte postale, que nous livre avec maestria Vittorio De Seta.


Bandits à Orgosolo est disponible en Blu-ray chez Carlotta, dans une très belle version restaurée, avec en bonus :

. Communion (29 mn – HD*) – « Le film est transcendé par son extrême communion avec ceux qui sont là et avec le décor, la nature, le lieu. C’est comme si Vittorio De Seta avait intériorisé toutes les conditions historiques, sociales, politiques pour les transformer en poésie. » Un entretien inédit avec la réalisatrice Dominique Cabrera (Corniche Kennedy).

. Vittorio De Seta : Le Monde Perdu (Couleurs – 117 mn – HD*) – 10 courts-métrages réalisés par Vittorio De Seta entre 1954 et 1959 dans le Sud de l’Italie.
Qu’il s’agisse de paysans, mineurs, pêcheurs ou bergers, Vittorio De Seta s’accorde à saisir le dur labeur des métiers ancestraux avec lyrisme et au rythme des chants populaires.

. Entretien avec Vittorio De Seta (18 mn)Dans cet entretien réalisé en 2008, Vittorio De Seta revient sur la conception de ses films, son travail de montage, de sonorisation et parle de sa vision d’un monde paysan aujourd’hui disparu.

  • Bande annonce

Nicolas Marquis

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