Freud : passions secrètes
Freud : passions secrètes affiche

(Freud : The Secret Passion)

1962

Réalisé par : John Huston

Avec : Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks

Film fourni par Rimini Éditions

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une génération américaine meurtrie par l’Histoire rentre au pays, et peine à trouver sa place dans une société qui se remet doucement en marche. Alors que la reconnaissance octroyée aux estropiés des combats sanglants est déjà difficilement acquise, une grande partie de la population refuse de faire face aux traumatismes psychologiques qui frappent durement de nombreux soldats. Peu de personnes veulent affronter les douleurs invisibles et pourtant profondes des vétérans éprouvés par l’abominable conflit. En 1946, sur commande de l’armée, le réalisateur John Huston et le scénariste Charles Kaufman mettent en lumière le désarroi de ces militaires à jamais ébranlés par l’horreur humaine dans le documentaire Let There Be Light, à une époque où le terme de syndrome post-traumatique est absent des livres de médecine. Jugé contre-productif par les autorités, le film reste tristement dans les limbes de l’oubli pendant presque quarante ans. Néanmoins, John Huston est profondément marqué par l’expérience qu’il a vécu au contact de malades soignés par l’hypnose et la psychanalyse. “J’ai eu la révélation de l’inconscient » déclare le metteur en scène, désormais déterminé à mettre en scène un long métrage centré sur l’un des pères de la psychiatrie : Sigmund Freud.

Malgré l’ambition du réalisateur, le projet reste à l’état de simple idée pendant plus de dix ans. Toutefois, à la fin des années 1950, le réalisateur n’est plus un débutant, et les succès publics du Trésor de la Sierra Madre, Moulin Rouge ou encore Moby Dick font de lui une sommité dans le monde du septième art. Davantage libre de ses choix artistiques, le cinéaste peut à nouveau envisager de concrétiser son envie. Mais un profond dilemme plane sur son œuvre : le metteur en scène souhaite livrer un véritable film d’aventure, alors que la vie de Freud est par nature une odyssée introspective, dans les méandres de sa psyché. Conscient de la folie de ce pari, il fait appel au philosophe Jean-Paul Sartre pour l’élaboration du scénario, jugeant que l’esprit critique de l’écrivain permettra de trouver la distance nécessaire avec la figure centrale du long métrage. Chantre de l’existentialisme, Sartre est en effet réservé quant à la pertinence des travaux de Freud : s’il reconnaît le concept d’inconscient, il estime que la psychanalyse ne peut qu’influencer marginalement les patients. Contre toute attente, le philosophe se passionne à l’excès pour son sujet. En faisant de la recherche du père le moteur de son adaptation, notamment en entourant Freud d’incarnations de l’autorité masculine, Jean-Paul Sartre livre un scénario de plus de cinq-cent pages, représentant près de cinq heures de film. Tourner l’œuvre en l’état est impossible pour John Huston, qui exige un travail de réduction drastique de la part du français. Fidèle à sa réputation d’artiste impertinent, Jean-Paul Sartre ne fait pas que refuser la demande du réalisateur, il lui envoie également un tout nouveau script, encore plus conséquent. Pour sortir le projet de l’impasse, le cinéaste débarque l’écrivain, et effectue de larges coupes dans son travail. Il fait par ailleurs appel à Charles Kaufman, son complice de Let There Be Light, pour écrire de nouveaux passages et donner une tournure plus mystérieuse à l’ensemble. Ce qui devient enfin à l’écran Freud : passions secrètes en 1962 est donc un film fascinant, à deux visages, héritage des obsessions de Jean-Paul Sartre, et produit des modifications significatives de son réalisateur. 

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Le long métrage s’attarde sur les jeunes années de Sigmund Freud, joué par Montgomery Clift, médecin débutant dans l’Autriche du XIXème siècle, passionné par l’étude des troubles psychiques engendrant des manifestations physiques. Alors que ses pairs remettent en cause l’existence de l’inconscient, Freud l’explore au fil de ses entrevues avec ses patients, et de ses travaux communs avec Joseph Breuer, incarné par Larry Parks. Parmi les malades dont il a la charge, Cecily Koertner, qu’interprète Susannah York, capte tout particulièrement son attention. En levant le voile sur les racines des maux de la jeune fille, Freud pose les bases de la psychanalyse moderne et du concept de subconscient, tout en sondant dangereusement sa propre psyché.

En offrant la trajectoire d’un des pères fondateurs de la psychanalyse, Freud : passions secrètes esquisse également les contours de sa pratique. Alors que le médecin français Charcot, montré dans le film, fait un étalage indécent de ses patients, exposant leur intimité à la vue de tous dans des mises en scène visant à épater ses confrères, Freud adopte un rôle davantage passif face aux malades. Témoin souvent taiseux, confesseur discret, il invite par la parole à prolonger certaines idées initiées par les souffrants. Le long métrage s’attache autant au portrait de son protagoniste, qu’à la mise en lumière d’une vérité plus générale sur l’être humain. Les découvertes de Freud ne sont pas des inventions, elles sont des révélations sur la part indicible de l’homme. John Huston choisit à ce titre de placer le plus souvent possible le patient au premier plan de l’image pour lui offrir de l’importance, alors que Montgomery Clift reste en recul, dans l’écoute muette de leurs tourments. La logique du long métrage réclame néanmoins que le protagoniste confie au spectateur ses erreurs et tâtonnements, par souci d’identification. Freud : passions secrètes inverse alors habilement les rôles : le psychanalyste devient le malade, allongé sur le divan, et son épouse ou Breuer prennent la place du confident, en retrait. 

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Le long métrage fait par ailleurs état d’une extrême porosité entre les consultations de Freud et sa vie personnelle. Dans une lettre destinée à Breuer, et extraite d’une citation du véritable psychanalyste, le protagoniste avoue avoir besoin d’une passion pour vivre, et qu’il a trouvé la sienne dans l’étude de l’inconscient. Néanmoins, son implication totale au travail de toute une vie nécessite une forme de lien étroit avec ses patients, qui bien que n’étant jamais charnel de sa part, contamine la sphère privée. Rapidement, malade et épouse se confondent à l’image, mais sont symétriques dans leur rôle de confessée et de dépositaire de la parole. Découvrir l’autre c’est se découvrir soi même, et à mesure que le mystère se lève autour des tourments de Cecily, celui qui étreint Freud s’épaissit. Le protagoniste n’en reste pas moins déterminé à mener sa mission à bien : devant les minauderies aguicheuses de la patiente au centre du récit, Breuer recule, tandis que Sigmund plonge dans l’inconnu. Au-delà d’une interprétation prosaïque du rôle parfois lubrique de Cecily, elle synthétise en réalité une multitude de malades qu’a connu le véritable médecin. Sa séduction clairement exprimée lui confère alors la fonction de muse de l’énigme psychanalytique, que Freud affronte, glaive du savoir en main. Si John Huston espérait faire de Freud : passions secrètes un film d’aventure introspectif, il relève brillamment son défi dans l’héroïsme et la bravoure adjoints à son personnage principal. Le jeu de Montgomery Clift est essentiel dans l’appréciation du long métrage : son regard profond est tantôt empreint de douceur et d’innocence, tantôt prompt à percer les secrets de l’âme.

Si la psychanalyse est un nouveau continent, le domaine des rêves en est la tête de pont. Reprenant l’image de l’explorateur à son compte dans une scène onirique, Freud : passions secrètes transforme son personnage principal en aventurier solidement encordé, qui se glisse dans une grotte ténébreuse. Adoptant la grammaire des songes, John Huston mélange mysticisme, éléments de la vie réelle, et symboliques nébuleuses. Freud est mené par l’un de ses patients jusqu’à sa propre mère vêtue en divinité moyen-orientale. L’inconscient de Sigmund évolue en parallèle de sa quête médicale : ses malades le conduisent à une vérité plus pure, ancrée dans des temps immémoriaux, et associée à une fascination pour la figure maternelle. Les premières pierres de la théorie freudienne du syndrome d’Œdipe sont posées par le prisme du rêve, avant même que le psychiatre n’en ait l’intuition. L’inconscient transcende les limites de la pensée réflective. Par ailleurs, Freud se distingue de ses pairs en se livrant à l’interprétation des songes de ses malades, pensant à juste titre y déceler une part de véracité enfouie. Les rêves de Cecily sont aussi ouvertement montrés que ceux de Sigmund, accentuant à nouveau l’idée que les deux personnages sont liés par une relation de connivence unique. De plus, certains symboles employés se rejoignent, alors que la jeune fille aperçoit également une figure mythologique, ainsi qu’une évocation de son père.

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Freud devient dès lors le découvreur des contrées reculées de l’âme, un cartographe de l’inconscient et de l’invisible. Lors de l’introduction du film, John Huston assimile intelligemment le médecin autrichien à ses prédécesseurs Nicolas Copernic et Charles Darwin : tous trois n’ont fait que mettre à jour une vérité scientifique jusqu’ici ignorée, tous trois ont subi les moqueries de leurs pairs pour leurs idées nouvelles. Freud est seul dans son périple, face à l’adversité et aux conventions, progressivement abandonné par toutes les figures tutélaires qui l’accompagnent. De son premier mentor, neurologue convaincu qu’il n’existe pas d’inconscient, à Breuer, terrifié devant les découvertes de son ami, les précepteurs désavouent le génie de Sigmund par pur obscurantisme. Sphères professionnelle et familiale se rejoignent dans la dramaturgie de l’oeuvre :  reliquat du scénario de Jean-Paul Sartre, le décès tragique du père du héros accompagne cette cassure entre le consensus médical et le protagoniste, comme si le paternalisme du XIXème siècle se désolidarisait du pionnier de la psychanalyse. Alors que Freud énonce les premiers principes du complexe d’Œdipe, il est malicieusement invité à pourfendre l’autorité, en écho avec sa théorie. Freud : passions secrètes prend par ailleurs parti pour son protagoniste : tandis que dans les premières minutes du film, Sigmund fait face à un amphithéâtre rempli de médecins, John Huston choisit de filmer l’intervention de son héros depuis les tribunes, d’un point de vue extérieur. Au terme du film, le cinéaste réitère pareille mise en scène, positionnant cette fois sa caméra au plus proche de Montgomery Clift. Le public n’est plus passif, il a vécu l’odyssée spirituelle de Freud, il ne peut qu’adhérer à son propos.

Pourtant, il est d’ordinaire bien difficile pour le grand public d’admettre le concept de complexe d’Œdipe. Évoquer un désir sexuel latent présent dès l’enfance polarise profondément les opinions, et s’y confronter est source de malaise. Pour permettre au spectateur d’en comprendre les mécanismes, Freud : passions secrètes épouse la grammaire du film d’enquête. Dans les longues marches solitaires de Freud, le questionnement personnel retranscrit par l’intermédiaire d’une voix-off assimile le psychanalyste à un détective de l’âme. Chaque indice qui éclaircit une part d’ombre du récit révèle un mystère plus grand, que seule la déduction logique et scientifique peut percer à jour. Les théories de Freud sont admises car elles suivent un cheminement cohérent, prouvé par l’expérience médicale. Même si le médecin se trompe parfois, faisant étonnement du film un récit propice aux rebondissements, il poursuit une route de la vérité toute tracée, que le public ne peut que reconnaître comme juste.

Freud : passions secrètes réussi le pari fou de faire d’une odyssée introspective un périple aventureux. John Huston fait de Freud un enquêteur de l’âme humaine.

Freud : passions secrètes est disponible en Blu-ray et DVD chez Rimini Éditions, avec en bonus : 

  • Masterclass de John Huston enregistrée le 15 mars 1981 au National Film Theatre / British Film Institute
  • Freud, les yeux grands ouverts, analyse de Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative à la Cinémathèque Française
  • Freud, le film oublié et Secrets d’adaptation, deux interviews de Marie-Laure Susini, psychanalyste et écrivaine
  • Livre de 80 pages, Histoire d’un film sous influence(s) de Marc Godin, critique et historien du cinéma

Nicolas Marquis

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